C.1.2- Les stratégies voilées

Aborder un non dit, s’apparente à un procès d’intention. Nous allons nous y hasarder mais en restant non pas sur les acteurs eux-mêmes, mais sur ce qui est dit sur eux, nous appuyant, non pas sur la véracité des faits rapportés, mais plutôt sur ce qui est dit. Ce postulat se justifie parce que dans le prisme du constructivisme dans lequel nous nous sommes inscrits, les controverses participent de la construction de la réalité, dans la mesure ou elles permettent, grâce aux principes de validation, de rejet ou de modification, à la sélection des arguments. Ce qui nous importe en conséquence, ce n’est pas exclusivement ce qui est dit, mais aussi les non dits et les allusions.

En affirmant :

‘« Gallo découvre le sida pour justifier les budgets fédéraux considérables »’

Etienne De HARVEN (op.cit.), laisse apparaître que derrière la découverte se trouve une stratégie de camouflage d’un problème financier situé ailleurs que dans le sillage des malades de Los Angeles. L’article insinue :

‘« … il était clair pour tous les observateurs que GALLO et ses associés allaient se consacrer à corps perdu au nouveau syndrome qui leur apparaissait comme une occasion, inespérée pour tenter de justifier les budgets fédéraux considérables qu’ils avaient consacré à l’étude des rétrovirus pendant les dix dernières années. Car, il faut se rappeler que, en 1980, la communauté scientifique s’impatientait de plus en plus devant le manque complet de résultats de la guerre contre le cancer basée sur la chasse aux rétrovirus ». ’

Ce texte laisse apparaître que la découverte du sida s’est retrouvée au cœur d’une diversité d’intérêts. Cette collision des intérêts aurait favorisé l’accès à l’orthodoxie. A défaut de fonctionner sur des bases scientifiques, ce texte ouvre la voie au lien établi entre le sida et le financement, lien qui constitue une ouverture vers les rumeurs repérées dans les discours sur le sida au Cameroun.

Au plan de la recherche, Michael GOTTLIEB émet l’hypothèse d’une maladie infectieuse transmissible par le sexe. Les examens directs n’ayant révélé aucun agent microbien responsable de cette affection, le chercheur formule une sous hypothèse : « il s’agit d’une maladie virale non encore répertoriée ». Cette sous-hypothèse va orienter la recherche vers les virus. La recherche du virus responsable du sida selon Etienne De HARVEN offre à GALLO l’occasion de découvrir parmi les rétrovirus qu’il « manipule » déjà depuis de longues dates, un responsable du sida. Une telle affirmation laisse penser qu’il y a eu une orchestration de la construction du sida. Une fois de plus, nous percevons une argumentation non scientifique convoquée par des chercheurs pour contredire une démarche scientifique. Cet usage récurrent des arguments non scientifiques par les hommes de science dans les premières années de l’apparition du sida, va constituer la base du brouillage perçu dans la communication sur le sida au Cameroun.

En tant que chercheur, Robert GALLO jouit d’une notoriété implicitement reconnue par ses adversaires. La crédibilité de sa « découverte » va se renforcer avec celle de Luc MONTAGNIER. En effet, malgré la polémique soulevée au sujet de la paternité de la découverte du virus, il apparaît que ce virus est bien le responsable du syndrome observé par Michael GOTTLIEB. La compétence reconnue aux chercheurs impliqués dans ces étapes apparaît comme l’aspect stratégique le plus déterminant pour l’accès du discours sur le sida à l’orthodoxie. Il importe de relever que jusqu’à ce stade, ce discours est encore monolithique, les contestations relevées ci-dessus n’ayant intervenu qu’à postériori.

L’inscription du sida dans le registre des maladies sexuellement transmissibles a suscité d’autres enjeux qui impliquaient chacun, le même dualisme entre orthodoxie et hétérodoxie. Il en est ainsi de l’usage des préservatifs. Jadis confinée à l’hétérodoxie au plan religieux, l’action de santé publique a ramené le port du préservatif à l’orthodoxie, au point que des Eglises chrétiennes se sont réduites à une timide condamnation. L’article de Cameroon Tribune intitulé Le boom mondial des préservatifs (op.cit.) révèle que la peur du sida a fait vendre un milliard de préservatifs aux Etats-Unis en 1985. Ce chiffre indique l’importance économique associée à la lutte contre le sida. Les industries de production des préservatifs se retrouvent ainsi associées à l’hypothèse de la maladie infectieuse transmissible par le sexe. Il en est de même des industries de fabrication des seringues et autres outils tranchants tels que les rasoirs qui, du fait de la transmission par le sang, sont désormais à usage unique. Ces industries sont amenées à soutenir la validation (par intérêt) du discours ainsi construit. Plus tard, avec la découverte du virus responsable de l’affection, l’industrie de production des tests de dépistage vient s’ajouter au nombre des acteurs intéressés par l’hypothèse du docteur Michael GOTTLIEB.

Chacun de ces acteurs aussi bien les codécouvreurs du virus (GALLO et MONTAGNIER) que les industries de production des préservatifs, de seringues ou des réactifs n’agit pas directement dans la formation du discours sur le sida. Leurs discours sont périphériques mais concourent à la crédibilisation de l’hypothèse du docteur Michael GOTTLIEB. Entre autres dissidents, l’académicien américain Peter DUESBERG avance que l’imbrication entre théories, thérapies prescrites et financement aboutit à la violation de l’éthique scientifique. C’est dans ce sens que le docteur Harvey BIALY, éditeur scientifique du journal intitulé Biotechnology écrit dans le bulletin Rethinking Aids 7 :

‘« La plupart des médias ainsi que la majorité des scientifiques impliqués dans la recherche biomédicale ont souvent souscrit sans discrimination à l’hypothèse selon laquelle un virus appelé HIV est la cause du syndrome appelé SIDA. Cette hypothèse sert de tout à tout le monde. Elle viole tout ce que nous savions jusqu’ici concernant les maladies infectieuses, autorisant de la sorte n’importe quelle thérapie, n’importe quelle recherche, de manière à produire du fric pour la recherche ». ’

Tout comme Etienne De HARVEN, Peter DUESBERG ne démontre pas la violation de la démarche scientifique, il l’a proclame. Il s’agit ici, de la description d’un engrenage dont la finalité n’est pas la découverte scientifique mais d’une polémique tournée vers la production de l’argent.

La stratégie, à ce stade est comme nous l’avons souligné, non consciente. Il s’agit d’une collision d’intérêts et de principes divergents. Les acteurs scientifiques recherchent les lois cachées du phénomène observé ; les acteurs industriels recherchent l’écoulement commercial de leurs produits. Autour d’eux, les médias cherchent le scoop tandis que les acteurs religieux cherchent la validation des principes moraux. Chacun de ces acteurs se sert des autres pour atteindre ses objectifs. Les chercheurs ont besoin de financements détenus par les industriels. Ces derniers ont besoin des théories scientifiques pour écouler leurs produits (c’est la peur du sida qui fait accroître les ventes des préservatifs et les réactifs). Les religieux ont eux aussi besoin des théories scientifiques pour faire adopter leurs principes moraux (la peur du sida valorise les discours religieux d’abstinence et de fidélité). Cette imbrication des intérêts concourt au brouillage, parce qu’elle finit par opposer aux discours scientifiques des discours non scientifiques. Toutefois, ces différents intérêts étant principalement portés vers la gestion du sexe, l’on comprend pourquoi le discours dominant met un accent particulier sur la transmission du sida par le sexe (90 % des cas).

Notes
7.

Source: Le sida, oui, mais …24/09/2004, http://www.sidasante.com le 10/09/2008, p.20.