C- L’intermédiation et les discours de synthèse

Contrairement aux hommes de science qui étaient les premiers à formuler les discours sur le sida, les masses anonymes étaient pendant ce temps de simples récepteurs. La position consensuelle (sans débat) des hommes de science au cours des trois premières années, portait les masses beaucoup plus vers une attitude de foi ou de doute. Ceux des acteurs anonymes qui exprimaient le doute, formulaient les messages de rejet que nous avons analysé ultérieurement. Les autres s’en remettaient soit à Dieu soit aux ancêtres.

Au-delà de cette position de foi (acceptation ou rejet), il est également à relever que les premiers messages des hommes de science étaient transmis aux masses par le canal des médias. Quelques fois aussi, ces messages étaient transmis par les spécialistes nationaux, agissant comme le relais des premiers (ceux qui ont eu à formuler et à valider les hypothèses du départ). Dans un cas comme dans l’autre, l’intermédiation pose le problème de la fidélité du message relayé, non pas par rapport à une réalité ontologique quelconque, mais par rapport au message initial. Le professeur Ahmed SILEM de l’Université de Lyon3, dans son cours d’épistémologie dispensé à l’Unité de formation doctorale de l’ESSTIC (Yaoundé) en 2004, met en lumière le glissement sémantique du message entre l’émetteur et le récepteur. La représentation graphique qu’il fait de ce phénomène et que nous interprétons est la suivante.

Représentation graphique du glissement sémantique
Représentation graphique du glissement sémantique

MV : Message voulu

ME : Message émis

MR : Message reçu

Source : Pr. Ahmed SILEM

Dans une situation de transmission idéale, le message voulu est égal au message émis et au message reçu. Cette situation est rarement atteinte. Le schéma du professeur Ahmed SILEM nous permettra d’examiner les messages reçus par les masses populaires à travers ceux que ces derniers émettent comme feedback.

Les messages voulus expriment l’ensemble des connaissances accumulées par l’émetteur dans l’intention de les transmettre aux récepteurs. Dans le cas de notre étude, le message voulu représente les connaissances accumulées sur le sida depuis les premiers symptômes observés jusqu’aux hypothèses émises en passant par les connaissances théoriques sur les virus les maladies et les activités humaines (homosexualité, toxicomanie, hétérosexualité à partenaires multiples, etc.) associées à cette affection.

‘La partie A du message voulu représente toutes les connaissances accumulées sur le sida mais non émises soit sous l’effet de la censure (ou de l’auto censure) soit alors du fait des défaillances techniques. Dans le document Internet intitulé : Est-il rationnel de prévenir et traiter le SIDA en administrant des drogues anti-rétrovirales aux femmes enceintes, aux nourrissons, aux enfants ou à n’importe qui d’autres ? La réponse est négative ! On peut lire : « Les chercheurs d’obédience officielle se refusent à considérer que les agents de stress immunologique constituent un facteur de risque à l’égard du SIDA ». ’

Cette citation postule que, bien que disposant des connaissances qui font des agents de stress immunologique un facteur de risque, les chercheurs dits d’obédience officielle n’émettent pas des messages sur ce fait. Il s’agit là de la description d’une situation correspondant à des messages voulus mais non émis. Voulu, vient de vouloir et exprime le désir, la volonté. L’exemple précédent semble plutôt participer de refus, de la non volonté d’émettre et pourrait donner lieu à un contre sens. Dans le fond, nous rangeons cette omission dans le message voulu parce que la volonté générale des émetteurs des messages sur le sida est que les récepteurs acceptent, admettent ou comprennent les messages émis comme ils veulent que ces messages soient compris. Mais comprendre, le récepteur a besoin de tous les éléments de compréhension. Toutes les connaissances disponibles chez l’émetteur constituent ces éléments de compréhension. Au plan quantitatif, le message voulu est l’ensemble de toutes les connaissances disponibles chez l’émetteur. C’est cette perspective qui nous autorise à considérer les messages omis comme une partie des messages voulus. Cette omission rend d’ailleurs la compréhension finale incomplète. Le répondant (op.cit) qui dit que le sida est une pandémie qui mérite d’être clarifiée exprime l’idée selon laquelle toutes les informations sur le sida ne sont pas diffusées pour permettre une compréhension claire de cette affection.

Les informations non émises se présentent comme un vide que les récepteurs tentent de combler soit par leurs propres élaborations soit alors avec toute explication culturelle cadrant avec les canons de perception de ces récepteurs.

La partie B représente les messages voulus et émis mais non reçus. Il s’agit des pertes qui peuvent être dues soit à l’émetteur soit alors au récepteur. A ce niveau, il faut relever que les messages émis peuvent ne pas être reçus par un récepteur X et l’être par un autre. Dans le cas par exemple de la distraction du récepteur X, il peut arriver qu’il cherche à compléter ce message auprès d’un autre récepteur, dans ce cas il reçoit un message dont la fidélité au premier peut être douteuse. Ce type de message ouvre la voie à la déformation du message initial. Les pertes peuvent aussi agir en termes de vide que le récepteur tente de combler lui-même par son esprit de logique. Le problème posé sur le rôle des moustiques semble participer de cette dynamique. En effet, les messages de sensibilisation sur le sida n’ont pas abordé spécifiquement le rôle des agents naturels autres que le singe pour expliquer soit les origines soit l’épidémiologie du sida. Toutefois, parce que les connaissances disponibles sur d’autres pathologies courantes en Afrique font état du rôle des moustiques et autres types de mouches comme vecteurs dans l’épidémiologie de ces pathologies, des analogies ont ainsi été formulées par rapport au sida. De manière générale, les messages voulus et émis mais non reçus ouvrent la voie à des messages complémentaires et partant, à la modification des messages originels.

La partie D englobe les messages non voulus mais émis et reçus. Il s’agit des bruits générés par l’émetteur. Dans le cas d’un émetteur technique, il pourrait s’agir de caractères d’imprimerie de sons ou d’images introduites accidentellement dans un message et qui en donnent un sens différent. Albert MBIDA, journaliste à la Radio diffusion du Cameroun (aujourd’hui Inspecteur Général au ministère de la communication) avait, dans ce sens « relu » l’avis d’une entreprise des travaux publics qui a son goût, traînait dans l’exécution des travaux de bitumage d’une rue de Yaoundé. L’avis disait : « EXARCOS travaille pour vous, ralentir s’il vous plait ». Dans son papier satirique le journaliste avait dit : « EXARCOS travaille pour vous ralentir, s’il vous plait ». L’effet voulu et obtenu par le déplacement de la virgule était de faire comprendre au public qu’en traînant avec l’exécution des travaux, l’entreprise concernée ralentissait les activités socioéconomiques de la capitale, ce qui était bien entendu différent du message voulu par l’émetteur initial qui était « EXARCOS ». Cet exemple montre l’importance que peut revêtir la place d’un caractère dans un message.

Dans le cas de la communication directe, les messages non voulus mais émis et reçus peuvent être sous la forme de lapsus. Certains lapsus sont « rattrapés » par l’émetteur (quand il en a pris conscience) et rectifiés, mais dans nombre de cas, l’émetteur n’en est pas conscient et il ne rectifie pas le message non voulu ; En conséquence, le récepteur retiendra comme message conscient un message non voulu par l’émetteur. Comme dans le cas du type B, les messages de type D, ouvrent la voie à la déformation du message initial, voulu par l’émetteur.

La partie E représente les messages non voulus et non émis mais reçus. Il est courant dans le processus de la communication que des gens entendent ou vivent des choses qui n’existent pas. Souvent on entend quelqu’un demander : « Vous m’avez appelé ? » alors que personne n’a parlé. Il pourrait s’agir des sons ou des caractères mal appréciés ou tout simplement du fruit de l’imagination personnelle de l’intéressé. Certaines choses qu’on croit avoir lues, vues ou entendues rentrent dans nos allants de soi au même titre que celles que nous avons effectivement lues, vues ou entendues, puisque nous ne sommes pas conscients de la nuance des sources (fictives et réelles). Les perceptions imaginaires ne peuvent se construire qu’à partir des connaissances et schèmes acquis. Dans le cas des masses populaires ces connaissances et schèmes sont pour l’essentiel constitués sur la base des cultures locales. Il y a là aussi lieu à des perceptions erronées des messages voulus.

Les parties F et G sont identiques. Elles représentent les messages non voulus, émis mais non reçus. Ils n’ont pas d’effet évident sur les opinions reçues dans le processus de communication, il est tout de même important, dans le cadre de notre analyse d’en signaler l’existence.

Au total, parce que les masses populaires ne participent pas à l’élaboration des messages du sida et surtout, parce qu’elles reçoivent les messages des hommes de sciences à travers des intermédiaires, elles s’exposent à différentes situations se prêtant à la déformation des messages d’origine et à l’émergence des logiques culturelles.