C.2.4- Le rubricage et l’usage des statistiques

L’usage des statistiques par les médias apparaît comme l’une des stratégies les plus efficaces qui ont permis la persuasion des publics sur l’existence et la représentation du sida. Une maladie n’est pas une donnée physique, palpable et visible qui s’offre à l’expérience de chacun. Il s’agit davantage d’une représentation résultant des discours des spécialistes. C’est dans les symptômes, les examens de laboratoire et les décès que le plus souvent la maladie se révèle. Sans ces indicateurs, la maladie n’a pas de réalité consciente. C’est dans ce sens qu’il est admis qu’un homme en santé est un malade qui s’ignore. La réalité de la maladie est donc une construction du discours savant. Nous voulons prendre savant dans un sens trivial qui inclut l’ethnoscience. Dans le triplet symptômes, résultats des examens de laboratoires et décès, les résultats des examens de laboratoire ont acquis une importance déterminante. Cependant, les médias, pour révéler l’existence du sida ont opté pour la présentation des statistiques sur ces trois volets. Deux grandes orientations peuvent être observées à ce niveau.

Dans le premier cas, les résultats des tests apparaissent déterminants dans l’évaluation statistique du sida tant au moment de son apparition que dans les années qui ont suivi. L’explication tient au fait que les symptômes du sida n’étant pas spécifiques, seuls les examens de laboratoire permettent de préciser le diagnostic. Jusqu’au 05 juin 1987, le thème sida dans Cameroon Tribune apparaît dans la rubrique intitulée « Etranger » ou « Au-delà de nos frontières ». Il ne s’agit pas d’un cadrage fortuit ; le sida, à cette époque, apparaît comme « le mal des autres » (cf. feuille au vent 14 mars 1987). Les statistiques qui y sont données se rapportent principalement aux Etats-Unis à l’Europe, au Japon et à l’Afrique en général. Les données concernant le Cameroun n’y apparaissent pas régulièrement. Les chiffres publiés indiquent une forte prévalence dans les pays occidentaux avec en tête, les Etats-Unis. Certains articles parus dans la rubrique « société » (3/01/85 ; 16-17/11/86 ; 25/11/86 ; 6/3/87 ; 4/4/87 ; 16/4/87 ; 24/4/87 ; 16/5/87 ; 4/6/87 et 5/6/87) n’ont aucune information sur la situation du Cameroun. Ils fournissent des informations générales sur la maladie. A l’exception de trois de ces articles, les autres apparaissent comme des erreurs de rubricage. Deux des trois exceptions peuvent se justifier par le fait qu’ils rentrent dans le cadre d’une campagne d’explications menée par le professeur Lazare KAPTUE (6/3/87 et 4/4/87). Le troisième évoque « des informations erronés » au Cameroun. Dans tous les cas, ces articles rappellent les statistiques mondiales. Il résulte de cette première orientation du rubricage des articles et la présentation des statistiques que le sida est une maladie qui sévit plus en Occident qu’au Cameroun.

La deuxième orientation est celle qui s’emploie à montrer l’endogénéité du sida au Cameroun. Les articles parlant du sida, apparaissent progressivement dans les rubriques société, culture et provinces. Ce rubricage traduit une intégration progressive du fait que le sida n’est plus « le mal des autres » mais que « le virus et le danger de contamination existent au Cameroun » (cf. édition du 04 février 1988). Mieux un article publié dans l’édition du 29 mars 1989 révèle : « un autre virus fait irruption chez nous » indiquant le caractère endogène du sida au Cameroun.

Il y a, dans cette sorte de délocalisation du thème sida, de la rubrique "Etranger" pour la rubrique "Société", une double explication. Dans le premier cas, il s’agit d’une logique interne au journal. Celle-ci correspond à la volonté du journal de montrer que le sida est une réalité nationale. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre que deux articles parus, l’un le 5 juin 1987 sous le titre « les moustiques n’y sont pour rien » et, l’autre le 8 juillet sous le titre « les moustiques ne propagent pas le virus », soient classés pour le premier dans la rubrique « Etranger » et pour l’autre, dans la rubrique « société ». La rubrique « Provinces » parachève cette localisation du sida au plan national.

La deuxième logique explicative du changement du rubricage de Cameroon Tribune est dictée par la prise en charge du thème sida par les artistes (théâtre, musique, cinéma). En effet les comptes rendus des prestations artistiques de sensibilisation sur le sida sont classés dans la rubrique « culture » qui se rapporte à l’espace national. Dans l’édition du 03 juin 1987 Cameroon Tribune publie un article sur la préparation d’un gala final sur le concours de la « meilleure chanson anti-sida ». Cet article est classé dans la rubrique Culture avec pour sous titre « Meilleure chanson anti-sida ». L’édition du 09 juin 1987 consacre tout un dossier à ce gala. Ce dossier est rangé dans la rubrique « Culture ».

Il apparaît ici que dans les stratégies de construction de la réalité du sida, il y a l’initiative personnelle du journal et des initiatives extérieures simplement rapportées par le journal. Ce constat peut s’étendre à la radio et à la télévision qui, dans leurs journaux ont les mêmes rubriques. Par ailleurs, les informations sur le sida diffusées dans les médias proviennent des sources extérieures (OMS, UNICEF, UNESCO, etc.). Ces institutions ont elles mêmes leurs stratégies de validation de leurs discours. Les statistiques publiées dans Cameroon Tribune proviennent de l’OMS et c’est cette dernière institution qui choisit l’orientation à donner à ces chiffres.

L’analyse des articles de Cameroon Tribune portant sur le sida révèle que dès l’apparition de la pandémie jusqu’en 1987, les statistiques diffusées se référaient à l’épidémiologie mondiale. Dès 1987, les chiffres publiés par l’organisation mondiale de la santé commencent à mettre en exergue la situation de l’Afrique. Dans l’édition du 21 février 1987, l’article intitulé Première banque d’échange internationale pour les recherches met un accent particulier sur le sida et l’Afrique comme l’indique le deuxième intertitre du texte. On peut y lire :

‘« Cependant, le plus surprenant reste bien cette importance que les Occidentaux veulent accorder à l’expansion de la maladie en Afrique. Elle s’y répand et le nombre de victimes ne cesse de grandir pensent-ils. On se souvient que certains sont allés à affirmer que le sida serait né en Afrique ».’

La surprise de Cameroon Tribune est d’autant plus logique que le journal affirme que la majorité des victimes recensées dans le monde à cette date sont américaines : « d’autres répondirent que les marins américains avaient eux-mêmes introduit le virus en Afrique, puisque 80% des cas rapportés à ce jour à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avaient été diagnostiqués aux Etats-Unis ». Dans le même sens, l’édition du 20 mars 1987 publie un article intitulé un plan d’urgence français pour l’Afrique. On peut y lire :

‘« Pour aider l’Afrique à combattre ce fléau qui pourrait y provoquer des ravages considérables dans le prochaines années, la France vient d’adopter un plan d’urgence d’un coût de 850 millions de CFA ». ’

La France, à cette période, apparaît pourtant comme le deuxième pays le plus affecté par le sida, après les Etats-Unis comme le révèle cet article paru dans l’édition du 3 au 4 mai 1987

‘« les Etats-Unis continuent à être le pays le plus affecté par cette maladie mortelle, avec 31.036 cas recensés, suivis par la France ». ’

Certes, on pourrait arguer que la faiblesse des chiffres sur l’épidémiologie en Afrique s’expliquait par l’insuffisance des tests, mais force est de reconnaître qu’à cette époque, les seuls indicateurs valables n’étaient que ces chiffres. Aucun autre indicateur objectif ne pouvait permettre de prédire plus de désastres en Afrique que dans les pays où les statistiques étaient élevées. Avec le principe de l’aide, se développe la logique d’une Afrique « envahie » par le sida. Il se passe comme un transfert du mal de l’Occident que les chiffres présentent comme l’espace le plus affecté, à l’Afrique qui acquiert ainsi le statut de région affaiblie. Dans le fond, on passe de statut conféré par les statistiques à celui renversé par le flux d’aide. Les données économiques vont opérer un renversement plus large de l’espace d’irradiation du sida. Dans l’édition du 23 mai 1987 ; Cameroon Tribune publie un article intitulé La CEE met sur pied un plan d’assistance aux pays ACP. Avec cet article, la zone d’insécurité à aider s’étend aux pays des Caraïbes et du Pacifique qui, plus tard, seront effectivement présentés avec l’Afrique, comme l’espace sinistré par le sida. A l’inverse les pays de la CEE qui accordent leur aide aux « sinistrés » passent pour un espace de sécurité. L’article intitulé la CEE accorde 159 milliards (édition du 11 juillet 1987) va dans le même sens.

Parallèlement à cette stratégie de renversement des données épidémiologiques par les données économiques, les projections des données épidémiologiques apparaissent comme un autre mécanisme qui a permis de considérer l’Afrique comme un espace infesté par le sida. L’article intitulé 5 millions d’Africains menacés de mort (op.cit.) révèle à souhait cette stratégie. Alors que les statistiques de l’OMS parlent de 50.000 morts de sida en Afrique l’hebdomadaire britannique Newsweek titre sur ses propres projections qu’il estime à cinq millions. De tels procédés aboutissent à un changement d’orientation des analyses statistiques. Dès lors cette orientation est de plus en plus focalisée sur la projection des statistiques épidémiologiques.

Toutes ces stratégies trouvent un sens particulier avec la mise en exergue de l’Afrique dans les rapports de l’OMS. En effet, dès la fin de l’année 1986, une attention accrue est accordée à l’Afrique aussi bien dans les rapports de l’OMS que dans les analyses des médias internationaux et de certains spécialistes. C’est ce qui ressort des articles intitulés : Renforcement de la lutte en Afrique (édition du 22 juillet 1987) ; 43 pays africains touchés (édition du 19 août 1987) ; Augmentation des décès parlant de la Zambie (édition du 22 décembre 1987) et bien d’autres. Il en résulte que l’Afrique subit de manière particulière l’invasion du sida.

L’analyse faite sur la définition du sida révèle qu’il s’agit d’un concept qui ne permet pas d’y associer l’idée d’une entité pathologique spécifique, ayant des symptômes particuliers et un agent pathogène précis. Pourtant, c’est justement cette représentation qui se dégage des discours sur le sida au Cameroun (et même ailleurs). Il s’agit du résultat d’une élaboration dont les stratégies ont consisté, à partir des constats des médecins, en une formulation des hypothèses sur la base des théories connues dans le domaine de la biologie et en leur validation par des acteurs dont la compétence est établie. Grâce d’une part à l’action des médias et d’autre part, aux jeux des financements et à la mise en exergue des données épidémiologiques sur l’Afrique, le sida, découvert aux Etats-Unis a fini par être admis comme une pandémie africaine.