C.1- Les acteurs institutionnels

L’analyse des documents de notre corpus fait intervenir deux types de stratégies institutionnelles : les stratégies apparentes et les stratégies voilées.

C.1.1- Les stratégies apparentes

L’institution à la base de notre analyse est l’hôpital d’accueil du premier patient. Cette formation sanitaire reste non identifiée par nos sources. Face à la non explication de la maladie du jeune homme, le personnel soignant de cet hôpital pouvait soumettre le patient à un traitement à tâtons, sur la base des symptômes identifiés. La stratégie adoptée à ce niveau est de mieux appréhender le mal afin d’y opposer le traitement le plus efficace. Nous avons vu précédemment que ce choix s’explique par l’importance acquise par le laboratoire dans les sciences médicales. Ce choix stratégique va déterminer la suite du processus puisque l’hôpital universitaire qui va accueillir le patient a déjà pour mission d’élucider le problème. Deux objectifs se profilent désormais : la guérison du malade et la compréhension de son affection.

L’hôpital universitaire de Los Angeles apparaît comme l’institution déterminante dans l’élaboration de la stratégie d’émergence du sida. En effet, la découverte de la déficience immunitaire du patient, suscite à la fois des hypothèses causales et thérapeutiques. L’orientation de la recherche vers les causes de la déficience immunitaire n’est pas le fruit du hasard, comme nous l’avons relevé plus haut, la vocation de l’université (y compris l’hôpital universitaire) étant la recherche, des explications à certains phénomènes. L’on comprend la grande préoccupation du docteur Michael GOTTLIEB pour les causes de cette déficience immunitaire.

Un cas isolé ne pouvant fournir des informations suffisantes, le docteur GOTTLIEB va se mettre à la recherche des cas similaires. Il apparaît ici une volonté certaine de bâtir un problème social, et par là une préoccupation scientifique. La découverte des deux autres cas va conforter le chercheur dans sa logique (stratégique). La recherche des causes (à quoi est due la déficience immunitaire ?), de l’effet de masse (le mal touche un grand nombre) permettent d’orienter déjà le problème vers la définition de l’épidémie. Il faut relever ici une sorte de déterminisme de la démarche scientifique. En effet, il est admis dans les sciences médicales que les épidémies se définissent dans le temps et dans l’espace. Parce que cette maladie semble inconnue, elle laisse penser qu’elle est d’apparition récente et donc susceptible d’être une épidémie. Cette hypothèse explique la recherche des cas similaires puisque les épidémies se définissent aussi par le grand nombre de personnes atteintes.

A ce stade d’analyse, il apparaît que la stratégie consciente du docteur GOTTLIEB est de construire un problème de recherche. Il atteint cet objectif avec la découverte des deux autres cas. Son inscription dans la démarche scientifique l’oblige désormais à formuler de nouvelles hypothèses. C’est ainsi donc qu’il va postuler, compte tenu des pratiques sexuelles anormales des trois patients qu’il devrait s’agir d’une maladie infectieuse transmise par le sexe. La décision du Centre mondial de surveillance épidémiologique de reconnaître que le problème est grave, revêt une double signification : elle traduit la reconnaissance du problème et la validation l’hypothèse. Dans ce cas elle ouvre la voie à d’autres chercheurs pour la découverte du virus responsable de la déficience immunitaire. Les médecins du monde sont saisis pour faire face à ce qui n’est plus une hypothèse mais une affection constituée. Au plan stratégique, le postulat du départ est validé et admis comme « vrai » donc accède à l’orthodoxie.