Conclusion

Au Cameroun, le Sida est l’objet d’une abondante production discursive faisant intervenir une pluralité d’acteurs aux compétences variées. D’où vient une telle diversité discursive et qu’est-ce qui fonde les acteurs de la communication sociale à tenir tel ou tel autre discours ? Voilà quelques unes des interrogations auxquelles la présente thèse s’est proposée d’apporter une réponse. La démarche, pour y parvenir, s’inspire de la méthode de Michel FOUCAULT dans l’Archéologie du savoir (1969) et Naissance de la clinique (1963). Il s’agit de remonter aussi loin que possible dans l’histoire, pour « exhumer » les conditions d’émergence des thèmes et des concepts qui ont permis la formulation des discours et la modification de ces derniers dans le temps. A cet effet, nous n’avons pas eu à formuler des hypothèses fermes dans le sens où elles sont généralement formulées dans un travail scientifique. Les hypothèses ici sont des canevas qui permettent de suivre Michel FOUCAULT dans sa démarche. Cette orientation nous situe dans le cadre théorique du constructivisme. Le travail se structure en trois parties.

La première intitulée « Sida et messages sur le Sida » examine les rapports entre le concept de Sida et les messages qui en parlent. Elle se subdivise en trois chapitres. Le premier analyse les concepts fondamentaux qui permettent de formuler une logique d’analyse des données du corpus. Il s’intitule « les concepts de base ». Y sont examinés, les concepts de réalité et de construction. Il y apparaît que le concept de réalité pose un problème perceptif. Certains penseurs à l’instar de Richard DAWKINS perçoivent la réalité de manière objective c’est-à-dire sans relation avec un sujet percepteur. D’autres par contre comme Max PLANCK estiment que la réalité n’existe pas sans un sujet percepteur. Loin de chercher à trancher ce débat, ce travail essaye de concilier les deux positions et admet qu’il existe bien une réalité objective dont compte est rendu par des sujets percepteurs. Par ailleurs le concept de construction, en se référant à des disciplines comme l’architecture, permet une représentation mentale de l’agencement des concepts et thèmes, grâce au ciment des allants de soi (connaissances et certitudes acquises dans le passé).

Le deuxième chapitre décrit le corpus des messages à la base des analyses effectuées. Deux types de messages sont identifiés à ce niveau : les messages dominants et les messages dominés. Les messages dominants sont produits par les institutions spécialisées et les médias de service public alors que les messages dominés sont ceux qui émanent : des chercheurs dissidents, des articles médiatiques des rédacteurs non compétents et des masses d’acteurs anonymes de la communication sociale. Les chercheurs dissidents sont ceux qui s’opposent à l’hypothèse virale du Sida. Il s’agit d’un ensemble hétéroclite regroupant aussi bien des biologistes que des spécialistes des domaines n’ayant que peu de liens avec la biologie.

Le troisième chapitre intitulé « acteurs et statut des acteurs » met en lumière l’influence du statut des différents types d’acteurs mis en évidence au deuxième chapitre tandis que le quatrième examine l’influence des lieux où sont émis les messages sur le Sida. Ce chapitre est intitulé « les lieux de parole ».

La deuxième partie se découpe en trois chapitres. Elle est intitulée « émergence des discours ». Le premier chapitre examine la manière dont les différents acteurs de la communication sur le Sida procèdent pour s’exprimer. Ce chapitre est intitulé « les procédures d’énonciation ». Il y apparaît que les principales procédures d’énonciation sont : l’allocution très utilisée par les hommes politiques, le sermon réservé aux acteurs religieux, l’image qu’affectionnent les spécialistes et autres professionnels du domaine médical ou de la communication, la gestuelle qui est la procédure commune à tous les acteurs, et la musique.

Le deuxième chapitre procède par un tri pour mettre ensemble les messages qui permettent de dégager une logique, et d’isoler ceux dont les contenus ne s’accordent pas. Ce chapitre est intitulé « la structuration des discours ». La typification des messages met en exergue trois niveaux d’opposition entre dominants et dominés. Le premier niveau est politique ; il met en lumière les mécanismes de dévotion de la compétence sur la base de l’investiture politique. Dans ce sens, sera compétent, non pas l’acteur qui détient un savoir scientifique mais celui qui est investi de l’autorité politique. Ceux des acteurs qui ne sont pas investis d’un pouvoir politique sont considérés comme dominés. Le deuxième niveau d’opposition est scientifique il met face à face les acteurs sur le critère des connaissances scientifiques. A ce niveau, l’acteur dominant est celui qui, dans une discipline précise (la biologie en l’occurrence) a la plus grande maîtrise des connaissances disponibles. Le niveau scientifique oppose les acteurs sur la base des arguments. Tel aura été le cas entre l’équipe de recherche américaine conduite par Robert GALLO et l’équipe française dirigée par Luc MONTAGNIER. C’est également le cas de l’opposition entre chercheurs officiels (dominants) et chercheurs dissidents biologistes. Le niveau culturel oppose les acteurs sur la base des traditions et des acquis culturels. Il s’agit d’une opposition entre les observations concrètes et les mythes ; la démonstration et la foi. Il s’agit ici d’un découpage purement théorique car dans la réalité il arrive qu’un niveau en influence un autre. C’est ce qui est arrivé dans l’opposition entre les équipes française et américaine au sujet de la paternité de la découverte du virus du Sida. Les débats du niveau scientifiques ont été tranchés par le niveau politique. En effet, une juridiction, fut-elle scientifique est avant tout une instance politique dans la mesure où son mode de désignation obéit aux canons politiques (nominations, vote, etc.). Ces différentes oppositions se développent sur des thèmes tels que la définition du Sida, son origine, l’épidémiologie et la lutte. Le troisième chapitre intitulé « les dynamiques symboliques des discours » observe les modifications intervenues dans les premiers discours sur le Sida.

La troisième partie apparaît comme la partie-clé de cette thèse, elle fait le lien entre les discours sur le Sida et la réalité de cette affection. A cet effet, elle examine comment les thèmes abordés et les concepts utilisés dans la communication sur le Sida apparaissent. Cette partie est intitulée « discours et réalités du Sida ». Elle se subdivise en quatre chapitres.

Le premier chapitre porte le titre de « les conditions de possibilité ». Il examine comment les savoirs et savoirs faire accumulés dans diverses disciplines et diverses cultures permettent aux acteurs de tenir ou d’admettre tel ou tel discours. Ce chapitre fait un premier arrêt sur la formation des objets. Par formation des objets, il faudrait entendre, sous l’éclairage de Michel FOUCAULT, la manière dont les thèmes abordés et les concepts utilisés dans la communication sur le Sida se constituent. Le premier examen dans ce sens va se focaliser sur les lieux d’où émergent les objets en question. Ces lieux, Michel FOUCAULT les appelle, les surfaces d’émergence. Il s’agit aussi bien des milieux physiques que des milieux non physiques tels que les institutions (le cas de l’OMS ou des médias). Les hôpitaux apparaissent comme les premières surfaces d’émergence des thèmes et des concepts sur le Sida. C’est en effet l’hôpital universitaire de Los Angeles qui est la première surface d’où apparaissent les faits qui permettront de parler du Sida. Il s’agit d’un malade dont le diagnostique est difficile parce que les examens médicaux n’en révèlent pas l’agent pathogène.

Le cas de ce patient permet de mettre en lumière comment ce que Michel FOUCAULT appelle le regard médical permet une analyse du fait pathologique et comment cette analyse du fait pathologique permet la formulation des hypothèses, tout ceci sous l’emprise des connaissances disponibles ou les allants de soi pour parler comme Alfred SCHUTZ. Les premières hypothèses formulées l’ont été sur la base des allants de soi scientifiques. Elles ont été ensuite prises en charge par les milieux universitaires. Il apparaît, entre les milieux médicaux et les milieux universitaires une intervention des instances de validation. L’OMS aura été la première instance qui a validé les hypothèses des milieux médicaux.

La genèse ainsi exhumée se situe hors de notre champ d’observation (le Cameroun). Cet espace hors champ se retrouve connecté à notre champ à travers certains acteurs « médiatiques ». Il s’agit des médias proprement dits et de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui a entrepris une vaste campagne de sensibilisation à travers le monde. Les thèmes et concepts formulés hors champ ont ainsi été introduits dans notre champ d’observation. Seulement, l’OMS, à travers ses experts, apparaît comme un acteur compétent par rapport à la perception scientifique du Sida, les médias marquent la première « intrusion » des acteurs non compétents dans la communication sur le Sida. Les médias ne sont pas les seuls acteurs non compétents à s’être intéressés à la communication sur le Sida, les religieux, les juristes, les économistes et divers autres spécialistes non compétents ont fait leur apparition dans la communication sur le Sida, chacun interprétant le « nouveau phénomène » selon son cadre perceptif c’est-à-dire, selon ses allants de soi. Les religieux y verront une sorte de punition divine, les juristes un facteur de conflits entre individus et entre Etats, les économistes parleront de la maladie de la misère. Grâce aux médias (Radio, télévision, presse écrite, Internet) les thèmes et concepts générés par cette diversité d’acteurs au plan international, seront diffusés au Cameroun.

L’absence de vaccin et de traitement curatif efficace, face à une affection présentée par le discours scientifique comme fatale et transmissible, apparaît comme une des conditions majeures d’émergence des discours non scientifiques. Au Cameroun, une masse d’acteurs anonymes va faire son entrée dans ce champ de la communication déjà ouvert par les acteurs médiatiques. Ces acteurs anonymes vont intégrer le Sida dans leurs allants de soi culturels. C’est ainsi que seront convoqués des thèmes tels que la sorcellerie ou l’intervention des ancêtres (bekon) dans le traitement du Sida.

Le Chapitre II de cette troisième partie est intitulé « le champ énonciatif ». Il examine comment dans la pratique, les différents regards posés sur le Sida génèrent des concepts et les thèmes puis les agencent les uns aux autres, éliminent certains anciens, pour construire les perceptions admises, ce que nous désignons par réalités du Sida. Il apparaît à cet effet que le regard médical se caractérise par une forte préoccupation de l’état de la santé mondiale. C’est un regard qui considère la maladie soit comme un dysfonctionnement organique, soit alors comme la destruction des organes du corps animal (humains en l’occurrence) par des agents naturels pathogènes. Dans ce cas la maladie peut être évitée soit par la prise des précautions qui empêchent le contact avec ces agents pathogènes (la prévention), soit par la prise des substances qui détruisent dans l’organisme ces agents pathogènes une fois qu’ils s’y trouvent (les médicaments). Une fois atteint par la maladie, le regard médical exige que soit connu le type d’agent pathogène qui en est la cause afin de lui opposer des substances qui vont les détruire (médicaments). Le regard médical est un regard scientifique guidé par le souci d’explication et de démonstration.

Les autres regards, qu’ils soient religieux ou des cultures africaines perçoivent la maladie comme un état pouvant être généré par une attitude ou un acte immoral ; une transgression des lois naturelles ou divines. Dans ce sens, la maladie qui se contracte à la suite de la transgression d’une loi peut se guérir à travers un rite d’expiation de la faute (prière, rites traditionnels).

A ces regards centrés sur la maladie se superposent des regards périphériques qui eux, analysent l’impact de la maladie sur la vie des individus et des nations. Il en est ainsi du regard de la sécurité et du regard de la géopolitique. Le regard de la sécurité est celui que posent toutes les institutions chargées de veiller sur la sécurité des individus et des Etats. Il perçoit le Sida comme « un destructeur » qui menace l’existence des Etats et même des continents. La menace ici se rapporte à la vie physique des citoyens des Etats concernés ou aux conditions de vie (misère) de ces citoyens. Le regard géopolitique par contre scrute les mécanismes de domination de certains Etats sur d’autres. Le Sida dans cette perspective est perçu comme un « instrument » aux mains des Etats puissants pour l’affaiblissement des faibles. C’est dans ce sens que certains messages du corpus avancent que le Sida est une invention des Occidentaux (les Blancs) pour limiter les naissances en Afrique. La perception qui fait du Sida une invention pour permettre la vente des condoms et d’autres outils tranchants (rasoirs, seringues, etc.) participe du même regard géopolitique. Dans ce cas spécifique, les multinationales qui produisent les condoms et ces outils sont considérées comme des puissances qui dominent les consommateurs faibles.

Les chapitres III et IV mettent au jour, deux modes de construction distincts mais parallèles. Il s’agit de la construction scientifique dans le premier cas et de la construction populaire culturellement marquée, dans le second. Le chapitre III qui est intitulé « dynamiques scientifiques » montre comment le discours scientifique s’appuie sur les acquis scientifiques (les allants de soi) pour orienter ses observations et la formulation de ses concepts et hypothèses. Les dynamiques scientifiques sont organisées et réglementées par des instances de validation. La genèse d’un fait scientifique étant comme l’affirme Philippe CORCUFF (2002, 70) jalonnée de controverses, les instances de validation sont des structures d’arbitrage qui permettent de concilier les positions divergentes afin de faire avancer la science. Dans le cas précis de la construction du discours scientifique sur le Sida, les conférences annuelles de consensus apparaissent comme d’importants moments de consensus entre chercheurs. Il s’agit d’une opération qui combine la force argumentative et le pouvoir politique (celui qui décide même sur la base des arguments). La forte organisation des dynamiques scientifiques en fait un procédé de construction encadré qui limite les débordements.

La construction populaire par contre n’est pas encadrée. Il n’y existe pas d’instances de consensus. Par ailleurs cette construction agrège des matériaux tellement différents que leur alliage finit toujours par poser problème. En effet, il est difficile de concilier pour la compréhension du phénomène du sida, une conception qui admet qu’il est généré par le rapport sexuel en tant que résultat du péché et admettre par ailleurs que cette même affection est jetée comme un sort par les sorciers. Dans le même sens, il n’est pas aisé d’admettre que le Sida est une invention dans le sens d’une affabulation et soutenir qu’un revenant en a proposé un traitement. Pourtant, les acteurs anonymes tiennent dans le même espace de communication et dans le même temps, ces différents discours.

Bien que nos observations aient été limitées au Cameroun, les résultats obtenus ont une portée générale. En effet, ce qui est mis en évidence ici c’est la manière dont les pratiques et théories partagées par une communauté quelconque, qu’elle soit scientifique ou culturelle, permettent l’émergence de certains discours. Ce phénomène est indépendant de la valeur de vérité des énoncés formulés. Nous n’avons pas la prétention d’établir ici une vérité absolue. D’autres regards peuvent trouver d’autres types d’explications à ce complexe phénomène de sida. Nous pensons avoir apporté à ce grand édifice, une pierre, fut-elle toute petite.