C.1- Débats entre hommes de science et émergence des discours culturels

La découverte du virus du sida a suscité une forte controverse entre hommes de sciences, controverse relayée par des spécialistes des disciplines périphériques. Les arguments des différents acteurs de cette vaste controverse ont été reçus par les masses dans les conditions précédemment évoquées. Certains ont été reçus fidèlement (messages de type C) d’autres l’ont été dans des conditions se prêtant à la déformation des messages originels (types B et D). A ceux-ci, il faut ajouter les élaborations inconscientes perçues comme provenant des sources scientifiques. A partir de ce principe, nous allons suivre ce processus en partant cette fois des idées exprimées par les masses à travers les messages de notre corpus pour en repérer l’origine conceptuelle.

Les messages des masses permettent de retrouver les différentes logiques développées dans la communication sur le sida au Cameroun. Il y en a qui traduisent fidèlement les discours dominants. C’est le cas par exemple de celui qui dit : « Le sida est une maladie très dangereuse qui tue les défenses de l’organisme. C’est une maladie qui attrape beaucoup plus les jeunes ». Ce message retrace toute la logique dominante telle que nous venons de l’analyser. Il y a d’abord l’idée d’une entité pathologique (« une maladie dangereuse »). Par la suite, le message joint cette entité pathologique à la déficience immunitaire (« qui tue les défenses de l’organisme »). Enfin, ce message rappelle l’un des premiers groupes à risque définis par la logique dominante (« qui attrape beaucoup plus les jeunes »). En effet, après les premiers ciblages sur les homosexuels et les toxicomanes qui, dans l’imagerie populaire n’existent pas au Cameroun, les messages officiels ont considéré que toute personne sexuellement active était dans le groupe à risque. Sur la base de cette logique, les messages de sensibilisation ont clairement parlé de jeunes. C’est le cas du message du CNLS qui dit : « Jeunesse, lève-toi et combattons le sida ». Selon le discours dominant, la jeunesse est une cible privilégiée du sida à cause de son intense activité sexuelle.

D’autres messages complètent ce type, en y ajoutant d’autres aspects de la logique dominante. C’est le cas de celui qui dit : « le sida se transmet par voie sanguine ». La logique dominante avons-nous dit, est dynamique ; à cause de cette dynamique, les messages de masse expriment la logique dominante de manière parcellaire. Toutefois, l’analyse de notre questionnaire révèle que tout répondant qui exprime en partie la logique dominante partage les autres aspects. Mais ces aspects peuvent être exprimés de manière approximative. Par ailleurs, ces répondants ajoutent à la logique dominante des aspects hétérodoxes.

Au-delà des messages des masses qui expriment fidèlement la logique dominante, il y en a qui persistent dans le rejet. Nos deux sondages ont été réalisés en 2005 et 2007 c’est-à-dire 20 à 22 ans après le diagnostic du premier cas de sida au Cameroun. Malgré la sensibilisation, ces répondants persistent à admettre que le sida est une affabulation. L’analyse des autres réponses de ceux qui expriment le rejet révèle que certain parmi eux considère le sida comme une invention entendue dans le sens de réalisation anthropique. Ce type de répondant déclare avoir entendu parler du sida à travers les médias et les amis. Par ailleurs, les répondants de ce type maîtrisent les modes de transmission du sida. Ces observations permettent de penser que leur définition du sida participe beaucoup plus du refus d’acceptation d’une réalité rebutante que de l’ignorance. L’un de ces répondants en effet affirme que les instruments utilisés pour les tests vih arrivent déjà contaminés par le vih. Cette réponse montre que l’intéressé sait que le sida est dû à un virus qui se transmet par le sang à travers des objets tranchants. Hors admettre que les aiguilles utilisées pour le test arrivent déjà contaminés revient à reconnaître l’existence du sida en tant maladie transmissible. La logique de rejet des acteurs camerounais semble être liée à celle véhiculée par les chercheurs dissidents. En effet nous avons relevé que pendant trois années le sida comme objet de discours s’est constitué sans débat dans les milieux scientifiques. C’est avec le vih que naît la controverse. C’est à cette même période que s’intensifie la sensibilisation au Cameroun. Les premiers articles de Cameroon Tribune qui parlent clairement du sida date de 1985 en pleine période de la controverse.

Tout à côté de cette logique, apparaît une autre, qui ne nie véritablement pas l’existence du sida mais qui lui donne un contenu immatériel. C’est le cas du message qui dit : « Le sida est une maladie mystique ». Ce message admet déjà l’idée d’une maladie mais il situe cette maladie dans le domaine métaphysique. Nous pouvons ranger dans type, les messages qui identifient cette maladie mystique soit à un sort soit alors à une punition divine. A la différence du type précédent qui, du fait de la négation de l’existence, suspend tout débat, la logique qui admet le sida comme une maladie mystique fait d’autres types de propositions quand à l’épidémiologie de cette maladie. Certains messages de ce groupe postulent que cette maladie mystique est lancée par les sorciers à leurs ennemis. Il s’agit là, comme nous l’avons relevé au chapitre II de la 3e partie, d’une perception culturelle de la maladie. Il en ressort que les émetteurs de ce type de messages acceptent que le sida est une maladie, mais ils intègrent cette maladie dans le regard culturel qui est le leur et qui leur permet d’en rendre compte. A travers ses messages apparaît l’influence du regard culturel africain analysé plus haut.

Dans le même sens, ceux qui disent que le sida est une punition divine avancent aussi qu’il s’agit d’un signe annonciateur du retour de Jésus-Christ sur la terre. Les émetteurs de ce type de messages laissent entendre que le sida est généré par l’acte sexuel « mauvais » (la fornication ou l’adultère). Par rapport à leurs homologues qui considèrent le sida comme un sort, ces derniers émetteurs proposent des méthodes de prévention qui sont : l’abstinence et la fidélité. Nous retrouvons là le regard chrétien qui est regard de synthèse entre la science et la foi. Ce regard considère le sida comme une menace sur l’humanité et fait appel à des attitudes de foi pour y faire face.

Une quatrième logique apparaît au-delà des trois précédentes. Il s’agit d’un type syncrétique qui fusionne la perception dominante et les arguments des dissidents. Les messages de ce type admettent que le sida est une maladie physique due aux agents naturels, idée partagée à la fois par les acteurs de la logique dominante et ceux de la dissidence. Des nuances internes existent dans ce type de logique. Le message qui dit : « Il faut beaucoup de rapport sexuels avec une personne séropositive pour contracter le vih/sida » admet que le sida est causé par le vih (logique dominante) mais il ajoute qu’il faut beaucoup de rapports sexuels avec un personne séropositive (logique dissidente). Le deuxième volet de ce message, relatif à l’aspect quantitatif des rapports sexuels, reflète un point de vue de certains chercheurs dissidents. Dans le document Internet intitulé Est-il rationnel de prévenir et traiter le SIDA en administrant des drogues anti-rétrovirales aux femmes enceintes, aux nourrissons, aux enfants ou à n’importe qui d’autre ? La réponse est négative ! (op.cit) on peut lire :

‘« Au début des années 1980, il fut postulé que le VIH était un virus extrêmement contagieux. Et pourtant, même les chercheurs ès SIDA de l’obédience officielle reconnaissent qu’il faut au moins 1000 rapports vaginaux et 100 à 500 rapports anaux pour que l’on constate une séroconversion »13.’

Il apparaît, sur la base des allants de soi scientifique que la quantification des rapports sexuels comme explication de la transmission d’une maladie n’a nullement été établie. Les émetteurs de ce type de messages au Cameroun sont ceux qui ont été d’une certaine manière exposés aux différentes logiques dissidentes précédentes. Ils en ont une perception synthétique. Il apparaît ici que les différents débats entre hommes de science ont été de manière insidieuse diffusés au Cameroun.

Un autre groupe de messages laisse penser qu’on pourrait contracter le sida en consommant certaines viandes ou en se faisant mordre par de bêtes sauvages. C’est le cas de celui qui dit : « Le sida se contamine aussi par le gibier ». Ce message laisse admettre qu’en consommant de la viande sauvage (le gibier) on peut attraper le sida. Il aborde un mode de contamination qui n’est pas évoqué par le discours dominant. Les discours des chercheurs dissidents ne parlent pas non plus de la contamination par les aliments. Toutefois, nous avons repéré des discours des chercheurs (officiels et dissidents) qui évoquent la malnutrition comme cause de la déficience immunitaire. Par ailleurs, certains messages dominants du milieu des années 80 ont évoqué comme origine du sida, la transmission du SIV du chimpanzé à l’homme. Il est possible que l’idée de la contamination par le gibier soit une confusion de ces différentes hypothèses. Le message qui dit : « le sida se transmet par les singes, les serpents, finalement je crois qu’il n’existe pas » traduit mieux cette perplexité.

Au niveau des masses populaires, il n’y a pas d’instance de consensus. Les messages qui arrivent des différentes sources demeurent équivalents. Le récepteur est amené tout seul à faire le tri. Cette opération se fait à partir de son stock de savoirs et pratiques (ses allants de soi). Or nous avons relevé à ce niveau que ces allants de soi sont divers, chez les acteurs anonymes, les uns découlant de leur culture ethnique, les autres de leur religion, certains autres enfin de leur culture générale, celle-là qui est acquise par des échanges divers avec d’autres acteurs sociaux dont les médias nationaux et internationaux.

Parlant de l’évocation du gibier dans la transmission du sida, Cameroon Tribune publie dans son édition du 1er novembre 2004, un article intitulé « sida : le danger qui vient du gibier ». L’article est un compte rendu des recherches menées au Cameroun par une équipe de chercheurs américains et camerounais. De cette recherche l’on apprend que :

‘« … sur 1800 personnes examinées, 1100 avaient été en contact avec du sang et d’autres liquides organiques issus de singes. Et sur ces 1100 personnes, 10 présentaient des anticorps à une famille de virus appelés les puma-virus » ou en anglais simien foamy virus (SFV). Des virus de la même famille que le VIH qui jusqu’ici n’étaient connus que chez les singes.
Les personnes infectées au Cameroun avaient été en contact avec trois espèces de primates (gorilles, mandrills et cercopithèques de Brazza) un contact qui aurait été établi par la manipulation de carcasses d’animaux abattus ou à la suite d’une morsure par des animaux blessés » ’

Il apparaît, à l’analyse de cette citation que cet article reprend presqu’à la lettre la logique avancée au milieu des années 80 portant sur l’origine simienne du virus du sida. Seulement le terme gibier utilisé par Cameroon Tribune laisse penser que la contamination se fait par la consommation des viandes sauvages. Certes l’article souligne plus loin que les personnes infectées par le SFV présentaient des signes d’infection au VIH (symptômes du sida) sans résultats positifs au test de vih. On pourrait y voir d’une part une annonce de la découverte de nouvelles souches ou même de nouveaux virus du sida, et d’autre part la réplique à l’argument des chercheurs dissidents portant sur les cinq mille cas de sida sans vih. Dans tous les cas, ce qui semble retenir l’attention des masses populaires dans ces développements, c’est l’idée de la transmission par la consommation des viandes sauvages (le gibier) car dans le langage courant au Cameroun, le gibier renvoie à la consommation de viande sauvage.

Toujours dans la logique syncrétique, d’autres messages populaires laissent admettre que le sida est une création humaine à des fins géopolitiques. Ces messages estiment que les auteurs de cette action sont les Blancs dont l’objectif principal est de réduire la population de l’Afrique.

Le dialogue du chapitre II de la première partie traduit cette perception populaire. C’est cette idée qu’affirme la première intervenante quand elle dit :

‘« Le sida est le résultat de la recherche d’un Blanc ; ce Blanc a envoyé d’autres Blancs en Afrique pour contaminer un certain nombre de personnes soit avec des injections soit par des rapports sexuels ». ’

Il apparaît ici, outre l’idée d’une création criminelle deux modes de contamination. Ces deux modes correspondent à la logique dominante : contamination par le sang (injections), et par le sexe (les rapports sexuels). Cette idée d’origine anthropique se retrouve également dans certains messages des chercheurs dissidents. Dans le document intitulé La plus grande escroquerie de l’histoire de la science médicale. Apocalypse (révélation) et invitation à l’éveil on peut lire :

‘« Donal Francis, membre de l’EIS depuis 1971, avait décidé que le syndrome baptisé sida devait être attribué à un rétrovirus avec une longue période d’incubation qui plus est ! Mettant en œuvre ses nombreux contacts dans le domaine des rétrovirus, Francis passa les deux années suivantes à pousser Robert GALLO à isoler un nouveau rétrovirus. GALLO finit par se sentir intéressé et prit son brevet pour avoir découvert le VIH ». ’

Il apparaît ici une intention puis une action humaine de « création » du sida. Comme nous l’avons souligné depuis le début, la véracité de telles allégations ne nous intéresse pas, par contre notre préoccupation est de suivre comment de tels propos sont récupérés et reformulés pour exprimer les convictions que les acteurs de la communication sociale ont sur sida au Cameroun. Dans le cas précédent les noms évoqués (Donald Francis, Robert GALLO) les lieux (USA) font partie des éléments qui, dans l’imagerie populaire en Afrique caractérisent le Blanc ou l’Occident. L’on comprend cette intervenante qui parle de la recherche d’un Blanc.

Dans le même sens, d’autres chercheurs dissidents évoquent une recherche vaccinale qui aurait tourné en catastrophe. Edward HOOPER un ancien correspondant de la BBC dans la région des grands lacs africains (op.cit) parle du vaccin contre la poliomyélite alors que d’autres évoquent le vaccin contre la variole. Il met en cause un chercheur américain Hilary KOPROWSKI et le gouvernement Belge, tous représentatifs de l’Occident qui, pour les Africains se résume en une race : « les Blancs ».

La réplique des officiels est un révélateur de l’importance des messages de ce type. Dans son édition du 16 mai 1987, Cameroon Tribune publie un article intitulé : Pas de rapport entre le sida et l’éradication de la variole. Il s’agit d’une mise au point effectuée cinq jours plus tôt par monsieur Jonathan MANN, le directeur du programme spécial de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Genève. Une telle réplique met de l’emphase sur les messages dissidents qui évoquent les campagnes vaccinales. Elle démontre à quel point les allégations des dissidents ont irradié le monde.

D’autres messages sont spécifiquement orientés vers les méthodes de lutte. Le message qui dit : « La protection du condom n’est pas suffisante : le condom a des pores à travers lesquels les virus du sida peuvent passer », s’inscrit dans une perspective scientifique mais pour relativiser les messages dominants qui préconisent l’usage du condom comme méthode de prévention. A travers ce message transparaît la logique dominante dans la mesure où il admet l’existence du virus du sida et accepte indirectement la transmission de ce dernier par la voie sexuelle. Seulement ce message va au-delà du discours dominant car il accorde au virus du sida des capacités que ne lui reconnaissent les discours officiels.

Dans le fond, ce message est conforme au discours dominant du milieu des années 80 qui relativisait l’efficacité du préservatif. En effet, c’est seulement quelques années plus tard que ce même discours dominant va accorder au préservatif une capacité de protection plus forte. Dans son édition du 05 septembre 1985, Cameroon Tribune publie un article intitulé Le rôle de l’information est essentiel selon l’OMS. On peut y lire :

‘« L’utilisation de préservatifs, poursuit l’OMS, diminue le risque de transmission, mais ne confère pas une protection totale ». ’

Cette citation n’évoque pas l’existence des pores sur les préservatifs mais en affirmant que l’utilisation du préservatif n’assure pas une protection totale, elle rend logique une explication comme celle qui prend pour argument, l’existence de pores sur le condom. Cette explication est la même que celle évoquée par un élève dans une émission télé (op.cit) se référant aux explications données par son professeur de biologie.

Les premiers messages de sensibilisation on ainsi laissé des perceptions qui n’on pas changé avec les nouvelles orientations de la communication officielle sur le sida. Dans le même sens, l’article précédemment évoqué dit :

‘« Enfin, l’OMS estime que les femmes atteintes de SIDA ou courant un risque élevé devraient éviter d’être enceinte, car l’infection peut se transmettre au fœtus et au nouveau-né ».’

Ce dernier message est à l’opposé du message de la même logique dominante mais plus actuel qui dit : « La femme séropositive ne perd pas sa qualité de mère de l’humanité » ou de celui qui dit : « La femme enceinte séropositive peut accoucher d’un enfant sain, grâce à la PTME. Informez-vous à votre district de santé ». IL s’agit d’un changement de perception qui fait passer les premiers messages orthodoxes à l’hétérodoxie. Malheureusement l’évolution des connaissances des hommes de science n’implique pas automatiquement une évolution conséquente des connaissances de tous ceux qui étaient déjà exposés aux premiers messages. Il se créé ainsi un déphasage entre les premiers messages qui pourtant sont devenus hétérodoxes. Il apparaît que bien des discours aujourd’hui dominés ne sont que des discours dominants déphasés et tombés dans la catégorie hétérodoxe.

Dans le même sillage de la relativisation de l’efficacité du préservatif dans la lutte contre le sida, un message populaire dit : « Le condom est contre nature ». Ce message ne situe pas le préservatif dans une perspective scientifique. Ce n’est pas son efficacité qui est mise en cause mais sa justesse. Ce message se situe dans une perspective morale et distingue ce qui est bon ou juste de ce qui ne l’est pas ; il est marqué par le regard religieux. Genèse 38 : 8-10 raconte l’histoire d’ONAN, fils de JUDA qui ne voulait pas laisser d’héritier à son frère ER et se souillait par terre quand il avait des rapports sexuels avec THAMAR sa veuve. La Bible précise que « ce qu’il faisait déplut à l’Eternel qui le fit aussi mourir ». Sur la base de ce récit le regard religieux, qui considère l’acte sexuel dans sa fonction reproductrice et non dans la perspective ludique, assimile l’usage du préservatif au geste d’ONAN. Cette logique dès lors se situe dans la même perspective que les messages qui considèrent que le sida est généré par l’acte immoral et non par un virus. Ici comme dans le cas des messages qui considèrent le sida comme un des signes annonciateur du retour de Jésus-Christ, il apparaît une influence du regard religieux qui prend en charge des messages pourtant orthodoxes.

Les soins à apporter aux victimes du sida apparaissent comme un autre point focal des messages des masses populaires. L’idée d’une maladie qui menace l’humanité toute entière semble insupportable. Les messages dominants au début des années 80 insistaient sur l’aspect incurable du sida. Dans l’article de l’édition du 05 septembre de Cameroon Tribune (op.cit) on peut lire :

‘« Devant l’absence de traitement ou de vaccin contre le SIDA, il faut intensifier l’information afin d’éviter la propagation du virus… ». ’

L’absence de traitement ou de vaccin laissait comprendre que le seul fait d’être atteint de sida était une condamnation à mort. Aujourd’hui, ces messages sont passés de la fatalité à l’espoir avec l’idée qu’on peut désormais vivre avec le sida.

Les messages populaires, avons-nous observé, ne sont pas dynamiques mais divers et statiques. Certes des individus peuvent changer de position mais de manière générale, les différents points de vue observés au début de notre recherche restent perceptibles. Il existe, parmi eux, ceux qui estiment qu’on peut soigner le sida. C’est le sens du message du répondant qui dit : « On soigne le sida ». C’est dans le même sens que Maturin le tradipraticien (op.cit) estime que le traitement du sida n’est pas difficile. C’est également ce qui explique la rumeur à Yaoundé sur une revenante qui aurait révélé la plante médicinale dont certaines personnes ont entrepris de faire boire l’infusion à la population.

La presse nationale a elle aussi fait écho des prétentions de certains chercheurs isolés qui affirmaient avoir trouvé un médicament au sida. Dans l’édition du 04 février 1988 Cameroon Tribune annonce pour « bientôt » le test d’un nouveau vaccin. Le 04 février le même journal annonce : « l’espoir vient peut-être de l’Afrique ». L’article parle de la découverte d’une molécule (MM1), découverte par une équipe Zaïro-Egyptienne et présentée comme « le nouveau médicament ». Le même sujet était déjà au menu de l’édition du 23 novembre 1987 sous le titre Nouveau remède anti SIDA : les assurances du Pr. LURHUMA. D’autres journaux ont publié des articles dans le même sens portant soit sur des essais vaccinaux dans le monde, soit alors sur des chercheurs qui étaient supposés avoir découvert un médicament. La tribune de l’est un autre hebdomadaire national annonce dans ce sens à la Une de son numéro 175 (sans date) un seul titre : Le sida est vaincu. L’article de l’intérieur se résume en une longue interview de David ETOUNDI qui se présente comme chercheur isolé et qui déclare avoir trouvé un médicament capable de guérir le sida « définitivement en 12 jours ». Le même chercheur isolés avait déjà été reçu à la radio nationale (CRTV), dans la chaîne urbaine « FM 94 » du réseau (CRTV) et à la télévision nationale (CRTV) au cours de l’année 2002. La tribune de l’est en 2005 dans son n°215, titre une fois de plus à la Une : « J’ai soigné cinq ministres atteints du sida ». Il s’agit de la déclaration faite par un autre « chercheur isolé » LIMALEBA Christopher dans une interview accordée à ce journal. A la question d’où vient le sida ? Le « chercheur isolé » répond :

‘« C’est la peste du 21e siècle. On sait déjà d’où est venue cette pandémie. Il s’agit d’un rétrovirus, fabriqué dans les laboratoires criminels des blancs, composé à partir du croisement de trois virus dont celui de l’hépatite ; le but de cet acte criminel était de réduire la population grandissante de l’Afrique de moitié en 2030 ».’

Cette réponse montre comment s’agrègent les différentes convictions préexistantes dans la perception du sida. Nous retrouvons là, l’idée d’une origine anthropique du sida (fabriqué dans les laboratoires), celle d’une action consciente avec intention criminelle des Occidentaux (les Blancs) et le lien avec la vaccination (le virus de l’hépatite). Ces différentes idées sont formulées dans un langage à prétention scientifique dans le but d’être validées par les publics auxquels elles s’exposent. Or le discours dominant fait des personnes victimes de l’hépatite, un groupe à risque ; des amalgames deviennent dès lors possibles. Les différentes annonces de la découverte d’un médicament ou d’un vaccin ont suscité auprès du public un espoir et même la conviction que le sida était enfin dompté.

Par ailleurs, les importants fonds alloués à la lutte contre le sida, dont les montants sont souvent annoncés à grands renforts de publicité dans les médias, ont laissé penser que les grands enjeux économiques qui sous-tendent la lutte contre le sida ne sont pas favorables à la découverte en Afrique du médicament contre cette pandémie. Cette pensée est soutenue comme nous l’avons vu plus haut par l’opinion populaire africaine qui conçoit que les enjeux géopolitiques des grandes puissances occidentales ont pour principal objectif, de maintenir l’Afrique sous leur domination. Sur cette base, l’Occident (les Blancs) n’accepterait pas que le médicament du sida soit découvert en Afrique car cela signifierait un afflux financier énorme vers l’Afrique. Certains de ces chercheurs entretiennent cette idée en jouant les victimes. David ETOUNDI déclare dans La Tribune de l’Est qu’il a reçu des menaces de mort.

Au total, à travers les messages de masses populaires se dégagent d’une part un rejet de la réalité présentée par les discours dominants de sensibilisation sur le sida. Ce rejet n’exprime que le refus d’affronter une pandémie présentée comme une menace pour l’humanité. Face à l’absence de médicaments, les masses populaires ont intégré dans le champ de la santé, des discours religieux qui ont fini par inscrire le sida dans le champ spirituel. Il s’agit d’une prise en charge par les regards culturels, d’une réalité dont l’intelligibilité n’est pas évidente. Parce que la compréhension du fonctionnement du sida et sa prise en charge ne sont pas parfaitement accessibles, ces masses populaires sont amenées à les appréhender par les savoirs et pratiques en usage dans leurs cultures.

Par ailleurs, le sida étant parvenu à ces masses, à travers les discours des spécialistes et les relais médiatiques, les contradictions entretenues par ces acteurs sont intégrées dans les canons de perceptions culturels. Certains discours des spécialistes sont reçus fidèlement et exprimés ainsi, d’autres se mélangent aux élaborations culturelles locales pour aboutir à des discours de synthèse. Comme dans le cas des dynamiques scientifiques, il se dégage une perception générale du sida comme une maladie, c’est-à-dire une entité pathologique. Ici, cette pathologie est tantôt perçue comme relevant du domaine spirituel et tantôt considérée comme due à l’action des microorganismes naturels. Chacune de ces perceptions présente des nuances internes qui sont autant de certitudes c’est-à-dire de réalités.

Notes
13.

DUESBERG PH & RASNICK D. AIDS Acquired by drugs consumption and other non contagious risk factors. Pharmac ther 1992; 55: 201-277.