C.2.2- L’hégémonie Nord – Sud

La géopolitique avons-nous dit est l’étude des rapports entre les données naturelles de la géographie et les politiques des Etats. L’examen de cette définition laisse apparaître le rôle prépondérant de l’Etat. Par Etat, le Petit Robert entend : « Autorité souveraine s’exerçant sur l’ensemble d’un peuple et d’un territoire déterminés ». Raymond BOUDON et François BOURRICAUD reconnaissent que la définition de l’Etat n’est pas aisée « Définir l’Etat est une tâche presqu’impossible. Elle se heurte à au moins trois sortes de difficultés » (2002,232). Claude RIVIERE reconnaissant la même difficulté affirme :

‘« Entre les royaumes Aztèques et Inca d’Amérique, Sumérien du Moyen-Orient et Zoulou de l’Afrique du Sud, Ankolé d’ouganda et Kachari de l’Inde, la diversité des fonctionnements nous confond.
Avec S. NADEL, spécialiste de l’Etat nupé du Nigéria, on peut cependant considérer l’Etat comme une forme spécifique d’organisation politique définie par des critères suivants : un gouvernement centralisé avec hiérarchie et segmentation pyramidales ; une souveraineté territoriale importante ; un corps administratif et des institutions spécialisées ; un monopole de l’emploi légitime de la force détenu par l’appareil gouvernemental composé d’une élite dirigeante à recrutement, formation et statut spécialisés dans la fonction de gestion de l’Etat » (1995, 111).’

Pour parler de l’Etat, les politologues s’appuient sur ses trois éléments fondamentaux qui sont : un territoire, une population et un pouvoir s’exerçant sur les deux premiers. La définition de Claude RIVIERE a l’avantage de mettre l’accent sur le gouvernement, détenteur exclusif de l’emploi légitime de la force et du recrutement de l’élite. Cette analyse permet de comprendre le type de rapports qui lient les Etats africains (anciennes colonies) et leurs ex-colonisateurs européens d’une part, et les puissances militaires et financières non coloniales d’autre part.

Abel EYINGA dans Introduction à la politique camerounaise affirme qu’avant d’accéder à l’Indépendance Ahmadou AHIDJO, le Premier ministre avait signé des accords liant le Cameroun à son ancien « colonisateur » la France (la France assurait le mandat des Nations Unies mais a administré le Cameroun comme une colonie). Ces types d’accords ont été signés par la quasi-totalité des pays africains et aujourd’hui on observe des liens particuliers entre les pays africains et leur ex-colonisateur. Du moins telle est la perception générale des rapports entre ces pays et les ex-colonisateurs européens. L’indépendance n’apparaît plus aux yeux des Africains comme une émancipation de l’ancien tuteur mais plutôt comme un changement de forme de colonisation, ce qui a été appelé le néocolonialisme.

Il se dégage de la « mentalité africaine » une attitude ambiguë : d’une part, celle d’un ras-le-bol vis-à-vis de l’ex-colonisateur et d’autre part, le recours ou mieux l’espoir placé en ces ex-colonisateurs pour les débarrasser des mauvais dirigeants. Derrière l’expression du ras-le-bol, il y a l’idée que les ex-colonisateurs pillent les éléments naturels de la géographie (les ressources naturelles) du pays et derrière « l’appel » à l’intervention, l’idée que c’est l’ex-colonisateur qui a « placé » le mauvais dirigeant et c’est donc à lui de « l’en retirer ». L’on admet en Afrique que l’action des ex-colonisateurs n’est pas de nature philanthropique, elle ne vise que l’exploitation des ressources naturelles africaines. La mise en lumière de cet état d’esprit permet de comprendre la perception générale des grandes campagnes de santé initiées ou coordonnées par les institutions internationales dont les sièges sont en Occident, d’où la désignation populaire qui les assimile à la race blanche (les Blancs).

Les actions humanitaires ne sont pas épargnées par ce regard suspicieux des populations africaines. C’est dans ce sens que l’idée a circulé selon laquelle, les Occidentaux veulent rendre stériles les jeunes filles africaines afin de réduire la population noire et laisser les ressources naturelles à leur merci. Au Cameroun et dans certains autres pays dont le Nigeria, des campagnes de démobilisation contre la vaccination ont été organisées par certaines communautés locales dans le but de protéger la fertilité des jeunes filles. C’est dans le même sens qu’il faut situer les résistances observées par rapport aux différentes méthodes contraceptives prônées par le discours dominant sur le sida au Cameroun.

Par rapport aux puissances financières et militaires, le phénomène n’est pas très différent, seuls les arguments changent. Ces institutions apparaissent d’abord comme des alliés des ex-colonisateurs qui pillent le pays et placent à la tête de ceux-ci les mauvais dirigeants qui les tyrannisent. Par ailleurs, les pays occidentaux sont également considérés comme des grands marchands d’armes qui s’enrichissent avec le sang des pauvres. Tout comme les ex-colonisateurs, ils sont considérés comme ceux-là qui ne recherchent que leurs intérêts à savoir, les ressources naturelles. Par rapport au pouvoir national, ils sont considérés comme des puissances substitutives qui peuvent être utilisées pour rompre avec les ex-colonisateurs. Mais les espoirs placés dans ces pays ne manquent pas souvent d’être déçus. Les discours de désespoir qui en résultent font passer ces pays pour de « méchants Etats sans cœur ». Dans un article intitulé : Marasme économique de l’Afrique : le président SASSOU NGUESSO dénonce l’indifférence des pays riches, paru dans l’édition de Cameroon Tribune du 16 décembre 1986 on peut lire :

‘« Le président SASSOU NGUESSO a également souligné que l’Afrique s’était adressée à l’ensemble de la communauté internationale pour l’aider à sortir de la crise, y compris l’Union Soviétique et aux pays socialistes et a dénoncé la responsabilité "du système colonial et néocolonial dans le drame africain»’

Il apparaît clairement dans cette citation que "le système colonial et néocolonial" c’est-à-dire, l’ensemble des relations qui maintiennent ensemble les ex-colonies à la dépendance de leurs anciens colonisateurs, est responsable du marasme économique africain. Il devient dès lors logique pour le commun des citoyens, que les malheurs de l’Afrique viennent de ce système. Notre problème n’est pas la pertinence de ces propos, mais comment ils ont contribué à conditionner les modèles de pensée qui, par la suite, ont servi de cadre de raisonnement dans la communication sociale sur le sida au Cameroun.

De manière générale, quand apparaît le sida au début des années 80, la méfiance vis-à-vis des ex-colonisateurs et leurs alliés occidentaux est perceptible. Les vocables pour les désigner de manière globale sont : « Les Occidentaux » ou « les Blancs ». Il est à noter pour les Africains, que les Japonais (autant que les Chinois) sont des Blancs, pas différents, des Européens.

Dans le même temps, les dirigeants africains sont considérés comme des vassaux de ces Occidentaux. C’est dans ce sens que certaines actions engagées par ces gouvernements ont trouvé une certaine forme de résistance. Il en a été ainsi des programmes de contraception ou de vaccination. Dans son édition du 2 décembre 1986, Cameroon Tribune publie un article intitulé : Première journée de l’année africaine de vaccination : Ngog-Ekelle et Nyep-Bane n’ont pas répondu massivement à l’appel. Il apparaît dans l’article que ces deux localités, pourtant présentées comme « très peuplées », n’ont offert à la vaccination que quarante une personnes (19 et 22 respectivement).

Au total, quand apparaît le sida aux Etats-Unis, les sciences médicales ont un regard particulier sur l’état de la santé mondiale, ce regard qui permettait de faire des constats à partir des symptômes et de formuler les hypothèses. Par ailleurs, les sciences médicales bénéficient d’une organisation politico scientifique jouissant d’une autorité planétaire leur permettant de faire valoir leurs vues partout au même moment. Cependant, il existait d’autres regards sur la maladie et sur les activités périphériques. Ces autres regards ont ouvert la voie à d’autres types d’hypothèses caractérisées par la méfiance et même la suspicion. Comment ces différents regards ont-ils permis l’émergence des discours sur le sida ? C’est l’objet du chapitre qui va suivre.