B.1.2- La polémique sur le rôle des moustiques

L’introduction des agents naturels non maîtrisables donnait, à la lutte contre la nouvelle maladie, un caractère irréaliste. En effet, les connaissances accumulées, aussi bien sur la vie des différentes mouches piquantes que sur les autres maladies transmises par ces agents naturels, laissent penser que la lutte est impossible, ce d’autant plus que la nouvelle maladie, à la différence des autres, demeure incurable. Cameroon Tribune, dont l’un des modes de fonctionnement consiste à ne parler d’un problème que lorsqu’une solution y est apportée, révèle les traces de la polémique sur le rôle des moustiques dans la transmission du sida. Trois articles de notre corpus abordent cette question : Sida : les moustiques n’y sont pour rien (édition du 5 juin 1985) ; sida : les moustiques ne propagent pas le virus (édition du 3 juillet 1987) ; Moustiques et sida : pas de rapports (édition du 10 décembre 1987).

La distribution de ces articles dans le temps (de 1985 à 1987) révèle la persistance de la polémique. La persistance de la polémique elle-même traduit la non persuadibilité de cette proposition à la validité. Abordant le processus d’intercompréhension, Jürgen HABERMA, dit :

‘« Le locuteur doit choisir une expression intelligible afin que le locuteur et l’auditeur puissent se comprendre l’un l’autre ; le locuteur doit avoir l’intention de communiquer un contenu propositionnel vrai, afin que l’auditeur puisse partager le savoir du locuteur ; le locuteur doit vouloir exprimer ses intentions sincèrement afin que l’auditeur puisse croire l’énonciation du locuteur (lui faire confiance) ; enfin, le locuteur doit choisir une énonciation juste au regard des normes et valeurs en vigueur, afin que l’auditeur puisse accepter l’énonciation de sorte que l’un et l’autre, l’auditeur et le locuteur puissent être en accord quand à l’énonciation relative à un arrière-plan normatif » (1987, 331).’

L’accord repose ici sur quatre principes : l’intelligibilité, la vérité, la sincérité et la justesse. Par intercompréhension, Jürgen HABERMAS entend moins que deux sujets aient la même compréhension d’une expression verbale,  mais davantage le fait qu’ils aient,

‘« par rapport à l’arrière plan normatif, qu’ils reconnaissent en commun, un accord sur la justesse d’une énonciation ». ’

La problématisation de la thèse de la non transmission du sida par les vecteurs naturels que sont les moustiques et autres mouches, ne se pose pas au niveau de son intelligibilité. En d’autres termes, les auditeurs ne posent pas les questions du type « que veut-on dire ? » ou « qu’est-ce que cela veut dire ? » il ne s’agit pas non plus d’une question de justesse c’est-à-dire du type « pourquoi a-t-on dit cela ? ». Il s’agit davantage des questions de vérité et de sincérité. En d’autres termes, les questions que posent les auditeurs, sont du type : « les choses sont-elles comme on le dit ? » ou « pourquoi les moustiques ne transmettent-ils pas le sida alors qu’ils transmettent le paludisme ? ».

L’insatisfaction des réponses apportées à ces deux types d’interrogations suggère, au deuxième niveau, les questions de justesse et de sincérité du type : pourquoi « disculpe »-t-on les moustiques ? Nous dit-on la vérité ou bien cherche-t-on à nous tromper ? Il apparaît que l’adjonction de l’idée de la transmission du sida par le sang a ouvert la voie à des transformations ininterrompues, chaque explication suggérant de nouvelles interrogations. Ces interrogations elles-mêmes ont laissé apparaître des hypothèses cette fois émises par les acteurs insatisfaits. Suite aux explications qui postulaient que des enzymes contenues dans la salive des moustiques neutraliseraient les virus du sida limitant ainsi leur transmission, d’autres interrogations sont nées, portant sur les raisons de l’incapacité de la science à exploiter ces enzymes pour lutter contre ce virus de la mort. Au total, il apparaît que l’imprécision des discours scientifiques initiaux a ouvert la voie à des discours qui ont problématisé les premiers énoncés. Cette problématisation a suscité de nouveaux énoncés qui, par rapport aux premiers, sont des modifications apportées aux discours du départ.