A- Le rejet

Contrairement à la démarche scientifique qui a débuté par un consensus sur la conception du sida comme une maladie, certains discours populaires dès le départ, expriment le rejet. Ils postulent que le sida est une invention, c’est-à-dire une affabulation. Il faut déjà relever la différence de contexte entre la démarche scientifique et les élaborations populaires. Alors que le discours scientifique se construit à partir des cas précis, c’est-à-dire, des malades physiques, les élaborations populaires se formulent à partir de la perception que les populations ont du sida à travers les discours médiatiques de sensibilisation. Il n’y a, à ce moment, au plan local, aucun cas palpable alors qu’aux Etats-Unis les personnes atteintes s’évaluent déjà par milliers. L’absence de malades au plan local laisse la possibilité à un esprit septique de penser qu’il s’agit d’une fable, une histoire tissée. C’est dans ce sens que certains messages disent que le sida est une invention des Américains pour décourager les amoureux. Comme nous l’avons relevé plus haut, Cameroon Tribune le quotidien gouvernemental, publie les articles sur le sida en page étrangère comme pour signifier qu’il s’agit d’un problème étranger. Nous pouvons y déceler la perception générale qui prévaut sur le sida au Cameroun.

Le rejet ainsi exprimé va être pris en charge par un certain nombre se savoirs et savoirs faires, les allants de soi mis en exergue au chapitre précédent. Par rapport aux masses populaires, les allants de sois référés ici relèvent des cultures locales et de la religion. Les années 80 sont celles de l’apparition du sida à la fois comme phénomène social et comme objet de communication. Elles se caractérisent par une forte suspicion sur les Occidentaux, perçus comme calculateurs et dont l’intention inavouée est de réduire la population africaine afin d’exploiter les ressources naturelles.

L’hebdomadaire catholique l’Effort, dans son édition du 29 novembre au 12 décembre 2006 titre en page 11 : « Affaire du Tenofovir : tests sans scrupules, l’Afrique cobaye des industries pharmaceutiques ? » Le chapeau de cet article dit :

‘« Attirés par la faiblesse des coûts et des contrôles, les laboratoires pharmaceutiques testent leurs produits en Afrique au mépris de la sécurité de leurs patients. Face à la multiplication des accidents, certains essais ont dû être interrompus. Ces dérives révèlent comment les industriels du médicament utilisent les populations du sud pour résoudre les problèmes sanitaires du Nord » ’

Cet article exprime une conviction populaire qui date de la période coloniale selon laquelle, l’Occident ne s’intéresse à l’Afrique que pour l’exploiter. Le contenu de cet article porte sur des essais thérapeutiques d’un produit appelé Tenofovir, effectués à Douala sur 400 prostituées par l’ONG américaine Family International Health (FIH). Il était demandé aux personnes soumises à cet essai d’entretenir des relations sexuelles sans préservatifs. Cette exigence exposait théoriquement ces personnes au sida d’où les protestations des médias. L’effort n’est pas seul à s’intéresser à ce sujet ; le quotidien Mutations, dans son édition du 08 février 2005 annonçait déjà à la une : « Affaire des 400 prostituées. L’ordre des médecins enquête ». Ces faits, déjà en eux-mêmes (exemple essai commandité par une ONG américaine) et le traitement qui en a été réservé par les médias nationaux, confortent les populations dans leur conviction que l’Afrique est l’objet des projets criminels des Occidentaux. Il en résulte une tendance quasi instinctive de rejet de tout projet venant de l’Occident et touchant à la procréation. Dans ce contexte, il devient logique de comprendre pourquoi nombre d’acteurs ont considéré que le sida est un projet géopolitique des occidentaux.

Les campagnes de sensibilisation pour le contrôle des naissances ont, elles aussi, contribué à exacerber la croyance au projet criminel des Occidentaux, les méthodes de lutte contre la nouvelle maladie (le sida) s’apparentant à celles préconisées pour le contrôle des naissances.

Par ailleurs, quand apparaît le sida, la sécheresse vient de sévir et le continent connaît une grave famine, surtout en Afrique du Nord-est (Ethiopie, Somalie, Soudan). Les images présentées dans les médias pour montrer les ravages du sida ressemblent à s’y méprendre à celles diffusées sur le thème de la famine. De telles similitudes peuvent expliquer le doute exprimé par les acteurs anonymes de la communication sociale sur le sida (les masses). Véronique SASTRE à cet effet souligne que les erreurs de communication laissent des traces qui entament la crédibilité des explications suivantes et le public devient plus sceptique et plus exigent. Elle affirme :

‘« Il demande toujours plus de transparence et de compréhension des évènements. Par ailleurs, il garde en mémoire les crises précédentes, les compare et se méfie d’emblée des premières paroles prononcées lorsqu’une nouvelle crise survient… Les erreurs de communication laissent des traces » (2003, 32).’

Les messages des masses expriment de manière éloquente ce postulat de Véronique SASTRE. L’échec des campagnes de sensibilisation pour le contrôle des naissances peut être révélateur de l’attachement des Camerounais à la procréation. L’on sait par exemple qu’une femme qui ne fait pas d’enfants dans son ménage peut finir par le perdre soit par répudiation, soit parce que le mari se verra « obligé » de prendre une autre épouse, soit alors parce qu’elle se sentira mal en elle-même et préfèrera s’en aller, convaincue de son « inutilité » dans ce ménage. L’Accent mis sur le port du préservatif déjà préconisé pour la limitation des naissances, a suscité des réactions négatives dans la population. Dans son édition du 02 août 2005, La Nouvelle Expression un autre quotidien annonce à la Une que 60% des femmes de la province de l’Ouest s’opposent à l’usage du préservatif.

Il s’agit du résultat d’une étude menée par le Groupe technique provincial de l’Ouest, une structure décentralisée du Comité national de lutte contre le sida (CNLS). L’étude en question porte sur les femmes libres. Cette précision rend plus significative ce résultat car à l’Ouest comme dans le grand nord (trois provinces) où la polygamie reste courante, les femmes mariées restent très soumises à leurs époux et ne peuvent opposer une résistance au rapport sexuel sollicité par le mari. Si l’on intègre la passivité des femmes mariées à ces résultats, on obtient un pourcentage plus élevé des femmes qui se prêtent aux rapports sexuels sans préservatif.

La résistance au préservatif s’explique aussi par le fait que le discours de sensibilisation n’évoque son usage que par rapport à une relation sexuelle occasionnelle. Les valeurs culturelles locales considèrent le rapport sexuel occasionnel comme moralement mauvais. L’on parlera de prostitution ou de fornication (plan religieux). Ces considérations ne signifient pourtant pas que de telles pratiques n’existent pas. Elles peuvent même être courantes mais les acteurs ne veulent pas se sentir étiquetés. C’est ainsi que des prostituées, dans certains cas, déclarent à leurs partenaires qu’elles sont soit mariées soit financées, et qu’elles acceptent la relation (pourtant commerciale) qui leur est proposée par amour. De ce fait, en dehors des grandes villes, les prostituées n’exigent généralement pas un montant correspondant à l’acte sexuel qu’elles accordent à leurs partenaires. Dans ce contexte, utiliser le préservatif signifie que l’homme considère sa partenaire comme prostituée, donc infectée par des IST.

Il apparaît, à la lumière de ce qui précède que le contexte dans lequel le sida apparaît au Cameroun est favorable au doute car d’une part les masses ne voient pas les malades dans leur environnement immédiat ; d’autre part, ces acteurs anonymes rattachent les messages et illustrations des médias aux campagnes controversées du passé, portant sur le contrôle des naissances et sur la vaccination.