B.1- Les constats du départ

Le problème qui se pose ici est celui de l’analyse, c’est-à-dire de la mise en relation des faits observés, les connaissances théoriques convoquées, les acteurs impliqués et les stratégies conçues.

Parmi les faits constatés il y a : la fatigue, les insomnies, des poussées de fièvre (inexpliquées) et l’amaigrissement. Le contexte et l’ordre d’agencement de ces éléments permettent de comprendre pourquoi certaines théories explicatives autant que certaines connaissances empiriques sont convoquées dans la formulation de certaines hypothèses. Par rapport à l’analyse de Bruno LATOUR (1995), nous nous situons à ce niveau dans le domaine de la sociologie des savants. Dans le premier cas, si l’on considère que la fièvre est l’élément de base, nous allons suivre le mécanisme de construction selon certaines connaissances établies dans le domaine des sciences médicales. Il est généralement admis dans ces sciences que dans un cas de fièvre, la fatigue et les insomnies sont explicables. Dans ce cas, la fatigue et les insomnies ne devraient pas susciter des inquiétudes particulières. En inscrivant ce complexe (fièvre, insomnie et fatigue) dans le temps l’amaigrissement devient lui aussi logique. Le problème dès lors reviendrait à découvrir la cause de la fièvre, parce que, d’après les connaissances disponibles, la fièvre, dans la majeure partie des cas, est la conséquence et non la cause d’une maladie. Le contexte ici va jouer un rôle déterminant. En effet, ces constats sont faits au Etats-Unis (Los Angeles), pays ou les sciences médicales s’appuient davantage sur les examens de laboratoires (acteurs non humains pour parler comme Bruno LATOUR) que sur l’auscultation. C’est ainsi que l’action est orientée non pas vers les soins, mais vers les examens de laboratoires.

Si nous déplaçons le contexte et que ces constats soient transposés en Afrique, les connaissances disponibles dans les sciences médicales auraient, orienté les hypothèses vers le paludisme. En effet, la fièvre, la fatigue, les insomnies apparaissent comme des symptômes majeurs du paludisme. Dans ce contexte un thérapeute prescrirait bien un traitement, même sans un examen de laboratoire préalable ; c’est d’ailleurs ainsi qu’opèrent les soignants des centres de santé ruraux au Cameroun.

Il apparaît à l’analyse des deux cas précédents que l’ordre dans lequel on associe les éléments constatés, et les connaissances disponibles déterminent les hypothèses formulées. Il importe de relever ici que la recherche est soutenue par une hypothèse. Si on cherche, c’est qu’on a postulé au départ qu’il y a quelque chose à trouver. Le discours médical, avons-nous dit, se développe à l’hôpital qui est à la fois un espace d’entrepôt de la maladie et un espace de formulation des hypothèses. Par la suite, le discours médial se poursuit au laboratoire qui est un espace sentenciel qui sanctionne les hypothèses médicales. Le discours tenu, aussi bien à l’hôpital qu’au laboratoire, suit le regard médical qui, lui-même, est déterminé par les principes des sciences positivistes. Or, dans les sciences positivistes, lorsqu’une hypothèse n’est pas validée, il faut en reformuler une autre.

L’article intitulé le sida, oui mais… (op.cit) dit :

‘« On le dirige vers un hôpital universitaire pour des examens plus poussés. Là on annonce au malade complètement paniqué qu’il lui manque la quasi-totalité des lymphocytes T4 dont le rôle est de coordonner les combats contre les microbes »’

La découverte ici se situe, non plus dans le champ des micro-organismes pathogènes, mais vers les défenses immunitaires. A ce stade, il n’apparaît aucune option thérapeutique aucun agent pathogène n’ayant été identifié. La conséquence est logique, conformément au discours scientifique : sans médicaments, la maladie ne peut qu’évoluer surtout que les défenses immunitaires sont « quasi absentes ». Le texte continue dans ce sens :

‘« Quelques semaines plus tard, il développe des difficultés respiratoires. On identifie une pneumonie grave ».’

Les cas de fièvre, de fatigue d’insomnie et d’amaigrissement constituent le principal fil d’Ariane qui conduit le raisonnement du docteur GOTTLIEB. Le contexte, l’action des acteurs non humains (les laboratoires) et les allants de soi du domaine des sciences médicales s’agrègent ici pour orienter l’action de la recherche scientifique ainsi déclenchée. Le rôle du laboratoire dans cette combinaison est déterminant. Grégoire MALLARD à cet effet dira :

‘« Plus l’énoncé s’intègre dans une chaîne d’argument qui mobilise des ressources ancrées dans des énoncés de la connaissance tacite, puis dans des diagrammes produits par des machines construites en laboratoire, plus l’action de conviction est efficace » (2003, 3). ’

A ce niveau d’analyse, les éléments mis ensemble ne suffisent pas pour comprendre comment sont formulées les hypothèses qui suggèrent une nouvelle maladie. Cette impasse nous pousse à prendre en considération le rôle des acteurs.

Un autre article, trouvé dans Cameroon tribune évoque entre autres causes du sida : « la perturbation due au rapport anal ». Même s’il n’est pas aisé de vérifier la véracité de cette nouvelle assertion, le contexte de son apparition et son rapprochement avec l’homosexualité, permettent de comprendre la logique qui s’en dégage. C’est dans ce sens que Jürgen HABERMAS dit :

‘« Le phénoménologue ne prend pas simplement pour fil directeur des actions qui poursuivent un objectif ou résolvent des problèmes. En particulier, il ne part pas simplement de la présupposition ontologique d’un monde objectif. Au contraire, il problématise ce monde en s’enquérant des conditions dans lesquelles se constitue l’unité d’un monde objectif pour ceux qui appartiennent à une communauté de communication » (1987, 29).’

Les intervenants dans ce récit sont : le malade, le personnel médical et le personnel de laboratoire. C’est le personnel médical et celui des laboratoires qui formulent des discours sur le malade. A ce point, on peut relever qu’un malade est avant tout un humain pluridimensionnel. Il est homme ou femme ; il est travailleur ou sans emploi ; il est jeune ou vieux, de race blanche, noire, jaune ou rouge ; marié, célibataire ou veuf ; homosexuel ou hétérosexuel ; toxicomane ou non ; grand ou petit ; obèse ou svelte, etc. Certaines de ces variables sont considérées par le regard médical comme ayant une influence sur la santé. Il est par exemple admis par les sciences médicales que les hommes de race noire sont plus exposés à la drépanocytose que ceux des autres races. Dans le même sens, le cancer de la peau est supposé toucher beaucoup plus les hommes de race blanche que ceux de la race noire. De même, le discours médical présente l’obésité comme un état propice aux maladies cardiovasculaires ou au diabète.

Dans le cas du récit précédent, le malade atteint des symptômes évoqués, est identifié comme homosexuel. Les symptômes observés ne portent pas sur le sexe, pourtant c’est l’activité sexuelle du malade qui est mise en exergue. L’orientation de la recherche vers les maladies sexuellement transmissibles n’est pas en rupture avec les connaissances établies dans les sciences médicales. En effet, bien des maladies sexuellement transmissibles se manifestent par des fièvres, et les autres symptômes évoqués ici, sur l’ensemble de l’organisme. Il semble par ailleurs que l’hypothèse d’une maladie transmissible par le sexe tient à la considération accordée à l’homosexualité. Dans le document Internet précédent et dans le sous-titre Comportement à risque on peut lire entre autres causes présumées du sida : « - la malnutrition (causée chez les homosexuels par un mauvais fonctionnement intestinal) causée par les drogues, la pauvreté, l’anorexie mentale ». L’allusion faite au mauvais fonctionnement intestinal s’explique par le fait qu’il est admis que le rapport sexuel anal, courant dans les pratiques homosexuelles, perturbe le fonctionnement du colon. Cette explication scientifique se double d’un jugement moral sur l’homosexualité. Dans le cadre moral, l’homosexualité est considérée aux Etats-Unis au moment où apparaît le sida, comme une pratique contre nature c’est-à-dire contre l’ordre divin. A ce titre, elle est susceptible de provoquer des dysfonctionnements organiques chez ceux qui la pratiquent. Le regard religieux évoquera la colère divine du fait du non respect des lois de la nature. Dieu ayant déjà usé des maladies pour punir les hommes, comme l’atteste le récit de l’Exode du chapitre 8 à 12, l’on comprend pourquoi il est admis que cette colère de Dieu peut se manifester sous forme de maladie. Malgré les multiples actions visant son acceptation, l’homosexualité reste mal tolérée dans de nombreux pays y compris aux Etats-Unis où émerge le sida. Il y a ici coïncidence entre la perception scientifique et les croyances religieuses.

La stigmatisation qui pèse sur l’homosexualité semble être à la base du rapprochement entre les symptômes de ce qui apparaît comme une maladie inconnue et cette pratique sexuelle. Ce rapprochement se fait au détriment de certains critères explicatifs plus attendus tels que l’environnement physique et social, le régime alimentaire, les activités professionnelles.

A ce niveau apparaît le brouillage que perçoit Michel FOUCAULT entre le médecin et le malade :

‘« Dans l’espace rationnel de la maladie, médecins et malades ne sont pas impliqués de plein droit ; ils sont tolérés comme autant de brouillages difficiles à éviter : le rôle paradoxal de la médecine consiste surtout à les neutraliser, à maintenir entre eux le maximum de distance pour que la configuration idéale de la maladie, dans le vide qui se creuse de l’un à l’autre, devienne forme concrète, libre, totalisée enfin en un tableau immobile, simultané, sans épaisseur ni secret où la reconnaissance s’ouvre d’elle-même sur l’ordre des essences » (1963, 7).’

Les valeurs morales attachées à l’homosexualité apparaissent ici comme un aspect de brouillage que les médecins mettent sur la maladie qui, dès lors, ne peut plus s’analyser hors de ce cadre moral. La suite des propositions sera orientée vers la piste de la maladie sexuellement transmissible. Le récit poursuit :

‘« Le médecin de l’hôpital universitaire, le docteur Michel GOTTLIEB, intrigué par ce cas compliqué et obnubilé par ces symptômes se met en chasse et découvre deux autres cas similaires. Deux autres homosexuels atteints au départ des mêmes symptômes ». ’

Il se constitue dès ce moment une double typologie des caractéristiques de la nouvelle maladie : symptômes (fièvre, fatigue, insomnies, amaigrissement difficultés respiratoires, toux) d’une part, et pratiques sexuelles des malades (homosexuels) d’autre part ; c’est l’apparition du premier stéréotype : la maladie des homosexuels. A ce stade, il ne s’agit encore que d’une maladie sexuellement transmissible non encore répertoriée. Mais par la suite, les trois malades vont périr les uns après les autres, sans que les médecins puissent les sauver. Ce bilan va conférer à cette maladie un aspect incurable et fatal. Trois caractéristiques permettent désormais d’identifier la nouvelle maladie : les symptômes, l’activité sexuelle et son aspect incurable et fatal. A la curiosité suscitée par les symptômes et la non identification de l’agent pathogène, s’ajoute désormais l’aspect incurable et fatal.

Dans ce cheminement logique, un acteur semble déterminant : le docteur Michael GOTTLIEB de l’hôpital universitaire de Los Angeles. C’est à lui, jusqu’à ce stade, qu’on soumet ces cas atypiques ; c’est lui qui vit les émotions de panique face à l’apparent caractère incurable de la « nouvelle  maladie». C’est encore lui qui procède à la structuration discursive de la maladie en regroupant : symptômes, pratiques sexuelles des malades et les décès de ces derniers. Il isole par là, des éléments tels que l’environnement des malades, leur régime alimentaire, qui auraient pu produire du sens en d’autres circonstances. Michel FOUCAULT à cet effet dit :

‘« Razoux établissait chaque jour des observations météorologiques et climatiques qu’il confrontait, d’une part avec une analyse nosologique des maladies observées, et d’autre part, avec l’évolution, des crises, l’issue des maladies. Un système de coïncidence apparaissait alors, indiquant une trame causale, et suggérant aussi entre les maladies des parentés ou des enchaînements nouveaux » (1963, 29).’

Il apparaît ici un lien entre la maladie et les conditions naturelles dans lesquelles, vit le malade. En effet, pour le regard médical, la maladie est due à l’action des agents pathogènes naturels. Si donc ceux-ci sont naturels et extérieurs au corps du malade, ils ne peuvent provenir que de l’environnement physique du malade.

Par ailleurs, le discours médical reconnaît, à travers des symptômes similaires, différentes maladies. En effet, plusieurs maladies différentes dans leur essence et dans leur épidémiologie se manifestent par la fièvre, la fatigue, les insomnies et l’amaigrissement. Michel FOUCAULT dans ce sens dit :

‘« Est historique, la connaissance qui circonscrit la pleurésie par ses quatre phénomènes ; fièvre, difficulté de respirer, toux, douleur de côté » (1963, 3). ’

Il s’agit, à l’exception de la douleur de côté, des mêmes symptômes que ceux qui ont été constatés chez les trois malades de Los Angeles. A l’inverse Michel FOUCAULT précises qu’une même affection peut avoir différents symptômes et se manifester sur différents organes du corps humain :

‘« Pour la médecine, classificatrice, l’atteinte d’un organe n’est jamais absolument nécessaire pour définir une maladie : celle-ci peut aller d’un point de localisation à l’autre, gagner d’autres surfaces corporelles, tout en restant identique de nature. L’espace du corps et l’espace de la maladie ont latitude de glisser l’un par rapport à l’autre. Une seule et même affection spasmodique peut se déplacer du bas-ventre où elle provoquera des dyspepsies, des engorgements viscéraux, des interruptions du flux menstruel ou hémorroïdal, vers la poitrine avec étouffements, palpitations, sensation de boule dans la gorge, quintes de toux, et finalement gagner la tête en provoquant des convulsions épileptiques, des syncopes ou des sommeils comateux ». (1963, 8-9).’

Malgré cette difficulté à identifier certaines maladies à partir des symptômes, ces derniers ne manqueront pas cependant de constituer le critère essentiel pour identifier ce qui apparaît désormais comme une nouvelle maladie. Au début, on parlera de cancer gay, le terme gay signifiant homosexuel en anglais. Plus tard, on parlera de déficience immunitaire des homosexuels (gay related immune deficiency). Dans un cas comme dans l’autre l’imprécision reste perceptible. La déficience immunitaire autant que les symptômes peuvent résulter d’une variété de causes et se manifester différemment à partir d’une même cause. En effet, la déficience immunitaire peut être due à un agent pathogène précis ou à une carence mais parce qu’elle laisse le corps sans défenses, différentes maladies peuvent dès lors survenir et laisser apparaître leur symptômes. En définitive, les symptômes (syndrome) et la déficience immunitaire qui apparaissent comme les concepts-clés pour la définition du sida. La suite de la recherche en dépendra.