C.2- Invention par rapport aux chercheurs dissidents

Les acteurs de la logique dominante ne sont pas les seuls à formuler des énoncés qui peuvent être qualifiés d’inventions. En effet, loin de convaincre, l’hypothèse de la mutation a plutôt soulevé d’autres débats. Ces débats portent soit sur les conditions de la mutation, soit alors sur la possibilité même de cette mutation. C’est dans ce sens qu’évoquant la mutation du virus simien, certains chercheurs ont postulé que le passage du singe à l’homme se serait effectué à travers un rapport sexuel zoophile entre un homme et un singe. D’autres ont évoqué un accident de chasse qui aurait favorisé le contact du sang du singe avec celui du chasseur.

Face à ces débats, il a été évoqué l’idée d’une causalité multiple. Le document intitulé Sida : l’heure du bilan (op.cit.) dit :

‘« Une maladie avec un agent unique n’existe pas. C’est peut-être vrai pour la rage, et encore, on en n’est pas moins certain. Il n’y a pas d’infection sans facteurs multiples ». ’

L’idée en exergue ici est qu’il faut plus d’un facteur pour déclencher une maladie. Dans la même logique le professeur Luc MONTAGNIER cité dans un autre document Internet intitulé Sida oui, mais … (op.cit) dit :

‘« Nous pensions que ce seul virus était responsable de toute cette destruction. Maintenant, nous pensons qu’il est bénin et pacifique et qu’il ne devient dangereux qu’en présence d’autres organismes, ce que j’appelle des cofacteurs ». ’

Par rapport aux acquis théoriques sur le sida, l’hypothèse des cofacteurs change la logique du départ qui est celle de la causalité unique. Elle pourrait donc être considérée comme une invention. Dans Jeune Afrique l’intelligent n°2318 du 12 au 18 juin 2005 le codécouvreur français du virus du sida dit :

‘« On s’aperçoit que dans les pays en développement notamment en Afrique, beaucoup de personne n’ont pas un bon système immunitaire ; cela pour différentes raisons dont l’exposition aux infections et la malnutrition. Le paludisme, la tuberculose, les parasitoses intestinales sont immunodéprimantes, et une personne déjà affaiblie va être contaminée plus facilement par le virus » ’

Cette citation réitère la logique multicausale du sida. Une logique déjà défendue par les chercheurs dissidents. Certes le professeur Montagnier est un lien entre l’immunosuppression et la contamination du vih il n’en demeure pas moins qu’il valide dans une certaine mesure les critères considérés par le discours dissident comme causes suffisantes du sida.

Il est intéressant d’observer comment se déploie, outre la dynamique interne à la virologie, le rapport des pouvoirs entre : d’une part, les politico administratifs et les chercheurs dominants; d’autre part, les chercheurs dissidents. L’enjeu central ici est la persuasion de ce qui est généralement présenté sous le nom d’opinion c’est-à-dire la masse des acteurs anonymes. Démontrer c’est convaincre persuader. Il s’agit d’une opération basée sur l’intelligibilité des énoncés.

Les acteurs de la démonstration sont les chercheurs. Ils ont la compétence scientifique. C’est eux les détenteurs des connaissances nécessaires à la formulation des hypothèses qui sont dans le langage de Jürgen HABERMAS, des propositions à la validité. L’opposition s’effectue entre d’une part, les chercheurs dits officiels et d’autre part, les chercheurs dissidents. La problématisation des hypothèses, évoquée précédemment est le fait des chercheurs dissidents. L’intensification de la polémique tient au fait que les connaissances accumulées dans le champ de la virologie sont partagées à la fois par les deux types de chercheurs. Il faut relever que cette typologie (dissidents/officiels) n’est pas relative aux compétences ; elle tient plutôt aux statuts reconnus. Il s’agit d’une typologie liée aux positions dualistes exprimées à travers les discours tenus sur le sida. Ainsi, un chercheur opérant dans une structure publique pourrait tenir un discours dissident et être considéré comme un dissident, tel est le cas de Kary MULLIS, Peter DUESBERG et bien d’autres. A l’inverse un chercheur isolé qui épouse la logique dominante sera appelé chercheur officiel (dominant).

Les chercheurs dissidents sont ainsi désignés parce qu’ils tiennent des discours qui contestent les hypothèses de la logique dominante. Cette problématisation s’est portée premièrement, comme nous l’avons vu, sur la nature du virus. Par la suite, la polémique va se reporter sur l’origine du virus. Le discours officiel avait postulé l’origine africaine du virus liée à aux rapports sexuels zoophiles entre un homme et un singe (chimpanzé vert). Face à l’inintelligibilité de ce postulat, les chercheurs dissidents ont opposé d’autres hypothèses : échec vaccinal (Edward HOOPER et autres) ; armes bactériologiques ou simplement l’ancienneté d’une maladie découverte tardivement.

Ces contres hypothèses n’ont pas manqué de présenter des lacunes soulevant elles-mêmes d’autres controverses. Le postulat de l’échec vaccinal a soulevé un débat au cours duquel les chercheurs officiels ont démontré que les preuves avancées par Edward HOOPER n’étaient pas fondées. Dans un document Internet intitulé Les origines du sida, on peut lire :

‘« Les résultats présentés au printemps 2001 dans la revue scientifique Sciences et nature, ont montré qu’ils ne contiennent ni vis, ni vih, ni cellules de chimpanzé » ’

Par vis il faut entendre, virus d’immunodéficience simienne. Par ailleurs, les chercheurs officiels ajoutent que le virus n’aurait pas pu survivre dans le vaccin antipolio, puisqu’il aurait été tué dans le processus de fabrication du vaccin.

Le plus important dans cet échange d’arguments entre les chercheurs officiels et leurs homologues dissidents n’est pas dans la pertinence de ces arguments mais dans la manière dont certains de ces arguments sont sélectionnés et retenus dans le stock des connaissances validées sur le sida. Les contre hypothèses de l’échec vaccinal ou des armes bactériologiques créditaient l’hypothèse de base qui postulait que le sida est une maladie virale. Mieux Edward HOOPER, dans son argumentation explique qu’après la campagne vaccinale survenue au Congo Belge entre 1958 et 1960, la maladie s’est propagée une fois les enfants vaccinés, parvenus à la puberté. Ceux-ci pouvaient alors la transmettre sexuellement. Il y a là, validation de l’hypothèse virale et de la transmission par voie sexuelle et par le sang. Ce raisonnement s’appuie sur les arguments de l’hypothèse virale du sida et sa transmission par le sexe et par le sang. Il part de la contamination des enfants vaccinés à travers « une lésion » dans la bouche. Il apparaît ainsi que, bien que contestant le discours dominant, Edward HOOPER s’est retrouvé en train de soutenir la position de ses adversaires, les chercheurs officiels. Dans le même sens, les arguments des chercheurs dissidents visant à problématiser les hypothèses des discours dominants  se retrouvaient paradoxalement à soutenir les points fondamentaux des discours dominants. Tous ces chercheurs dissidents admettaient de manière explicite ou implicite que le sida est fatal, incurable et transmissible par le sexe et par le sang. Ce qu’il y a de nouveau dans ces discours, c’est l’idée de l’origine anthropique du sida. Ces inventions ne semblent pas avoir résisté à l’épreuve du temps. De moins en moins en effet, on en a recours dans la communication sur le sida.

A l’inverse, le discours dominant, a lui aussi, pris en compte nombre des hypothèses des chercheurs dominés. La logique des cofacteurs soutenue par le professeur Luc MONTAGNIER concorde avec les thèses dissidentes opposées à l’hypothèse virale du sida. En effet, nous l’avons relevé plus haut, certains chercheurs dissidents postulent que le sida est un syndrome toxique et nutritionnel dû : à la malnutrition, au stress permanent, aux infections multiples mal ou pas soignées, à la prise régulière et incontrôlée des antibiotiques, aux transfusions sanguines répétées, et à la prise régulière des drogues. Cette causalité multiple est partagée par d’autres chercheurs sur l’immunologie non directement liée au sida. Le docteur Delphine GREZEL de l’Ecole Nationale Vétérinaire de Lyon, dans sa page sur Internet intitulée : déficits immunitaires innés et acquis : causes et manifestations, dit : 

‘« Les déficits acquis sont dus à trois grands types de causes :
-La destruction de cellules immunocompétentes ou d’organes lymphoïdes primaires par des agents physiques, chimiques ou biologiques (neutropénie, lymphopénie). Les atteintes peuvent concerner des cellules matures ou des cellules souches. Dans ce dernier cas, le déficit est particulièrement sévère et durable.
- les dysfonctionnements de l’immunité secondaires à des tumeurs du système immunitaire (leucoses, leucémies…) ou des maladies du système immunitaire.
- les dysfonctionnements de l’immunité secondaires à des troubles physiologiques (carences nutritionnelles, diabète…) Les maladies chroniques, en particulier de syndromes inflammatoires, les maladies métaboliques ou les œdèmes s’accompagnant d’une augmentation de la sensibilité aux infections […]» http://www.vet-lyon.fr le 19/07/2007’

Cet article, qui n’entre pas directement dans les débats sur le sida, révèle que les connaissances acquises dans le domaine de l’immunologie militent en faveur de la causalité multiple, d’où la modification apportée par le codécouvreur français du virus du sida.

Au total, il apparaît que la construction scientifique du sida s’opère par une complexe opération au cours de laquelle des acteurs divers et multiples, mus par différents types de motivations, utilisent les connaissances et les convictions accumulées par rapport au regard des sciences biologiques, pour émettre des hypothèses. Certaines de ces hypothèses sont problématisées, donnant lieu à des contre hypothèses. Il en résulte une dynamique discursive tendant à concilier les différentes positions. Parce que cette dynamique repose sur un socle construit sans débat pendant environ trois ans, les différentes perceptions admettent à la base que le sida est une maladie. L’échange d’arguments dans « l’appareil de conversation » permet à la structure normative d’intégrer certains arguments hétérodoxes et, à contrario, de rejeter certains autres qui ont été considérés à un moment donné comme orthodoxes, d’où les changements observés sur la réalité c’est-à-dire les convictions établies sur le sida.