C.1.3- La sécurité au plan religieux

Le discours religieux sur la sécurité de l’humanité n’est pas homogène. Il varie des religions africaines aux religions abrahamiques (christianisme, islam, bahaï). La différence entre ces deux principaux types de discours tient à la différence fondamentale de perception de la vie et de la mort.

Pour les religions africaines, l’homme est né pour vivre éternellement, sa mort n’est qu’accidentelle. Elle est causée soit par le mort lui-même quand il enfreint les lois de la vie, soit alors par les autres hommes. Dans cette logique, la maladie n’est qu’un instrument aux mains soit de la nature (les esprits, Dieu), soit des hommes (les sorciers). Chez les Béti, la cérémonie funéraire débute toujours par un rituel de questionnement sur les causes de la mort (/nsili awu/). Au cours de ce rituel, les mères-mâles du défunt (les oncles maternels) demandent aux pères du défunt les causes de la mort de leur fils (neveu). Cette interrogation se fait en termes d’accusation. Les pères du défunt doivent alors se défendre et prouver leur innocence. Le cas échéant, ils sont appelés à reconnaître leur culpabilité et donner des garanties à leurs beaux-frères qu’ils ne le feraient plus avec les fils survivants. Dans certains cas, cette palabre s’achève par des bagarres pouvant déboucher sur le divorce. Dans ce cas, les oncles du défunt ramenant chez eux leur sœur et les enfants survivants.

Par rapport à la mort, les religions africaines conçoivent que la vie se poursuit après la mort. Pour les Beti, la mort est un voyage au pays des /bekon/ (fantômes). Les contes et légendes béti situent ce pays des bekon au cœur de la forêt et non sous la terre. Il est à rappeler ici que les Béti, avant le contact avec la civilisation occidentale, n’enterraient pas leurs morts ; ils les enfouissaient dans le creux, ou entre les contreforts d’un grand arbre au cœur de la forêt. L’idée de voyage ici ne se réfère pas à un mouvement physique, c’est l’esprit du mort qui effectue le voyage. Le professeur MBONDI EDJENGUELE 9 à cet effet affirme « En tout cas, la croyance semble accréditer cette version de choses en racontant des anecdotes plus ou moins crédibles sur des vivants affirmant revenir du monde des morts, à l’instar de ces illuminés d’Europe et d’Amérique, qui racontent leur enlèvement par des extra-terrestres » (2006, 90). Toutefois, la prise en charge de ce phénomène par les contes en fait un voyage physique comme l’atteste le conte béti intitulé Meyong Meyeme au pays des morts, dit par Séverin-Cécile ABEGA, anthropologue camerounais, et rapporté par le professeur MBONJI EDJENGUELE (op.cit, 48-50). Il s’agit de l’histoire d’un jeune homme (MEYONG Meyeme) qui tombe amoureux d’une kon (esprit des morts) nommée ANANGA Bella. Pour épouser sa dulcinée, le jeune homme doit la suivre chez elle au village d’OBA Kouda (chef des bekon). Le conte décrit le voyage de MEYONG Meyeme comme un voyage physique. Mais pour rendre intelligible les passages de la vie à la mort et de la mort à la vie, le conte prête des formules magiques aux acteurs comme pour mieux indiquer qu’il s’agit des mystères.

Dans la logique des religions africaines, l’humanité n’est pas menacée de manière générale, seuls les individus sont menacés de mort par les esprits et par les sorciers. Ce modèle de pensée est déterminant pour comprendre l’attitude des Africains et leurs discours sur la vie, sur la maladie et sur la mort.

Les religions abrahamiques par contre postulent qu’à cause du péché de l’homme, la terre est appelée à être détruite pour que soit réglée à jamais la question du mal.

Pour les chrétiens, il y a deux morts : une mort charnelle qui marque la fin de l’existence d’une personne sur la terre ; celle-là Jésus-Christ l’a appelée sommeil (Jean 11 : 11 ; Matthieu 9 : 24 ; Marc 5 : 39 ; Luc 8 : 52), et une « mort éternelle » qui surviendra lors de la destruction de la terre. Les chrétiens admettent qu’après la mort charnelle, il y aura la résurrection de tous les morts et au terme du jugement de Dieu le Père, les méchants seront détruites (tués) par le feu éternel, celui qui consume de manière définitive ; et les bons vivront éternellement.

Par rapport à cette logique, la maladie revêt un double aspect : un aspect physique et un aspect spirituel. L’aspect physique touche les organes du corps humain tandis que l’aspect spirituel « agite » le corps tout entier. Il s’agit de la possession d’un organisme physique par un esprit démoniaque. Les maladies, physiques peuvent se traiter par des médicaments naturels alors que les maladies spirituelles se traitent par des prières de délivrance.

Le discours chrétien minimise la mort charnelle et redoute la mort spirituelle. Toute la foi chrétienne repose sur l’espoir d’une vie éternelle (après la mort charnelle) et l’évitement de la mort éternelle. La mort éternelle est présentée de manière redoutable par le discours chrétien. Apocalypse à cet effet dit :

‘« Et je vis les morts, les grands et les petits qui se tenaient devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs œuvres d’après ce qui était écrit dans ces livres.
La mer rendit les morts qui étaient en elle, la mort et le séjour des morts rendirent les morts qui étaient en eux ; et chacun fut jugé selon ses œuvres.
Et la mort et le séjour des morts furent jetés dans l’étang de feu c’est la seconde mort, l’étang de feu » (Apocalypse 20 : 12-14). ’

La date de la fin du monde, n’étant pas connue, les chrétiens s’attendent à sa survenue à tout instant.

‘« Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne sait, ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul. » (Matthieu 24 : 36).’

L’imprévisibilité de la fin du monde amène les chrétiens à veiller sans cesse et à en scruter les signes précurseurs. La crainte de la fin du monde amène les chrétiens à interpréter beaucoup de phénomènes sociaux comme des signes précurseurs. L’homosexualité qui, dans la Bible, à précédé la destruction par le feu de Sodome et Gomorrhe est perçue comme un de ces signes ; la corruption, et les détournements des fonds sont assimilés à la cupidité décrite dans la Bible comme signes des derniers temps. Ces phénomènes et bien d’autres, pris en charge par le discours chrétien laissent penser que la fin du monde est proche. Ils en rajoutent à la hantise de cet évènement redouté. Dès lors toute calamité, toute catastrophe naturelle, à défaut d’être prise, elle-même, comme élément de la fin du monde est interprétée comme un signe annonciateur de cette échéance. C’est dans ce climat psychologique que survient le sida.

Les musulmans admettent eux aussi que la terre est appelée à être détruite. Ils affirment comme les chrétiens qu’il y aura résurrection massive des morts puis une destruction définitive des méchants. Tout comme les chrétiens, ils disent que la fin du monde sera terrible. L’Imam Kechk-Alla de la Mecque (in Internet) explique que la fin du monde dans l’Islam est désignée par le terme Quiyâmah. Elle correspond au moment où l’ange Isrâfil (Alayhis salâm), obéissant aux ordres d’Allah, soufflera dans sa trompe (soûr). Cela produira un son terrible qui fera trembler la création entière. Par création entière, nous voulons entendre ici tous les êtres vivants physiques ou spirituels. Ce son va s’amplifier jusqu’à ce que tous les êtres vivants visibles ou invisibles soient exterminés. Après la destruction des êtres vivants, suivra celle des choses matérielles (la terre, les autres planètes, les étoiles) Seul Allah le Tout Puissant subsistera après ce cataclysme. Après cette destruction Allah ressuscitera les bonnes créatures.

Mohammad PATEL (Mouhammad PATEL)10 précise qu’il y aura trois soufflements de l’ange Isrâfil. Le premier va provoquer la mort de toutes les créatures sauf celles qu’Allah aura choisies. Celles-ci ne s’éteindront que plus tard. En d’autres termes c’est seulement pendant un laps de temps qu’Allah subsistera seul. Il ressuscitera alors l’ange qui va souffler sur la trompe pour la seconde fois. Ce sera le début de la résurrection de toutes les autres créatures.

Il ressort de ce développement que les musulmans croient aussi en la fin du monde comme un moment terrible où toute l’humanité va être détruite. Comme chez les chrétiens, l’idée de la fin du monde met les musulmans en éveil. Dans cette perspective, tout phénomène dramatique peut être interprété comme un signe avant coureur de la fin du monde. Aux Etats-Unis où émergent les discours sur le sida, les communautés chrétiennes et musulmanes sont importantes. Le discours sur la fin du monde y est répandu.

Jean Luc PORQUET met en exergue l’exploitation du concept de la fin du monde par le démagogue en politique. Il s’agit de susciter la mobilisation par la peur de la catastrophe (l’apocalypse). C’est dans ce sens qu’il affirme :

‘« Le démagogue est un virtuose de la peur. Il sait que rien n’est plus communicatif. Troupeau de moutons qu’affole un simple crie. Il s’est que jamais elle n’est vraiment éteinte. Feu endormir dont il suffit de raviver les braises. » (1992, 61-62). ’

Les discours du début des années 80 sur le sida procèdent de la même manière. Ils présentent le sida comme une affection qui pourrait exterminer l’humanité si rien n’est fait. C’est pour cette raison que chaque individu doit se sentir concerné par la lutte et s’assurer que cette terrible affection ne passera pas par lui. C’est le sens du message qui dit : « le sida ne passera pas par moi !!! Fais comme moi, protèges-toi avec un condom ». Jean Luc PORQUET précise :

‘« Mais pourquoi cette apocalypse ? Au moyen âge, ceux que Norman Cohn appelle les millénaristes révolutionnaires surgissaient souvent à l’occasion des grandes famines et des pestes, tiraient argument du livre de Daniel, des oracles sibyllins, des spéculations de Joachim de Flore pour désigner à la vindicte des pauvres le clergé enrichi et dépravé… ». (op.cit, 64-65)’

Dans le cas du sida, les discours du début des années 80 procèdent de la même manière. « Ils désignent à la vindicte de l’opinion » : les catégories sociales mineures, (homosexuels, toxicomanes, prostitués, les prisonniers, les noirs puis dans le cas de l’Afrique : les femmes et les jeunes). Il pourrait y avoir une explication scientifique pour la détermination des premiers groupes à risque mais il n’en demeure pas moins vrai que ces groupes correspondent à des groupes socialement marginaux. Il s’agit là des manières de percevoir et d’agir acquises, ce que nous appelons ici les regards.

Notes
9.

Professeur MBONJI EDJENGUELE : Anthropologue, Chef du Département d’Anthropologie à l’Université de Yaoundé I

10.

Réunionais d’origine indienne, Docteur en Sciences musulmanes (Sharia et Qi rate), Enseignant à l’école coranique de Saint Pierre de la Réunion