I.1.2. D’une maturité des portraits à leur questionnement

Une maturité des portraits : de l’après-guerre aux années 1980

La colonisation française a légué un héritage assez maigre à ses colonies, ne laissant que peu ou pas d’infrastructures routières, peu d’écoles et de centres de santé. Avant de retrouver son unité en 1947, la Haute-Volta a vu les consciences se marquer profondément par le travail forcé et les impôts, sans oublier la répression à cause des soulèvements, et par le départ de nombreux citoyens pour le Ghana. Quant au Niger, et à la Côte-d’Ivoire, ce sont des pays marqués par le retard économique. La colonisation française a considéré le premier comme une colonie tardive. Elle a fait de la seconde un territoire spécialisé dans l’exploitation de produits sylvo-agricoles primaires (café, cacao et bois essentiellement) où les infrastructures sont essentiellement destinées à faciliter l’acheminent de ces produits d’exportation vers le port d’Abidjan construit seulement au début des années cinquante. Lorsque ces pays accèdent à l’indépendance, l’urbanisation y est très faible et la scolarisation rare. Le Dahomey se démarque probablement dès l’entre-deux-guerres par une scolarisation plus développée grâce aux missions religieuses, notamment dans le Sud et par l’existence d’un des principaux foyers politiques et intellectuels de l’A.O.F.La « romanisation »89 des pays francophones a été un acquis, la colonisation a procuré quelques progrès aux colonisés, mais dans l’ensemble, elle a principalement profité aux puissances coloniales.

En Afrique de l’Ouest, la marche précoce de la Gold Coast vers l’indépendance (Ghana en 1957) fait de ce pays la locomotive d’un panafricanisme rénové, dont l’idéologie et les acteurs viennent non plus des Amériques et de la diaspora africaine, comme cela avait été le cas jusqu’alors, mais du continent africain lui-même. De plus en plus de villes y sont électrifiées. L’économie connaît un essor prodigieux, grâce en particulier à l’ex­portation du cacao. Partout, on rencontre les signes caractéristiques du progrès : routes, voi­tures, architecture moderne.Portée par un climat international favorable et par une croissance économique spectaculaire, nourrie par la pensée féconde du panafricanisme et des nationalismes en général, attisée par les sacrifices et les déceptions de la guerre, poussée par la nécessité d’enrichir sa lutte contre la colonisation, l’Afrique de l’Ouest connaît, dès les années du conflit mondial, et surtout pendant les quinze ou vingt années suivantes, un bouillonnement des esprits d’une rare intensité. Très bien connue pour les catégories intellectuelles, cette effervescence l’est moins pour les classes populaires tant urbaines que rurales 90.

Bien avant les indépendances, la photogra­phie développe, dans des couches de plus en plus larges de la société, un goût très vif pour la fixation de l’image individuelle. Aller chez le photographe devient ainsi aller chez le portraitiste. Le photographe participe aux transformations de la société en devenant celui par qui se projette une image moderne des individus. Pour l’historien de l’art Okwui Enwezor, les travaux de photographes tels que « Augustt (Côte-d’Ivoire), Mama Casset (Sénégal), Gaye (Sénégal), distillent l’euphorie et la déception, la fierté et l’insécurité, la confiance et les contradictions d’une époque de transformations »91. Après la Première Guerre mondiale, les photographes africains ouvrent de nombreux petits studios pour servir les besoins croissants de leur clientèle africaine, et pour répondre à l’instauration généralisée de la pièce d’identité qui exige une photographie. Au lendemain des indépen­dances, où se succèdent les consulta­tions électorales, la demande en photos d’identité s’accroît un peu plus. Se multiplie alors le nombre des photographes de rue qui proposent à prix modeste des « identités-minute ». Ils travaillent près des marchés et des lieux de culte (mosquées et églises), aussi bien en ville qu’à la campagne. Mais les clients peu à peu libérés des contraintes, auxquelles l’appareil photographique comme instrument du pouvoir colonial et fabricant d’une image imposée de l’extérieur les liaient, vont seuls ou à plusieurs au studio pour inventer leur propre image. Ils deviennent conscients de la valeur de la photographie, de sa fonction mémorielle permettant au souvenir de se construire.

La loi britannique de l’Indirect Rule a permis aux Africains des territoires colo­nisés par la Grande-Bretagne (les pays côtiers du Sud, Nigeria, Gold Coast) de s’initier plus tôt aux techniques européennes. C’est ainsi que les Ghanéens se familiarisent très vite avec la photographie et grâce à l’apparition de la box camera, qui contri­bue à accélérer le mouvement de démocratisation de la photogra­phie et à d’autres progrès techniques apparus dans les pays côtiers, ils se réapproprient le média. Les travaux de Tobias Wendl92 mettent en évidence les spécificités des photographes ghanéens et leur apport à la photographie d’Afrique de l’Ouest. Ainsi les pagnes illustrés des clients, mais surtout les retouches, les photo-montages et les décors peints, prati­qués aujourd’hui encore et semblables à ceux employés autrefois en Europe,participent d’une « africanisation » de la photographie ; cela bien avant les modifications apportées dans le domaine de la pose, du cadrage et des accessoires. De cet engouement des fonds peints témoigne Abiodu Thomas (envi­ron 1902-1989), photographe et peintre de fonds décoratifs. Fils d’une mère ghanéenne et d’un père libérien, il fait un apprentissage chez un photographe à Lagos (Nigeria).Plus tard, il s’installe au Ghana et devient à côté d’Alex Osei (environ 1905-1985) et Simon de Venos-Quaye (né en 1920), un des plus importants chroniqueurs de la société dans la métropole ashanti. S’inspirant des catalogues d’accessoires photographiques anglais,il abandonne certains détails pour en ajouter d’autres plus person­nels qui se prêtent mieux aux goûts de ses clients. Son succès est foudroyant, les photo­graphes affluent de Sierra Leone, du Liberia, de la Côte-d’Ivoire, du Nigeria et de Haute-Volta (Burkina Faso) pour acheter des fonds décoratifs. Comme personne d’autre, Thomas contribue ainsi à créer une unité iconogra­phique du décor photographique en Afrique de l’Ouest et donne de plus une impulsion décisive à leur future « africanisation ». Grâce aux décors, aux fonds peints, aux retouches et truquages la clientèle des photographes se diversifie. Elle ne commande plus seulement des photographies d’identité ou des portraits mais également « des photographies appelées alors des « fun pictures », des photographies que l’on fait pour le plaisir »93. Dans les années 1960, les photographes ghanéens arrivent nombreux au Mali. Il n’est pas rare de les rencontrer aujourd’hui encore dans les rues de Bamako, avec une box camera, prêts à réaliser des planches de photographies d’identité. Ils ne sont pas les seuls des pays côtiers anglophones à migrer vers l’intérieur. L’expansion de la profession voit apparaître les Yoruba au Burkina Faso, en Côte-d’ivoire, au Mali et au Niger. S’ils commencent à se retirer du métier dans les années 1980, ce n’est pas sans avoir transmis leur savoir-faire aux autochtones car « les Yoruba marquent durablement la photographie professionnelle dans les pays où ils ont travaillé »94.

La plupart des photographes africains des pays francophones de l’intérieur du continent ouvrent leurs studios après 1945. Certains apprennent leur métier alors qu’ils servent dans l’armée française durant la Seconde Guerre mondiale. D’autres sont assistants dans des studios dirigés par des Européens. De nombreux photographes de studio ont été marqués par le contact avec les Français. Zinsu Cosme Dosa (né en 1923) ouvre son Studio Lumière « à cause des frères Lumière »95 dit-il , en 1949 à Porto Novo (Bénin). Il s’inscrit ensuite à l’Institut français de photographie de Paris en 1962. Félix Diallo (1931-1997), tout comme Mountaga Dembélé, fréquente le Photo-Hall Soudanais de Pierre Garnier en 1952, avant son installation à Kayes, au nord du Mali. Adama Kouyaté (né en 1927 à Bougouni, Mali) fait le récit de son passage chez Pierre Garnier, avant ses expériences de studio à Bouaké (Côte-d’Ivoire) et à Ouagadougou (Burkina Faso) de 1965 à 1968 et son installation définitive à Ségou en 1969 :

‘« À partir de 1945, je me rends quotidiennement dans la boutique de Pierre Garnier Photo Hall Soudanais, dans le seul but d’admirer les appareils photographiques. Je suis remarqué par ce maître de la photographie de l’époque qui m’engage et me fait travailler chez lui, de 1946 à 1956, pour parfaire mes connaissances. M. Garnier m’offre un appareil Rolleiflex que j’ai gardé jalousement jusqu’à ce jour. »96

Le Photo-Hall Soudanais alors très réputé pour ses portraits et cartes postales possède une clientèle qui s’étend, au-delà des frontières soudanaises, en Côte-d’Ivoire, au Dahomey et au Togo. Seydou Keita (1923-2001) est sans doute l’un des premiers représentants d’un nouveau genre de portrait. Il prétend, lors de nombreux entretiens, qu’il n’a pas reçu de formation et qu’il a peu vu d’images européennes. Il a cependant travaillé très tôt avec Pierre Garnier et avec Mountaga Dembélé qui affirme lui avoir transmis des rudiments techniques de tirage et des poses de modèles. Ensemble ils ont fréquemment consulté l’ouvrage du professeur Houppé pour qui la photographie « développe et exalte les facultés intellectuelles [..], fait évaluer les distances, juger l’intensité de la lumière, apprécier en artiste la valeur d’un paysage. [..] Instruit, délasse, amuse : elle crée du Bonheur »97. Ses portraits des années 1950 (A. n° 14) fixent et immortalisent diverses poses d’origine occidentale. Ces poses, modifiées et ré-inventées devant des fonds et des nattes de sol dont les dessins s’accordent à ceux des costumes des modèles, offrent alors de nouvelles images dignes et modernes.

Avec les indépendances autour des années 1960, la présence européen­ne diminue fortement laissant place à une expression nouvelle des photographes aidée par la diffusion de nouvelles techniques comme le moyen et petit format, et surtout le flash qui entre dans le rituel du photographe moderne. Les pays d’Afrique de l’Ouest voient l’épanouissement de la photographie sous toutes ses formes, avec de nouveaux studios qui se distinguent dans la vie quotidienne des capitales et des villes de taille moyenne. Le studio devient alors le lieu incontournable où chacun, selon ses moyens, obtient un portrait qu’il conçoit avec le photographe ; il est encore l’espace social des rencontres, des échanges et des débats ; il est aussi un site d’exposition des portraits et des photographies prises « en brousse » ou bien lors des fêtes et des soirées en ville. La plupart des photographes installés dans les pays francophones entre 1960 et 1970 sont parfois liés à un héritage français, relevant d’une formation par correspondance ou d’un apprentissage de deuxième main par l’intermédiaire d’un photographe africain lui-même formé au près de français. Force est de constater l’importance de la présence des Ghanéens et des Yoruba auprès d’eux. Ainsi, la famille Yameogo, sorte de dynastie de photographes qui se ramifie à Ouagadougou et à Bobo Dioulasso, aujourd’hui représentée par Marie Tendrebeogo(née Yameogo en 1955),se reconnaît-elle dans le grand père Grégoire Yameogo (1931-2000). Ce dernier a été formé par le Ghanéen Yoro Diakite en 1954. Marie Tendrebeogoconfirme d’ailleurs la présence de nombreux photographes nigérians et ghanéens au Burkina Faso entre 1950 et 1960. Son studio, Photo Luxe à Ouagadougou, témoigne encore par sa taille importante et par la disposition des espaces extérieurs et intérieurs d’une activité - passée - intense et animée. De même Ibrahim Sanlé Sory (né en 1948 à Nianiagara, Burkina Faso), a été formé en partie aux côtés du Ghanéen Kodjo Adomako avec qui il travaillait à la chambre et surtout au 6x6 ; il possède encore le studio Volta Photo, le plus fréquenté des habitants de Bobo Dioulasso des années 1968 aux années 1985. Le même contexte s’observe au Bénin et au Togo où les voisins ghanéens et nigérians (souvent yoruba) s’installent ou transitent et forment les photographes locaux qui feront la gloire de leurs cités. À Porto Novo et à Cotonou, les Daouda et les Lawani sont d’origine Yoruba98. À Lomé, Ambroise Wukanya (né en 1949) apprend son métier en 1969-1972 d’un photographe de Lomé M. Kondo Lawani et prétend que « la base de la photo sincèrement vient du Ghana. Avant, mais aussi après l’indépendance, on envoyait gratuitement les gens en Allemagne et au Ghana. »99. Les studios maliens confirment la situation des pays du Sud. Bassirou Sani (1935-2000) et Tidiani Shitou (1933-2000) sont nés et ont appris leur métier au Nigeria. Le premier se fixe à Mopti en 1961, le second, un Yoruba formé chez le nigérian Mama Awane (ou Awani), s’installe dans la même ville en 1962 dont il devient un photographe majeur jusqu’en 1985. Malick Sidibé (né en 1936) est remarqué dans les années 1950 par le photographe français Gérard Guillat qui l’engage comme apprenti dans son studio Photo Service. Dès 1957, Malick Sidibé partage son temps entre la photographie de studio et de reportage. Il ouvre son propre studio en 1962 : Studio Malick, dans le quartier Bagadadji de Bamako où il exerce encore aujourd’hui avec le même Rolleiflex.

À l’instar de ses confrères, Malick Sidibé se montre aussi bien conforme au vocabulaire traditionnel du portrait, qu’inventif par des poses inédites, de nouveaux cadrages rapprochés du modèle, et par la multiplication des décors et effets de truquages, il célèbre ainsi l’amitié et la joie de vivre des années de la modernité dans des portraits de couples ayant adopté de concert une tenue à la mode occidentale. Ces derniers prennent la pose au studioou bien sont pris sur le vif dans les soirées festives. Bien que la plupart des photographes se consacrent exclusivement à leur profession, quelques-uns exercent un second métier (instituteur, marchand) ; cette pratique devient plus fréquente dans la génération qui s’installe autour des années 1970-1980. Pour l’historienne Érika Nimis, comme pour tous les historiens, la période des années 1950 aux années 1980 correspond au triomphe du noir et blanc. Il est utilisé tant pour le travail en studio - dans ce cas, les appareils moyen for­mat Rolleiflex ont la préférence des photographes -, que pour le travail à l’extérieur du studio - dans ce cas, les premiers 24 x 36, apparus dans les années soixante-dix, se révèlent beaucoup plus maniables à l’usage -. À cette époque, l’importance du portrait photographique tient à la conjonction d’un be­soin d’identité chez des individus engagés dans un processus de mutation sociale et des capacités du procédé photographique à répondre à leurs demandes. Le portrait photographique, objet d’une diffusion publique avait, jusque là, accompagné une entreprise de domination, d’assujettissement, et soutenu un imaginaire colonial et exotique. Il devient désormais le sujet d’une vaste démarche de ré-appropriation d’image à des fins privées, dans un mouvement de conscience de soi et d’affirmation de ses propres règles de représentation. Un mouvement par lequel s’exprime un imaginaire plus conforme au désir d’images complexes et multiples, tant du point de vue du photographe que de son modèle.

Avec le portrait photographique, comme avec la colonisation, nous nous trouvons « au lieu de croisement de deux dynamiques : une dynamique imprimée de l’extérieur par les Européens, représentant autant une menace qu’une opportunité, et une dynamique issue de l’intérieur, dans laquelle les Africains puisent les éléments de réponse aux défis extérieurs »100. En d’autres termes, si on peut regretter les méfaits de la colonisation et le néo-colonialisme économique et socioculturel, il faut se garder de considérer les populations soumises comme des populations inertes, faibles, et seulement réceptrices et vaincues. Il serait un peu court de voir le portrait photographique comme une simple technique exportée, un certain type de regard et une image figée, tous deux imposés par les Européens. Ce serait nier les facultés d’adoption qui contribuent à l’affirmation de l’indépendance, ignorer les potentiels de ré-appropriation, de transformation et d’enrichissement développés par les populations occidentalisées, et refuser de voir ce qui a produit de nouvelles cultures, non pas subies mais bien réinventées. Il convient donc, au contraire, de considérer les capacités d’acceptation, d’intégration des symboles de puissance et d’adaptation des Africains.

Cette période, à la veille de l’arrivée de la couleur, a porté le portrait vers son autonomie, sa singularité et sa maturité, et marque une prospérité pour les photographes de studio d’aujourd’hui qui en parlent comme d’un âge d’or. À la maison, dans l’album de famille ou sur les murs du studio, le portrait authentifie, commémore, célèbre, enchante et magnifie le quotidien.

Notes
89.

Albert Memmi, « Colonisation », Le Monde, 14 décembre 2005.

90.

Ce thème est développé par Anne Hugon, dansIntroduction à l’histoire de l’Afrique contemporaine, Paris,Armand Colin, 1998, 95p.

91.

Enwezor (1996), p.32.

92.

Wendl (1998 et 1999)

93.

Wendl (1999), p148.

94.

Nimis (2003), p. 162

95.

Entretiens avec Zinsu Cosme Dosa, Porto Novo, Bénin, février 2005.

96.

Entretiens avec Adama Kouyaté, Ségou, Mali, décembre 2003.

97.

Houppé (1938), p. 181.

98.

Lors de deux voyages (en 2004 et en 2005), j’ai rencontré, à Porto Novo, les photographes Yoruba suivants : Youssoufou Daouda (né en 1950), Nassif Daouda (né en 1960), Alé Inoussa (né en 1947) et Akim Lawani (né en 1967) ; à Cotonou : Siaka Lawani (né en 1946) et Mamadou A. Aleou (né en 1952) et formé par un Lawani.

99.

Entretien avec Ambroise Wukanya, Lomé, Togo, janvier 2005.

100.

M’Bokolo (1999), p.12.