B- Absence de médicaments et émergence des théories religieuses

Nous avons vu précédemment que la répétition et la permanence des discours sur le sida ont fini par ébranler le doute des masses. En 1985, le premier cas de sida est diagnostiqué à l’hôpital central de Yaoundé. Les médias en font écho. Il y a un virage important dans la communication sur le sida au Cameroun. En effet, ce qui apparaissait jusque-là comme un problème étranger, le problème des Américains, a désormais une existence dans le pays. A défaut de voir un malade, l’on commence à voir de plus en plus, l’homme qui a vu celui qui a vu le malade. Ces témoignages ne vont pas porter seulement sur les malades. De plus en plus on parlera des morts. Pendant ce temps le discours dominant met l’accent sur le caractère fatal de la maladie et l’absence de médicaments. Il en résulte un climat général de panique. De 1986 à 1988, Cameroon Tribune titre huit fois sur la peur du sida.

La peur suscitée par les discours dominants sur le sida, et l’absence de médicaments, peuvent expliquer le recours à la religion, repéré dans les discours des masses. En effet, nous avons relevé dans notre corpus, une grande référence des masses à Dieu ou aux sorciers pour parler du sida. Certains messages se réfèrent à Dieu comme cause (auteur) du sida. Dans ce cas Dieu aurait crée le sida pour punir les pervers sexuels (les homosexuels et les prostitués). Dans le même sens, d’autres estiment que le sida est plutôt un sort que les sorciers jettent à leurs ennemis.

Dieu est par ailleurs évoqué comme parade à ce mal incurable et non maîtrisable par les humains. La convocation de Dieu et les sorciers aussi bien comme cause que comme parade au sida, apparaît comme une réponse à l’ « incapacité » de la science à trouver une solution convaincante au sida. La convocation de Dieu et des sorciers pour expliquer le sida s’appuie sur les savoirs culturels.

- Au plan religieux, il est admis que Dieu est seul à pouvoir voler au secours de l’homme quand il est dans l’impasse. La Bible regorge des récits montrant comment Dieu sauve les humains quand ceux-ci ont perdu toutes leurs ressources. Exode décrit le cas des Israélites conduits par Moïse face à la mer rouge alors que le Pharaon d’Egypte et son armée s’apprêtaient à les massacrer. Dieu, à ce moment ultime fend la mer à l’invocation de Moïse et son peuple traverse, alors que les Egyptiens qui sont à leur poursuite seront engloutis dans les eaux qui vont se refermer sur eux. Les discours sur le sida dans les années 80 placent le public dans le désespoir et c’est tout logiquement que les croyants font appel à Dieu.

Dans le même sens la médecine traditionnelle admet que les ancêtres peuvent interférer dans la vie des vivants. Ils peuvent leur parler dans les songes et proposer des solutions à certains problèmes pratiques de leur quotidien. Il en est ainsi des médicaments pour guérir certaines affections dont le traitement s’avère compliqué. Dans le cas du sida, la ville de Yaoundé en 2007 a connu une rumeur portant sur une potion dont la composition avait été révélée à une femme en songe par une personne morte de sida. Celle-ci a entrepris de préparer cette potion et de la servir gratuitement à tous ceux qui avaient besoin du traitement.

Par rapport aux représentations, il apparaît qu’après le rejet de la réalité du sida, les discours des masses ont contribué à construire une réalité mystique du sida. Le registre mystique ne perçoit pas la maladie comme résultant de l’action des micro-organismes naturels mais comme une malédiction (punition divine ou des ancêtres) ou comme un sort. Ce sont ces préconstructions qui expliquent la conception populaire du sida comme punition divine ou comme un sort. Il s’agit des élaborations dû à l’impasse psychologique que les discours scientifiques avaient créée autour du sida.