A.2- Le regard médical sur la santé et la maladie

Un regard attentif sur l’activité médicale permet de distinguer une attitude ambivalente entre d’une part les pratiques médicales et d’autre part, le discours médical. Les pratiques médicales tendent à l’objectivation de la maladie. Par l’accent mis sur : la reconnaissance des symptômes, la prise des médicaments, l’hospitalisation, les pratiques médicales laissent penser que la maladie est un corps concret, extérieur à l’homme et qui l’« attrape » comme le ferait une bête de proie, quand ce n’est pas l’homme qui la percute ou « l’attrape ». L’on comprend l’expression « il a attrapé une grippe ». La maladie apparaît dans cette perspective comme un élément physique sur lequel on butte ou que l’on peut esquiver dès lors qu’on en connaît les manifestations et les modes de contamination. C’est dans ce sens que la sensibilisation présente les maladies comme des « ennemis à combattre » c’est-à-dire avec lesquels on entre dans un choc physique ; ou à éviter comme on éviterait un projectile quelconque.

Dans la perspective de l’objectivation de la maladie, les soins apportés au malade consistent à extraire la maladie de son corps par un acte chirurgical ou à la détruire en lui par l’administration des médicaments. L’objectivation de la perception de la maladie la spatialise dans le corps. Michel FOUCAULT, à cet effet relève :

‘« Pour nos yeux déjà usés, le corps humain constitue par droit de nature l’espace d’origine et de répartition de la maladie : espace dont les lignes, les volumes, les surfaces et les chemins sont fixés, selon la géographie maintenant familière, par l’atlas anatomique. Cet ordre du corps solide et visible n’est cependant qu’une des manières pour la médecine de spatialiser la maladie » (1963, 1).’

Il s’agit d’un regard critique que pose Michel FOUCAULT sur la pratique médicale. Observant la naissance de la clinique, il distingue un moment historique qui est celui de la distinction entre la société royale de Médecine caractérisée par ce que nous appelons ici les pratiques médicales, et la Faculté qui, dans l’esprit s’apparente à ce que nous désignons par les sciences médicales.

En effet, au-delà des attitudes, des habitudes et même des perceptions du personnel médical, il apparaît que les sciences médicales ne se prêtent pas à une conception approximative de la maladie. Le souci de précision des sciences médicales les amène à s’entourer de beaucoup de précaution pour cerner la maladie.

Il est ordinairement entendu par maladie : une altération organique ou fonctionnelle considérée dans son évolution, (le Petit Robert). Entre autres documents traitant de la définition de la maladie, un, trouvé sur Internet, a retenu notre attention8. Sa problématique s’appuie sur deux questions fondamentales : qu’est-ce objectivement qu’un état de santé ou de maladie ? Quelles seraient les caractéristiques spécifiques de l’état dit de maladie ?

A l’examen de ces deux interrogations, le document tire deux idées de fond par rapport au concept de maladie : « qui s’écarte du type normal » (perception psychologique) et « l’altération d’un organe ou d’une fonction » (perception biologique). Ces deux perceptions posent un certain nombre de problèmes :

- Par rapport à la validité de la référence biologique, la notion d’altération est problématique puisqu’il existe des processus non dysfonctionnels qui provoquent la maladie, cas de l’accumulation continue des déchets dans les lysosomes des cellules et qui entraîne leur mort. Le fait qu’il n’existe pas de principe naturel d’évacuation des déchets lysosomiaux n’est pas une altération.

Dans le cas de la validité de la référence normative, il n’est pas aisé non plus, d’expliquer pourquoi telle norme physiologique serait représentative d’un état de santé ou un état de maladie. Il est beaucoup plus question ici de statistiques sur les cas observés. Dans ce sens, un état physiologique qui s’écarte de la norme pourrait bien ne pas être un état de maladie. Entre autres symptômes de la tuberculose il y a la transpiration nocturne. Il y a là un cas type de la référence normative. Toute transpiration nocturne constitue-t-elle un symptôme de la tuberculose, que non ! L’on dira, toute transpiration anormale. Il faudra ici se référer à un état B de transpiration non évaluée mais appréciée par rapport à l’observation traditionnelle (empirique) d’un état de référence A de la transpiration du patient dans sa vie. Il en est de même de l’urine comme symptôme du diabète. Le fait de beaucoup uriner est considéré comme symptôme du diabète. Pourtant, il arrive que pour avoir consommé beaucoup de fruits, pour avoir bu une certaine quantité de jus ou de bière le soir, que l’on urine beaucoup dans la nuit. Ces cas ne sont pas considérés pour autant comme des symptômes du diabète. Une fois de plus il faudra comparer ce qui est considéré comme symptôme par rapport à un état admis comme habituel du patient.

La problématique de la subjectivité postule que la perception d’un état pathologique est culturellement marquée. En effet, il apparaît que selon le conditionnement culturel, certains états pathologiques sont positivés dans certaines cultures et présentés comme normaux alors qu’à l’inverse, des états normaux sont présentés comme pathologiques. Il en est ainsi du poids de l’individu. L’obésité en Afrique est signe de bonne vie alors qu’en occident, elle est perçue comme une pathologie. Dans ce sens, Michel FOUCAULT affirme :

‘« Avant la civilisation, les peuples n’ont de maladies que les plus simples et les plus nécessaires. Paysans et gens du peuple restent proches encore du tableau nosologique fondamental ; la simplicité de leur vie le laisse transparaître dans son ordre raisonnable : chez eux, point de ces maux de nerfs variables complexes, mêlés, mais de solides apoplexies ou de crises franches de manie. A mesure qu’on s’élève dans l’ordre des conditions, et qu’autour des individus le réseau social se réserve, " la santé semble diminuer par degrés" ; les maladies se diversifient, et se combinent ; leur nombre est grand déjà "dans l’ordre supérieur du bourgeois ; … et il est le plus grand possible chez les gens du monde" » (1963, 15).’

Il apparaît à la lumière de cette citation que la perception de la maladie n’est pas mécanique et évidente. Les médecins disent qu’une personne en bonne santé est un malade qui s’ignore. Il y a donc des maladies qui sont ignorées par les malades. Bien évidemment, un malade qui s’ignore n’ira pas voir le médecin et ce dernier restera lui aussi dans l’ignorance. Une telle maladie n’aura aucune existence consciente.

Au-delà de la perception ou non de la maladie, il arrive par effet d’accommodation, que certaines affections pourtant dangereuses soient minimisées dans certaines cultures. Ainsi chez les Beti du Sud Cameroun, bien que le paludisme soit la première cause de mortalité, il est considéré comme une maladie bénigne qu’on tend à négliger. Dans le même sens, certaines formes de cette affection telles que le paludisme cérébral ou les manifestations épileptiques du paludisme, sont considérées comme des maladies mystiques. Elles sont ainsi perçues comme des affections particulières que rien ne lie au paludisme.

En définitive, le regard médical apparaît comme un regard vigilant et patrouilleur, qui cherche à détecter et à contrôler l’évolution de la maladie dans le monde entier. Il est marqué par une tendance à une analyse prospective de la maladie. Dans ce sens le regard médical se préoccupe de l’avenir de la maladie. Parce que leurs préoccupations se situent à l’échelle mondiale, les sciences médicales ont une tendance facile à généraliser les constats faits sur une partie du globe. Par ailleurs, le regard médical est un regard à la fois pratique et théorique. Alors que la tendance pratique cherche à objectiver la maladie, la tendance théorique révèle un aspect subjectif de la perception de la maladie. Cet aspect subjectif permet de comprendre que certains états physiologiques soient jugés comme pathologiques dans certaines cultures et normaux ailleurs. La maladie dans ce cas est davantage perçue dans une perspective normative. Qu’en est-il des autres regards ?

Notes
8.

Définition : "Santé"/ "Maladie" www.psychobiology.org le 31/10/2004