A.1- Les acquis théoriques

Quand apparaissent les premiers cas des pathologies qui vont permettre de définir le sida au début des années 80, les sciences médicales se caractérisent par un double procédé de diagnostic : l’auscultation et les examens de laboratoire. Il s’agit de deux procédés complémentaires. En effet, l’auscultation qui s’appuie sur des constats empiriques, permet la formulation des hypothèses que devront valider les examens de laboratoire. Mais la performance des examens de laboratoire n’est pas standard, elle varie selon les équipements mis à contribution. Un microscope optique par exemple n’a pas les mêmes capacités de perception que le microscope électronique. De même, pour certains examens, la microscopie est moins efficace que les méthodes biochimiques. Certains autres cas exigent l’imagerie médicale plutôt que les deux méthodes précédentes. La diversité des options repose sur le principe de la spécification de ces méthodes. Il est admis par les sciences médicales que les virus par exemple, ne peuvent être identifiés au microscope optique mais seulement au microscope électronique. D’autres spécialistes estiment que les méthodes biochimiques sont mieux indiquées en virologie. Etienne De HARVEN (op.cit) affirme à cet effet :

‘« Il devenait acceptable d’affirmer que, lorsque des virus ne pouvaient pas être identifiés par la microscopie électronique, d’autres méthodes de nature biochimique ou immunologique, supposées capables d’identifier des "marqueurs" viraux étaient suffisantes pour démontrer l’infection virale des cellules étudiées ». ’

Cette citation révèle que le monde scientifique se trouve dans une période charnière au cours de laquelle les convictions sur l’efficacité de la microscopie électronique sont battues en brèche par les méthodes biochimiques ou immunologiques. Les expressions : « il devenait acceptable », « supposées capables », montrent que la remise en cause des allants de soi sur l’efficacité de la microscopie électronique n’était pas encore partagée par tous les spécialistes. La contestation d’Etienne De HARVEN devient d’ailleurs plus claire par la suite :

‘«… nous nous souvenons tous de la découverte par Epstein (…) en 1964 du virus EB dans les cultures cellulaires obtenues à partir de cas africains de lymphome de Burkitt. Cette découverte était basée sur la microscopie électronique et ce virus fut immédiatement et correctement classifié comme un membre du groupe herpès ». ’

Au-delà de la querelle de spécialistes sur les méthodes d’examens de laboratoire, il apparaît que les virus sont les agents pathogènes difficiles à identifier dans une affection. L’on comprend le transfert du premier cas (le premier malade) à l’hôpital universitaire de Los Angeles. Il s’agit du transfert pour examen, d’un niveau d’efficacité inférieur à un niveau d’efficacité supérieur, l’hôpital universitaire étant, conformément aux usages, un institut aux capacités technologiques élevées.

L’hypothèse virale du sida formulée par le docteur Michael GOTTLIEB s’explique par l’incapacité des examens effectués jusqu’à ce stade, à révéler l’agent pathogène de l’affection dont souffrait le malade transféré. Cette hypothèse, parce que cadrant avec les convictions établies ne sera pas querellée, du moins à ce niveau. Le docteur GOTTLIEB ne s’en tient pas à l’évocation de l’hypothèse virale, il poursuit en postulant que ce virus non encore répertorié est transmis par le sexe.

Par rapport aux théories existantes, il est admis que les maladies virales sont transmissibles, les virus pouvant passer d’un hôte infecté à un hôte sain par divers moyens. L’option du docteur GOTTLIEB pour la transmission par voie sexuelle s’explique par la caractéristique commune aux trois premiers cas reçus : l’homosexualité. En effet, l’homosexualité a, pendant longtemps, été admise comme une pratique déviante. Mieux, parce que le sexe est à la genèse de la vie et à la base de la société, il est soumis à plusieurs regards. Nombre de ces regards sont culpabilisants et répressifs. Il en est ainsi du regard juridique et du regard religieux. Michel FOUCAULT, à cet effet, dit :

‘« Il est légitime à coup sûr de se demander pourquoi pendant si longtemps on a associé le sexe et le péché – encore faudrait-il savoir comment s’est faite cette association et se garder de dire globalement et hâtivement que le sexe était "condamné" – mais il faudrait se demander aussi pourquoi nous nous culpabilisons si fort aujourd’hui d’avoir fait autrefois un péché ? Par quel chemin en sommes-nous venus à être "en faute" à l’égard de notre sexe ? ». (1976, 16-17).’

Pour Michel FOUCAULT, le sexe n’a pas toujours été condamné ou associé au péché. Cette condamnation s’est constituée dans le temps, sous différentes influences culturelles. En effet, au plan religieux, nous pouvons constater que le christianisme ne pose pas le même regard sur le sexe que l’Islam. Dans un cas, la polygamie est un péché alors que dans l’autre ce type de mariage est légitime. Par ailleurs, une analyse du discours chrétien laisse apparaître un changement de point de vue par rapport au sexe. Dans l’Ancien Testament, la polygamie est légitime alors que dans le Nouveau Testament elle est condamnée. La même nuance apparaît dans le tabou de l’inceste. Au Cameroun par exemple la relation sexuelle entre cousins croisés est réputée incestueuse chez les Bantou alors qu’elle est légitime chez les Peul. La relativité de la réglementation du sexe révèle le caractère construit c’est-à-dire culturel de l’inceste. Il en est de l’inceste comme de multiples croyances qui, avec le temps, finissent par prendre un caractère naturel. La représentation du sida comme entité pathologique procède de ce même principe. A la faveur de la redondance des messages le présentant comme une maladie, le concept de sida dont nous avons ultérieurement analysé la construction a fini par acquérir la représentation de la maladie. En utilisant les concepts de « péché » et de « faute », Michel FOUCAULT décrit ici la culpabilisation des regards religieux et juridique sur le sexe. Il apparaît que depuis longtemps, l’usage du sexe est fortement réglementé.

Si nous admettons que les acteurs sociaux sont pluridimensionnels, il devient aisé de comprendre les interférences disciplinaires dues au fait que des convictions établies dans un domaine soient convoquées pour expliquer ou convaincre dans un autre. C’est ce qui transparaît dans l’explication proposée à la présentation de l’homosexualité comme pratique à risque dans la transmission du sida. Il est avancé, dans ce sens, que le rapport sexuel anal (courant chez les homosexuels) perturbe le fonctionnement du tube digestif et empêche une assimilation normale des éléments nutritifs. En conséquence les homosexuels vivent dans une situation de malnutrition qui fragilise leur système immunitaire. Il y a là des arguments scientifiques convoqués, à posteriori, pour expliquer une condamnation religieuse à priori. Comme l’un et l’autre font partie des allants de soi qui concourent à la construction de la même réalité, ils sont validés sans être problématisés.

Il est important de relever que, selon les principes scientifiques, l’hypothèse n’est surtout querellée que lorsqu’elle n’est pas vérifiée. Jusqu’à ce stade, il ne s’agit encore que d’une hypothèse, se fondant sur les faits c’est-à-dire, comme l’affirme Philippe CORCUFF, des énoncés qui ne sont plus contestés par les «  pairs-concurrents ». Une pratique non scientifique va contribuer à consolider cette « proposition à la validation » : il s’agit de la médiatisation. Jean Pierre ESQUENAZI(2002), parlant des médias relève qu’ils ont deux fonctions : reconnaissance et orientation. Par reconnaissance, il aborde le fait que chaque personne (élément du public) a besoin d’identifier « sa propre réalité » dans les propositions médiatiques. L’identification de plusieurs personnes aux propositions d’un même média tend à homogénéiser leurs différentes réalités individuelles pour constituer une réalité commune. Par ailleurs, les médias tendent à s’accommoder les uns aux autres et ce phénomène d’accommodation aboutit à une uniformisation des différentes conceptions individuelles de la réalité. Il affirme :

‘« La pesante influence actuelle des grands réseaux de télévision, en égalisant les comptes-rendus, augmente la taille de ces ensembles et tend à unifier la représentation médiatique de la réalité » (2002, 20). ’

Dans le cas du sida, les médias d’information générale et les revues scientifiques, à travers une sorte d’égalisation des comptes-rendus, ont contribué à l’identification des perceptions de la réalité des hommes de science.

Le cas hétérosexuel qui apparaît à ce stade de la démarche intellectuelle du docteur GOTTLIEB apparaît comme le premier obstacle logique à l’hypothèse formulée. En effet, si la nouvelle maladie est due à un virus qui se transmet par la voie sexuelle (a-normale), comment le nouveau malade aux pratiques sexuelles plutôt normales pouvait-il être atteint ? Deux solutions se présentaient au docteur GOTTLIEB et aux autres acteurs qui s’étaient déjà joints à la logique développée. Ou bien ils revoyaient l’hypothèse de départ ou alors ils la rectifiaient. Dans le premier cas, cela signifiait que la première formulation était fausse. Cette option, au plan logique, imposait, selon les usages et logiques scientifiques, une remise à plat du problème afin de scruter d’autres axes de réflexion. La deuxième option permettait de soutenir la réflexion entamée en y intégrant ce qui apparaissait comme une contradiction.

Jusqu’à ce stade, la démarche intellectuelle du docteur Michael GOTTLIEB apparaît conforme aux connaissances et pratiques accumulées dans le domaine des sciences médicales. Ses énoncés ne sont pas problématisés par ses « paires-concurrents ». La contradiction du cas hétérosexuel est vite balayée par l’argument selon lequel les homosexuels et les toxicomanes (autre caractéristique du quatrième malade) sont socialement proches, la plupart des homosexuels étant toxicomanes. Dans ce cas, il est possible que l’hétérosexuel ait contracté le virus non pas par le sexe, mais par le sang. Cette explication est validée parce qu’il est admis que les virus peuvent se contracter à travers des fluides et secrétions corporels, les lésions de la peau ou des muqueuses, ou à travers le sang. Sur cette base d’allants de soi, postuler qu’un toxicomane puisse contracter par le sang un virus qui par principe se transmet par les fluides sexuels devient acceptable.

La conservation des énoncés formulés par le docteur Michael GOTTLIEB s’est faite certes sur la base de leur conformité aux connaissances et pratiques scientifiques, mais aussi et surtout par un long et intense travail d’information. En effet, il s’écoule trois années avant la découverte du virus présenté comme responsable de la maladie. Pendant ces trois années, des informations sont diffusées sur les menaces que présente la nouvelle maladie et sur les méthodes d’évitement de sa contraction. La redondance on le sait, a un effet de marquage et de sédimentation des représentations. L’on comprend Philippe CORCUFF quand il affirme que « l’appareil de conversation » (que nous assimilons ici à la communication) maintient continuellement la réalité. Trois années de marquage et de sédimentation de l’hypothèse virale du sida ne pouvaient aboutir qu’à une conviction de l’existence de la maladie dans la forme postulée par le docteur Michael GOTTLIEB.

Cette sédimentation est favorisée par la non contradiction. En effet, avant la découverte du vih en 1984, les polémiques soulevées sur le sida ne remettent pas en cause l’hypothèse formulée. Bien au contraire les discours dissidents de cette époque, en se focalisant sur l’origine criminelle du sida (échec vaccinal ou arme bactériologique) ont accrédité l’idée d’une maladie d’origine virale et contagieuse. Au plan des connaissances acquises, le climat suspicieux de la guerre froide laissait penser que les deux supers-puissances qui régissaient le monde se livraient à une course à l’invention des armes les plus meurtrières. Les armes bactériologiques étaient alors présentées comme faisant partie des plus redoutables. L’apparition d’une affection jusque-là inconnue pouvait facilement être admise comme un résultat criminel ou accidentel des dangereux micro-organismes stockés ou manipulés par les chercheurs.

Au Cameroun, bien que les messages de sensibilisation aient été tournés en dérision par certains acteurs de la communication sociale sur le sida, il n’en demeure pas moins vrai que ces derniers éprouvaient la peur face à cette affection. La représentation générale, partagée par la majorité des acteurs est celle d’une nouvelle maladie mortelle et incurable. Cette représentation s’est retrouvée happée par divers cadres explicatifs, chacun puisant dans sa culture, les éléments qui permettaient de rendre intelligible cette maladie nouvelle. Au substantif sida se retrouvait finalement une substance associée. Il y a là une opération d’objectivation du construit

Au total, le sida voit le jour à la faveur d’une conjonction d’éléments intellectuels et psychologiques. Il s’agit des connaissances et pratiques scientifiques, des considérations religieuses, des considérations sociologiques et politiques qui, prises en charge par une argumentation scientifique, ont rendu intelligible l’hypothèse d’un médecin. Grâce à ce patrimoine à la fois intellectuel, culturel, religieux et psychologique, la représentation du sida comme maladie a été conservée.