C.2-Emergence par rapport aux perceptions culturelles nationales

Les acteurs nationaux désignés dans ce travail sous le nom de masses ou masse anonymes, ont été amenés à prendre position dans la discussion entre les chercheurs dominants ou officiels et les chercheurs dominés ou dissidents. Certains ont adhéré aux discours dominants. D’autres par contre, ont formulé des énoncés nouveaux.

Comme dans le cas des formulations scientifiques, les « hypothèses » des masses reposent sur les allants de soi culturels. Certains discours des chercheurs dissidents postulent que le sida est dû à un échec vaccinal ou à une arme bactériologique mise au point par les Etats-Unis d’Amérique. Certains acteurs anonymes interprètent ces postulats et affirment que le sida est une invention c’est-à-dire une conception et une réalisation humaine. Une telle perception repose sur les convictions culturelles acquises dans le passé sur la fabrication des armes bactériologiques ou sur des campagnes vaccinales. Selon cette perception, de tels programmes avaient déjà été mis au point par les Blancs racistes en République Sud-africaine avec pour objectif de rendre les Noirs stériles et réduire leur poids démographique. Fondées ou non, ces discours ont été tenus au Cameroun et dans nombre de pays d’Afrique noire. Les postulats formulés sur les rapports racistes entre Blancs et Noirs en République sud-africaine ont été généralisés. Cette conviction explique les résistances à l’action vaccinale, aussi bien au Cameroun que dans d’autres pays d’Afrique noire dont le Nigeria. C’est dans ce climat psychologique que le sida est apparu.

Par ailleurs, parce que les débats entre chercheurs officiels et dissidents portant sur le virus du sida s’enlisaient, certains acteurs anonymes ont pensé que le sida n’est pas maîtrisable par les humains. Comme il est admis dans les cultures africaines que les maladies peuvent provenir soit de Dieu ou des ancêtres (perception religieuse), soit des sorciers (perception culturelle), ces allants de sois rendent rationnelles les hypothèses religieuses ou culturelles formulées sur le sida, la science se montrant incapable de fournir une explication consensuelle et cohérente sur cette curieuse maladie.

Ces inventions ne restent pas cependant en rupture avec les convictions établies avant la découverte du virus du sida postulant que le sida est une maladie fatale, transmise par le sang et surtout par le sexe. Les discours des masses opèrent une sorte de synthèse syncrétique en postulant que le sida résulte des "mauvais comportements ". Ainsi par mauvais comportements l’on entendra : l’adultère, la prostitution ou l’homosexualité qui sont condamnés à la fois par toutes les religions classiques présentes dans le pays et par les différentes cultures nationales. Comme nous l’avons relevé au chapitre III de la première partie, le discours des masses, admet que le sida et lié à l’activité sexuelle mais il le présente comme généré et non transmis par le sexe. Il y a une synthèse entre positions pourtant différentes dans le fond. En effet, le postulat scientifique, qu’il soit officiel ou dissident, admet que la maladie a des causes naturelles qui affectent l’homme par un contact physique, alors que la conception culturelle et religieuse des masses soutient que le mal est, non pas transmis, mais généré par l’acte sexuel « coupable ». Les deux positions se rejoignent simplement par la convocation du sexe dans les explications. La différence refait surface dès lors qu’il s’agit des méthodes de lutte. Dans un cas, on va prôner des attitudes d’évitement physique des contacts sexuels, tandis que dans l’autre, il s’agira d’éviter moralement un rapport non autorisé. De même, dans un cas, il s’agira de lutter contre le mal quand il est déjà là, par des médicaments alors que dans l’autre on va se reporter vers des actions spirituelles telles que la prière ou des rites de conjuration du sort.

Au total, il apparaît que la construction culturelle du sida s’opère par une opération bien plus complexe que la construction scientifique. Ici, les acteurs tout aussi divers et multiples, utilisent les connaissances et les convictions accumulées par rapport au regard scientifique et aux différents regards culturels et religieux, pour formuler des hypothèses. Parce que la religion et la culture reposent sur la tradition, les convictions culturelles et populaires évoluent peu, d’où le constat fait sur le caractère statique des discours dominés.

Le concept du sida apparaît dans un contexte caractérisé par une masse de connaissances établies dans différents domaines, et par une grande diversité des manières de penser, de sentir et d’agir réglées, ce que nous avons appelé, les regards. Chacun de ces regards a donné lieu à une perception et une représentation particulière du sida. Il existe néanmoins une structure de base sur laquelle repose un consensus certain. A partir de ce socle de base, chacun de ces regards donne lieu à une perception particulière du sida et tend à problématiser les énoncés des autres. De la discussion qui résulte de ces échanges, certains énoncés sont définitivement rejetés, d’autres validés et certains autres modifiés pour produire des certitudes nouvelles, d’où les changements perçus dans certains discours sur le sida. Deux principaux modes de construction apparaissent à travers ces échanges communicationnels : l’un obéit aux principes scientifiques, tandis que l’autre résulte de l’appropriation des discours scientifiques par les regards culturels. Nous retrouvons ici la vérification de notre deuxième sous hypothèse (chapitre III et IV).