B.1.3- La focalisation sur la prostitution

Le cas du malade hétérosexuel n’aura pas eu pour seule conséquence de suggérer la transmission par voie sanguine. La dynamique imposée par la thématique de la norme suggérait certaines pistes d’analyse. En disant désormais « maladie transmissible par le sexe et par le sang », il devenait logique d’admettre qu’un hétérosexuel pouvait contracter ou transmettre la maladie. Certes, l’accent est mis sur le contact sanguin, mais la voie sexuelle n’est pas évacuée pour les hétérosexuels. Or nous venons d’observer que l’idée de la transmission sexuelle se basait originellement sur l’idée d’un comportement sexuel jugé a-normal. Quel était le type de rapport hétérosexuel qui pouvait être considéré comme anormal, donc susceptible de "provoquer le malheur" ? La prostitution correspondait parfaitement à ce type de comportement. C’est ainsi que, parlant de la transmission hétérosexuelle, les regards étaient tournés vers la prostitution. Dans l’article de Cameroon Tribune intitulé La psychose du sida (3 janvier 1986) on peut lire : « on le trouve surtout chez les vagabonds sexuels, les prostitués, les "touristes sexuels"… ». Les trois catégories évoquées dans cet article renvoient toutes à un seul type de rapports sexuels (multipartenaires). Il s’agit des catégories homonymes, qui peuvent toutes se regrouper sous le vocable de "prostitution". Il est relevé ici qu’il ne s’agit pas d’un phénomène conscient, c’est-à-dire clairement planifié. Ce constat relève de notre analyse.

Parce que la prostitution fait partie des comportements a-normaux, le sida a commencé progressivement à prendre la coloration d’une maladie de l’a-normal, le mal des parias. Dans cette perspective, tous les marginaux seront présentés comme groupes à risque. Au-delà des homosexuels, des toxicomanes et des prostitués, seront progressivement ajoutés : les Noirs, les prisonniers et les hémophiles, les Etrangers. En 1986, le taux de prévalence chez les toxicomanes était évalué entre 50 et 70%, en France (Cameroon Tribune du 20 octobre 1986). Les autorités belges évaluaient, entre 24 et 35, le nombre des détenus porteurs du virus du sida en 1985 (Cameroon Tribune du 5 septembre 1985). Résumant cette épidémiologie, le document Internet intitulé Le sida, oui, mais … dit :

« Le virus du sida qui, au dire des chercheurs, risque de contaminer toute la planète provient :
D’individus dont les pratiques sexuelles sont déviées
Des prostituées ;
Des drogués 
Des Noirs »

Les sources ci-dessus évoquées (Cameroon Tribune, documents Internet) ne le sont pas en tant qu’acteurs mais comme support d’expression du discours dominant qui lui se fonde sur la science. Chaque société ayant ses marginaux, l’Afrique a tôt fait de trouver elle aussi ses parias. C’est ainsi que les groupes à risque dans le continent noir seront les cadets sociaux (les femmes et les jeunes). La « suspicion » qui pesait sur les prostituées a très vite été reportée sur toutes les femmes libres. Le professeur Lazare KAPTUE, enseignant au Centre universitaire des sciences de la santé (CUSS) de Yaoundé, déclarait :

‘« Des études menées par l’Organisation de la lutte contre les grandes endémies en Afrique Centrale (OCEAC) en collaboration avec le Centre Pasteur de Yaoundé, ont révélé des taux de séropositivité relativement bas. Sur 358 femmes libres, on a dépisté 10 séropositives (3 Camerounaise, 7 étrangères), 1 séropositif sur 106 transfusés : 1 sur 350 personnes prises au hasard à Yaoundé » (Cameroon Tribune du 6 mars 1987).’

Une analyse attentive de cette citation révèle que le premier ciblage porte sur les femmes libres. Cette orientation n’est pas due au hasard. Nous venons de voir que dès le départ, le sida est perçu comme la maladie de l’a-normal, la maladie de l’écart de comportement (sexuel d’abord). En Afrique le phénomène de l’homosexualité n’est pas courant, par contre la prostitution y est rampante. L’étude évoquée par le professeur Lazare KAPTUE s’oriente prioritairement vers les femmes libres parce qu’elles sont susceptibles de se livrer à la prostitution qui faut-il le rappeler était déjà évoquée dans la formulation de l’hypothèse de la transmissibilité du sida.

La deuxième orientation conduit vers les critères de nationalité. L’étude révèle que sur les dix femmes libres séropositives, seules trois soit 30% sont camerounaises, les 70% autres soit l’énorme majorité étant constituée des étrangères. Nous avons relevé plus haut que jusqu’en 1987, le thème sida apparaît dans la rubrique « Etranger » ou « au-delà de nos frontières » de Cameroon Tribune comme pour signifier qu’il s’agit du problème des étrangers. Parce que le sida avait été découvert aux Etats-Unis, c’est-à-dire à « l’étranger », les africains le considéraient comme la maladie des Etrangers. La même perception transparaît à travers les tests que de nombreux pays imposent aux immigrants. Il ne s’agit pas ici d’une spécificité camerounaise. Il est courant dans le monde que quand une nation se trouve face à un problème social difficile à résoudre, les étrangers soient pris comme boucs émissaires.

La préoccupation du discours dominant pour les groupes à risque qui par ailleurs, correspondent à des groupes marginaux, apparaît comme une modification par rapport aux hypothèses du début.