État de la question

Une historiographie du portrait de studio serait trop vaste comme le serait celle du double dans les arts visuels. Une historiographie du sujet qui nous intéresse - doubles portraits /portraits gémellaires - est impossible puisqu’il s’agit d’une approche nouvelle. Nouvelle pour le champ des portraits de studio d’Afrique et pour celui de la photographie en général, champs dans lesquels les historiens de l’art et ceux de la photographie se sont très peu exprimés. Il faudra donc effectuer une analyse transdisciplinaire afin de synthétiser les différents abords d’auteurs qui pour la plupart ne travaillent pas dans le champ de l’histoire de l’art et qui ne se sont pas nécessairement exprimés sur les mêmes types de portraits doubles. Les uns ne relevant que les spectaculaires portraits doublés d’une seule personne, d’autres ne s’intéressant qu’aux portraits de deux personnes en « couple » et très ressemblantes. C’est donc par l’étude des textes aussi bien écrits par des historiens, des ethnologues et des sociologues que par des historiens de l’art, par l’examen de leurs brèves évocations et allusions qui toutes ne constituent que des fragments du thème des portraits doubles de cette thèse et finalement dans les marges du sujet, que sera exposée l’état de la question du double dans la photographie d’Afrique de l’Ouest.

L’intérêt pour cette question prend certainement racine dans une publication de l’anthropologue Marilyn Houlberg à qui revient, en 1973, le mérite d’avoir remarqué et examiné des photographies par le biais d’une étude sur les statues Ere Ibeji (ere : image, ibi : né, eji : deux), vouées aux cultes des jumeaux chez les Yoruba. Elle y note dans un court chapitre, rapporté à l’ampleur de son propos, qui connaîtra cependant un grand retentissement:

‘« un développement récent chez les Igbomina d’Ila-orangun25, est l’utilisation de photographies pour représenter des jumeaux défunts. [..] L’utilisation de la photographie comme lien actif avec le monde des esprits est sans précédent dans l’histoire de la photographie, pour autant que je sache, ce qui justifie certainement une étude plus approfondie. » 26

Dans le même article, elle note le dédoublement de l’image du jumeau survivant afin de représenter le mort et en constate la photographie, une « double image », encadrée et accrochée aux murs de quelques maisons. Alors qu’elle s’attache aux aspects plastiques et esthétiques des représentations sculptées des jumeaux, elle ignore les qualités artistiques des représentations photographiques des jumeaux comparables pourtant aux premières, au profit d’observations sur les liens qu’elles entretiennent avec le monde des esprits. Elle s’appuie toutefois sur une publication deRoy Sie­ber27, qui soutient la multiplication des aspects formels des objets traditionnels dans une époque de changements rapides, pour soupçonner l’émergence possible de nouvelles formes artistiques liées à des pratiques gémellaires.

Ses analyses n’échappent pas à Steven F. Sprague un autre anthropologuequi reprend son sujet en 1978, en demeurant dans la sphère des photographies Ibeji des Yoruba D’Ila-orangun. Sous un nouvel angle technique et artistique, il envisage les opérations de tirage et de développement des portraits qu’il appelle « multiple-printing » et dont il observe le service offert par quelques devantures de studios. Il souligne les trucages et note que « les photographes tentent de gommer la ligne séparant les deux prises photographiques afin de maintenir l’illusion de jumeaux assis ensemble »28. Mais lui aussi effleure un plus ample sujet des portraits doubles en Afrique de l’Ouest. Assez curieusement, il note, d’un côté, la présence des doubles photographiques pour le culte Ibeji, et d’un autre il observe l’important impact de la photographie yoruba, en estimant qu’elle « partage certainement des catégories similaires de sujets et de conventions formelles avec d’autres sociétés ouest-africaines »29. Mais il n’en déduit pas, en conséquence, que les doubles photographiques pourraient connaître un succès ailleurs qu’en pays Yoruba. Telle est sans doute la recherche lorsqu’elle se situe dans le contexte précis et très délimité d’une population déterminée, faisant écran à un plus vaste horizon, mais éclairant parfaitement l’espace de recherche du moment.

Dix ans plus tard, en 1988, les hypothèses sont moins hésitantes et les certitudes, quant à la dimension artistique des doubles yoruba, s’installent dans un ouvrage érudit. Dans le chapitre de L’Art africain 30, surla « duplicité du référent »31, Lucien Stéphan rappelle les propos de S.F. Sprague au sujet des photographies yoruba. Il les compare au reliquaire de Charles le Téméraire commandé en 1466-1467 à Gérard Loyet, dans une pensée du « doublement de l’image »32. Cette pièce présente côte à côte, Charles le Téméraire et saint Georges aux deux visages identiques, de sorte que le premier est le portrait littéral du second, se proclamant « le nouveau saint Georges » dans la tradition chevaleresque dont il se réclamait.Par ce parallèle pertinent du point de vue formel, et audacieux du point de vue sémantique,L. Stéphan montre comment certaines valeurs culturelles reçoivent une forme visuelle, témoignant de « ce qu’on pourrait nom­mer l’imagination iconographique ou photographique des Yoruba »33. Les images sortent de leur contexte anthropologique et acquièrent un statut d’objet artistique et esthétique. Pourtant, en 1996, le même auteur étonne quand il laisse le sujet en suspens. Alors qu’il participe à un colloque sur la Question du double 34 , à l’École des beaux-arts du Mans, il n’avance aucune idée nouvelle, ni élargissement de son sujet, en reprenant d’anciens propos sur la fonction allégorique des doubles et l’identique rapprochement avec le reliquaire cité. 

En 1991, Susan Vogel aborde d’autres formes de portraits doubles dans le catalogue de l’exposition Africa explores. Sous le chapitre « Répétition ou reprise » qui ne concerne pas la photographie, non loin d’un portrait sans titre de Côte-d’Ivoire qui présente un visage multiplié, elle exprime, à titre d’exemple complémentaire à sa démonstration, une notion trop rapidement affirmée selon laquelle « dans toute l’Afrique, les photographes apprécient les tirages multiples sur le même négatif pour un effet esthétique »35. Quelques pages plus loin, elle décline la photographie africaine sous le titre « Urban art », en proposant deux clichés très intéressants qui auraient demandé plus de développements36. L’un est le portrait de deux hommes aux attitudes semblables et en grands boubous blancs similaires ; sa légende précise qu’il s’agit d’un photographe de Bamako inconnu. Deux ans plus tard l’œuvre sera attribuée à Seydou Keita enfin découvert. L’autre est l’équivalent d’une photographie Ibeji, prise cependant en Côte-d’Ivoire. Aucune explication n’est livrée sur ces portraits. Le lecteur doit accepter le concept du chapitre « Répétition ou reprise », qui soutient l’idée d’un goût africain pour la « répétition rythmique » exprimée dans différentes sortes d’objets, comme dans le cas « des groupes ou familles habillés pareillement pour des occasions spéciales, signes d’une expression populaire d’un goût semblable pour la répétition rythmique »37. Hélas, les photographies sont avant tout utilisées comme documents pour servir un propos, et ne sont jamais étudiées pour elles-mêmes ni mises en perspective, afin de comprendre à quoi se réfèrent les reprises et les répétitions relevées dans différents clichés de provenances si diverses. S. Vogel avance d’importantes idées et effectue des rapprochements avec d’autres productions d’objets, mais devant le manque évident de connaissances contextuelles et artistiques sur les photographies, elle privilégie les seuls axes esthétiques. Ils ont eu toutefois le mérite de révéler au plus grand nombre un nouvel aspect des arts africains.

Dès les années 1990, il semble que s’affirme une reprise de la photographie africaine par les anthropologues et sociologues, qui eux, mettent évidemment en exergue les aspects culturels, cultuels et sociaux. Le spécialiste en la matière, J.-F. Werner, est l’un des premiers à publier en 1993 un article sur « la photographie de famille »38. En 1996, il perçoit assez précisément un probable sujet d’étude sur les doubles photographiques qui deviendra celui de cette thèse. Mais il l’écarte rapidement, en lui apportant une réponse univoque qui équivaut moins à une fermeture de la recherche, qu’à une mise en parenthèse du sujet qu’il ne souhaite pas développer, lorsqu’il affirme :

‘« Un autre trait spécifique de l’esthétique du portrait en Afrique réside dans le goût prononcé pour la symétrie et les portraits en miroir mettant en scène deux personnes posant côte à côte dans la même posture. Un pas de plus, et les images d’un même sujet, répliquées par paires ou triplets, sont présentées côte à côte sur le même cliché à la façon de jumeaux parfaits. Plutôt que d’expli­quer cette fascination pour la gémellité par un trait culturel qui serait com­mun à l’ensemble des sociétés ouest-africaines, je pense qu’il faut y voir un apport spécifique des photographes yoruba qui auraient initié cette pratique dans le cadre de rituels concernant les jumeaux (22, Sprague). »39

Il distingue parfaitement différents types de portraits doubles, il semble même en faire la synthèse, comme s’il prenait en compte les remarques de S. Vogel et les essais de M. Houlberg et S.F. Sprague, et qu’il associe à la fascination pour les jumeaux. Pourtant, en renouant avec les propos de S.F. Sprague, il amalgame hâtivement l’ensemble des portraits au cas des Yoruba. Ceci exclut toutes autres sources endogènes, c’est-à-dire celles des contextes locaux, celles des populations non seulement favorables aux jumeaux et aux doubles, mais qui les expriment dans d’autres genres de productions artistiques. Et bien sûr, cette attitude exclut également d’autres sources exogènes provenant des apprentissages délivrés par les photographes occidentaux. Il semblerait que l’étude ethnographique connaisse ici des limites en ignorant la dimension artistique des objets dont les analyses formelles, esthétiques et sémantiques, pourtant, stimuleraient la curiosité en emportant vers d’autres aires spatiales et temporelles et enrichiraient le savoir, tout en éclairant les populations qui ont conçu les portraits et qui les utilisent.

Trois importantes parutions scientifiques sur la photographie d’Afrique ont suivi les articles de J.-F. Werner. Ce sont les thèses européennes de Tanya Elder en 1997 (thèse de sociologie et de philosophie), de Jean-Bernard Ouedraogo en 2002 (thèse de sociologie) et d’Érika Nimis en 2001 et en 2003 (articles et thèse d’histoire) qui n’ont pas considéré la question des portraits doubles, encore moins développé leur genèse et leur évolution. Bien qu’elles aient traité en détail, soit le portrait et les photographes de studio, soit la photographie yoruba, elles n’ont pas développé les formes, les esthétiques, ou les fonctions si spécifiques des portraits doubles, qu’il semblerait opportun désormais d’étudier. Tanya Elder, dont l’opus concerne exclusivement les portraits maliens, signale, de quelques mots illustrés d’une photographie40, que les ressemblances remarquées entre les individus représentés dans des portraits doubles témoignent d’une proximité familiale ou affective, soutenues par un habit similaire qui peut renforcer les liens entre les photographiés. Deux lignes sans suite, dans une thèse passionnante qui accorde d’abondantes pages à la composition des portraits de studio. Dans le même registre d’idées, Michel Guerrin observe en 1997, pour Le Monde 41 , une photographie de l’artiste malien Seydou Keita où des amies inséparables sont coiffées de la même manière et portent les mêmes bijoux. Jean-Bernard Ouedraogo42, s’en tenant particulièrement aux processus d’autonomisation des individus étudiés principalement au Burkina Faso, évite les questions du double aperçues dans les deux textes précédents où les similitudes sont soulignées. Les deux premiers semblent ne pas vouloir stigmatiser des spécificités africaines et freinent ainsi leurs analyses ; quant à J.B. Ouedraogo ne souhaite-t-il pas les éviter afin de rencontrer une forme d’universalité de l’individualisation des êtres humains ? Car il met plutôt en exergue des phénomènes de rejet d’images grâce aux commentaires d’une cliente qui, au sujet d’un portrait double, se plaint de l’absence de séparation entre les deux personnes distinctes, et de leur fusion visuelle contraire à la singularité moderne des individus. Érika Nimis, quant à elle, s’attache à des questions historiques sur les photographes et ne prétend pas mener des investigations d’ordre social ou esthétique. Ce qui ne l’a pas empêchée de noter la présence de portraits doubles. Non pas ceux des portraits en « couple », ceux de deux personnes distinctes (De Vogel à Elder), mais ceux sur lesquels se sont penchés les incontournables textes-références de M. Houlberg et de S.F. Sprague, qu’elle développe d’une importante façon dans l’axe de pensée de l’article de J.-F. Werner. Persuadée de la pertinence de l’invention des « double exposure » par les photographes yoruba, elle estime qu’ils sont, à sa connaissance, « les plus grands utilisateurs de ce trucage photographique en l’Afrique de l’Ouest »43. Elle est malgré tout prudente quant à la propriété exclusive de la spécialité par les Yoruba et quant sa diffusion, lorsqu’elle se demande :

‘« dans quelle mesure les photographes yoruba ont-il transmis un style aux photographes autochtones formés par leurs soins ? [..] Les photomontages, les surimpressions abondent dans la panoplie de fantaisies photographiques proposées par les artisans du noir et blanc. La "fantaisie" le plus souvent proposée est l’exposition double (voire triple) d’un même cliché sur le même tirage, appelé dans le jargon professionnel des photographes yoruba anglophones "double exposure". Ces surimpressions semblent être une spécialité des photographes yoruba, qui renvoie à la vénération des jumeaux, objet d’un culte spécial en pays yoruba, l’Ibeji. Le photomontage est également largement exploité, probablement apparu à une époque où il fallait relancer la clientèle, en lui proposant toujours plus de variété. [..] Dans les années 1970, ces fantaisies photographiques font des émules dans tous les pays qui accueillent des photographes yoruba. À Korhogo, la mode des "portraits doublés" a eu ses heures de gloire, si l’on en juge par leur grand nombre, toujours exposés en vitrine, gages des prouesses techniques du maître des lieux. »44

Elle ne fait pourtant jamais mention d’autres styles ou d’autres sources, ou de raisons pour lesquelles cette invention, si elle appartient bien aux Yoruba, ce dont on peut aussi douter, a rencontré tant d’adeptes dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Ces trois études sont très utiles pour la nouveauté des regards sur la photographie d’Afrique, Et bien que celle d’E. Nimis insiste sur le rôle des Yoruba dans la propagation des pratiques photographiques et des cultes de la gémellité, aucune ne rapproche encore les différents types de doubles entre eux.

Parallèlement à ces travaux, des ouvrages illustrés et accompagnés de témoignages ou de commentaires font de rares allusions à différents types de portraits doubles en leurs donnant toutes sortes d’appellations. N’Goné Fall pointe le culte du « clone », pour le négatif photographique d’un portrait tiré deux fois à l’identique sur le même papier, à propos de la « photo artistique »45 d’Ambroise Ngaimoko de Kinshasa. Patrick Roegiers, historien de la photographie, signale « les sosies » 46 de Seydou Keita, dans le catalogue Double vie double jeu , qui constitue probablement la seule exposition consacrée à divers portraits doubles (jumeaux et duos essentiellement occidentaux). André Magnin, le commissaire spécialisé dans les arts d’Afrique, éminent connaisseur et conseiller de la collection Pigozzi de photographies africaines, parle des « polyphoto »47 de J.D.’Okhai Ojeikere, du Nigeria.

Il semblerait qu’avec les travaux du spécialiste d’anthropologie visuelle et de la photographie africaine Tobias Wendl une nouvelle étape soit franchie. Après avoir annoncé en 1997 avec Heike Behrend, qu’à cause de l’introduction de la couleur en Afrique de l’Ouest, « les photomontages, doubles et surimpressions, très populaire du temps de l’âge d’or du noir et blanc disparaissent progressivement »48, il fait tout de même état de leurs présence, à deux reprises. Dans son étude de 1999 sur le Ghana, où le photographe est pré­senté comme un enchanteur et un magicien des images, il constate la présence de cette pratique des portraits doubles en vogue dans d’autres pays comme le Kenya et le Nigeria, en précisant que « de tels redou­blements n’ont toutefois pas de références au culte des jumeaux comme au Nigeria (Sprague 1978) »49. Attelé aux travaux considérables de ses prédécesseurs (M. Houlberg et S.F. Sprague), il ne s’avance pas, lui non plus, au-delà de ses premières investigations. Il écarte la source de la photographie de doubles des Yoruba, qui cependant pourrait être lue en dehors de sa fonction cultuelle d’Ere Ibeji. Il penche ensuite, en guise d’explication, vers une méta-image, se référant à l’idée de Walter Benjamin, chez qui la reproducti­bilité technique est devenue elle-même image. Pourtant, dans l’un des chapitres, qu’il écrit avec Heike Behrend, de Snap me one, Studiofotografen in Africa, catalogue de l’exposition éponyme, tenue à Munich en 1999, il est sans doute le premier scientifique à prendre simultanément en considération différents types de portraits doubles de provenances diverses (Ghana et Kenya) : « Doppelporträt » et « Mehrfachporträt » d’une seule personne dont l’image est dupliquée. Ces derniers sont présentés non loin de doubles portraits dans lesquels figurent deux personnes distinctes mais très ressemblantes et sont perçus comme des expressions artistiques très appréciées des Africains. T. Wendl explique qu’elles répondent à une conception de personnes modernes et complexes, chez lesquelles « le mystère de la reproduction technique trouve une correspondance métaphorique, et la personne sociale est fêtée dans sa diversité et sa pluralité : parfois identique, symétrique, parfois aussi avec des identités différentes dans des poses successives »50. Bien qu’il s’attache essentiellement à des considérations socio-anthropologiques, il semble avoir parfaitement délimité un sujet dont l’histoire, la raison d’exister restent à écrire. Il ne signale plus l’origine yoruba qui figeait l’origine des doubles. Mais il ouvre des axes de recherche en effectuant des rapprochements artistiques, grâce auxquels il constate que non seulement « l’unicité de la personne est au centre de la représentation mais, comme dans le Pop Art occidental, sa fragmentation »51.

Enfin, deux textes récents soutiennent des idées à la fois proches et pourtant antithétiques sur la question des doubles dans les arts d’Afrique essentiellement abordés sous l’angle des objets sculptés et non pas des photographies. Le premier texte de 2004 revient à Alisa LaGamma, commissaire de l’exposition du Metropolitan Museum of Art, auteur du catalogue Echoing Images. Couples in African Sculpture 52 , le second à Philip M. Peek, professeur d’anthropologie et d’arts africains à la Drew University, organisateur du colloque « Double Trouble? Representations of Twins and Doubles in African and African American Arts »53 en mars-avril 2004 qui signe un article recentré sur l’Afrique en janvier 200854. La première attribue au principe dominant du « couple », sous lequel elle regroupe les doubles, dyades, duos et jumeaux des arts africains, un désir humain profond et universel d’être représenté de telle sorte. La dualité de la condition humaine, dit-elle, étant la source de spéculations philosophiques depuis l’antiquité. Elle revient à plusieurs reprises sur cette thèse qui réfute la spécificité des représentations de jumeaux en l’englobant dans ce vaste ensemble des couples africains, dans une approche transculturelle certes passionnante, mais finalement assez généralisante et purement anthropologique des images. En revanche, à partir d’observations sur les pratiques culturelles des populations étudiées par A. LaGamma, P. M. Peek prétend dans les termes qui suivent que, plus fréquemment que cela ne l’a été envisagé, les représentations duelles des arts africains ont à voir avec la gémellité plus qu’avec le couple :

‘« On devrait à présent se tourner vers ces images diversement appelées couples, paires, doubles, dyades, etc. Bien que les dénominations et les fonctions de ces figures varient certainement selon les cultures et les contextes, mon sentiment est que plus souvent que cela n’a été reconnu précédemment, l’intention de représentation de ces figures est la gémellité. »55

Certes, il considère les jumeaux comme couples, mais c’est plutôt à partir du concept de la gémellité, derrière lequel il entrevoit des notions à la fois formelles, esthétiques, symboliques et divinatoires, qu’il observe les formes sans les analyser et préfère la contextualisation à l’universalité. C’est une fois de plus dans les marges du sujet que ces deux textes sont présentés puisqu’ils ne concernent pas le portrait photographique. Mais il semble pourtant intéressant de les mentionner à cause de l’importance esthétique qu’ils attribuent aux doubles et particulièrement pour la proximité des hypothèses de P. M. Peek (dans le domaine des arts sculptés et des pratiques cultuelles) avec la thèse présentement soutenue au sujet des photographies.

Chacune des investigations s’est approchée des doubles sous l’angle qui la concernait, sans toutefois aborder le sujet qui nous intéresse parce qu’il ne relevait pas de son champ scientifique. Il est possible d’imaginer qu’une telle problématique, nécessitant des analyses formelles et des interrogations esthétiques, paraissait hors de propos aux yeux de chercheurs majoritairement tournés vers les pratiques culturelles. Certains ont suivi un sillon propre à leur discipline : la photographie familiale, un témoignage de liens sociaux. D’autres ont procédé par allusion ou n’ont pas vu un sujet de recherche qui méritait des extrapolations. Ces études ont apporté des exemples précieux et offrent ainsi des possibilités d’exploration des questions du double qui n’ont toujours pas été traitées à fond. Les travaux de Sprague ont le mérite de rapprocher sculpture et photographie et d’accorder à ces dernières plus que l’intérêt d’un simple document. Ceux de J.F. Werner ont pointé ce qui pouvait constituer les prémisses d’un travail, en soupçonnant mais en réfutant aussitôt les liens entre les doubles et la gémellité en dehors des Yoruba, tout comme ceux de Tobias Wendl qui a cependant ouvert la brèche d’un sujet trop vite refermé, dans le cadre restreint d’un catalogue ouvert à toutes sortes de portraits d’Afrique. Et P. M. Peek a mis l’accent sur la prédominance du concept de gémellité certainement à l’origine de multiples formes artistiques de l’Afrique de l’Ouest.

Une synthèse doit ainsi être effectuée en offrant de nouvelles propositions, sans la limiter à la sphère d’influence de la création des Yoruba, mais en l’ouvrant bien au contraire à la multiplicité des portraits doubles, à leur présence en de nombreux sites et à leur proximité avec d’autres productions artistiques. Il semble que les outils et les méthodes de l’histoire de l’art soient adaptés à cette entreprise grâce à la considération des propos esthétiques des photographes et des photographiés, à celle des parcours stylistiques et formels et à celle des cheminements de la pensée créatrice et de l’imaginaire, à travers différentes temporalités mais aussi différents espaces qui facilitent les échanges et les influences entre les peuples et leurs créations. Autant de domaines d’étude dont l’histoire de l’art peut rendre compte grâce à une reprise de données de première main et par une appréhension globale du sujet. Cette étude, qui se souhaite exigeante et qui tentera d’éviter les ornières (dénoncées préalablement) qui délimitent une discipline, devrait éclairer la question des doubles par des méthodes critiques ouvertes aux apports des sciences humaines, de l’anthropologie à la sociologie, de la philosophie à l’esthétique et dans la quête permanente de l’enrichissement des savoirs sur les objets et sur les hommes qui les ont créés.

Notes
25.

Les Igbomina constituent un sous groupe des Yoruba. Ila-orangun est une ville du Nigeria en pays Yoruba.

26.

« A recent development in Ila-orangun, Igbomina, is the use of photographs to represent deceased twins. [..] The use of the photograph as such an active link with the spirit world is unprece­dented in the history of photography as far as I know, and certainly warrants further study. » dans Houlberg (1973), p.27.

27.

Roy Sieber, « The Arts and their Changing Social Function », dans OTTEN, Charlotte,(dir.), Anthropology and art, readings in cross cultural aesthetics, New York, The Natural History Press, 1971, p. 208.

28.

Sprague, African Arts (1978), p.57.

29.

« Yoruba photography certainly shares simi­lar categories of subject matter and formalistic conventions with other West African societies », ibid. p.54.

30.

Kerchache ; Paudrat ; Stéphan (1988), 619 p.

31.

Ibid., p. 153-155.

32.

Ibid., p.155.

33.

Ibid., p.155.

34.

Stephan (1996), p. 145-160.

35.

« Photog­raphers all over Africa enjoy multiple printings of the same negative for aesthetic effect », Dans Vogel (1991), p.20.

36.

Les portraits apparaissent avec les légendes suivantes : «Portait of two men, 1955, Unknown photographer », Ibid., p. 161; «Double portrait of a woman, 1970s » Ibid., p.163.

37.

Ibid., p. 20.

38.

Werner, « La photographie de famille en Afrique de l’Ouest », Xoana. Images et Sociétés,n° I (1), 1993, p. 42-57.

39.

Werner(1996), p.103.

40.

Elder (1997), « photo.1.38 », p.95 et p.109.

41.

Guerrin (1997).

42.

Ouedraogo (2002).

43.

Nimis (2003), p. 43.

44.

Nimis (2005) p. 169-170

45.

N’Goné (dir.) ; Yoka ; Tchebwa ; Morimont (1996) p.11.

46.

Roegiers, (1996), p.10.

47.

Magnin (2000), p.40.

48.

Behrend ; Wendl (1997), p. 413.

49.

Wendl (1999), p. 152.

50.

Behrend; Wendl (1998), p.10.

51.

Ibid., p.11.

52.

La Gamma (1994), p.52.

53.

“Double Trouble? Representations of Twins and Doubles in African and African American Arts” 13th Triennial Symposium on African Art, Cambridge, Boston, and Salem, Massachusetts (USA) , march 31-april 3, 2004.

54.

Peek (2008), p.14-23.

55.

Ibid., p. 15.