La dispersion du portrait : entre disparition et diversification (des années 1980 à nos jours)

La photographie couleur se développe à partir des années 1960 dans les pays européens. Dans la plupart des pays de l’Afrique occidentale franco­phone, elle s’implante au début des années 1980. La demande de portraits couleur est telle que le premier laboratoire est ouvert en 1982 à Bamako, c’est Photo-Kola 101 . Bien que les nostalgiques du noir et blanc s’accordent à dire qu’il garantit de plus beaux effets de lumière et une meilleure conservation des tirages, la couleur le remplace progressivement en assurant les traditionnelles fonctions du portrait. Des fonctions auxquelles s’ajoutent les artifices de nouveaux décors : rideaux de couleur unis et à motifs ou bien panneaux peints et posters photographiques grâce auxquels se déploient des couleurs éclatantes et des thèmes modernes représentant des villes futuristes et des jardins occidentaux. Les mouvements identitaires, politiques et sociaux des Noirs américains, des groupes de musique, le cinéma et les séries télévisées des États-Unis diffusés sur des écrans publics (le plus souvent un simple écran de poste de télévision dans une cour ou sur une place) ont un impact certain sur les citadins ouest-africains. Ils inspirent des poses de studio aux portraits en noir et blanc qui demeurent en sursis jusqu’à la fin des années 1980.

Les anciens photographes installés avant l’arrivée de la couleur et très attachés aux formats 6 x 6 ont continué de produire en abondance des portraits en noir et blanc, alors qu’ils abordent pour la plupart la couleur autour des années 1985-1990 et qu’apparaissent de nouvelles générations qui, en revanche, ne travaillent plus qu’en format 24 x 36 en couleur. C’est le cas de Tidiani Shitou ( 1933-2000) à Mopti, de Sanlé Sory (né en 1948) à Bobo Dioulasso, de François Montcho Ahehehinnou (né en 1943) à Cotonou ou d’Ambroise Wukanya (né en 1949) à Lomé dont les studios existent encore aujourd’hui. Les deux premiers possèdent sans doute les studios les plus fréquentés de leur ville dans les années 1980. Ils multiplient les cadrages et les astuces photographiques, leurs décors et accessoires sont renouvelés fréquemment. Ils sont connus pour la diversité des poses qu’ils suggèrent à leurs clients, pour les duplications d’images à la manière de jumeaux et pour la facilité avec laquelle ils peuvent se déplacer en campagne pour un reportage. Sory témoigne de cette époque qu’il regarde avec quelque mélancolie :

‘« Pendant les années 1975-1985, ça marchait bien. Je lavais au moins 200 à 300 photos en noir et blanc par jour. Je changeais régulièrement de fonds. Je me suis mis à la couleur vers 1985. Aujourd’hui, je tente tant bien que mal de m’en sortir en faisant des photos d’identité et des portraits en couleur pendant les grandes fêtes, mais j’ai de la peine à terminer un film de 24 poses couleur en une journée. » 102

En revanche, les photographes installés autour de la fin des années 1970 passent assez rapidement à la couleur. Ils en saisissent l’aspect moderne, dynamique, en prise avec leur temps et avec la vie au quotidien. Leur clientèle est très demandeuse de couleur, elle souhaite entrer de plain-pied dans le flux mondial des images où la couleur domine. Certes, cette pratique nécessite dans les premiers temps l’envoi des films à des laboratoires spécialisés à l’étranger. Des laboratoires s’ouvrent néanmoins peu à peu dans chaque ville de taille moyenne sans pour autant simplifier le travail des photographes. Boubacar Garba Samounou (né en 1951) ouvre son studio à Djenné (Mali) en 1977. Il envoie encore aujourd’hui ses travaux au seul laboratoire couleur de Sévaré, ville située à plusieurs heures de route de chez lui et couvrant la demande de la vaste région de Mopti à Tombouctou.

Pourtant, l’arrivée de la couleur, autour des années 1985, nuit à la prospérité des studios mise à mal par trois phénomènes importants. Les Anciens qui avaient le contrôle de l’élaboration de leurs images en noir et blanc grâce au laboratoire intégré dans une arrière-salle du studio, ne l’ont plus car les images en couleur se développent désormais dans des laboratoires spécialisés dont le matériel est trop coûteux pour être acquis. L’entrée des Coréens du Sud dans le mar­ché de l’Afrique de l’Ouest se traduit par une concurrence dans le domaine des laboratoires de développement. La prolifération de leurs « minilabs » est remarquée dans tous les pays et va s’accroissant depuis. Enfin, de nouveaux jeunes photographes aux compétences techniques limitées, grâce à la nou­velle génération d’appareils compacts autofocus, réalisent des portraits en couleur et ce, à travers une pratique de la prise de vue exclusivement ambulatoire tant en milieu urbain qu’en milieu rural. Plusieurs historiens103 s’accordent à penser que les photographes de studio ont perdu leur ancien monopole, tant et si bien que beaucoup d’entre eux ont dû fermer. Cette situation est comparable à celle qu’a connue l’Europe d’après-guerre mais au lieu de conduire, comme en Europe, à une photographie d’amateurs de grande ampleur, elle a débouché sur l’apparition du phénomène des photographes des rues104. Si les studios des Anciens sont encore ouverts, ils tournent au ralenti et vivent de la photographie d’identité pour l’essentiel. Leur taille s’est parfois réduite, leurs locaux se sont empoussiérés et ensablés et leur devanture affadie. Ils sont délaissés par une clientèle qui néglige ou même oublie ceux qui avaient pris part aux beaux jours de la photographie en noir et blanc et aux années d’espoir qui avaient suivi les indépendances ; ceux qui désormais, à leurs yeux, ne sont plus concurrentiels en terme de prix et renvoient l’image archaïque d’une époque révolue. Plusieurs photographes, à l’instar de Youssoufou Daouda (né en 1950) à Porto Novo (studio Ade Chola Ni Oluwa),se sont débarrassés de leurs anciens négatifs et ont brûlé des stocks de photographies invendues au tournant du vingtième siècle. Un geste de désespoir face à la désaffection de leur studio et à l’appauvrissement d’une clientèle qui n’a plus les moyens de payer une commande. Beaucoup ont préféré prendre une retraite anticipée, « c’est la perpétuation même de la pratique en studio qui est menacée »105, observe Jean-François Werner.

Faut-il pourtant partager ce pessimisme relativement lucide qui ne prend pas suffisamment en considération l’évolution du métier et des mœurs en Afrique de l’Ouest ? Il faut certes déplorer la fin de la pratique du studio en noir et blanc. Avec elle, disparaît dès lors un art maîtrisé dans l’intégralité de son processus. Cette fin, cependant, ne signe pas la cessation de l’activité des studios photographiques. On ne peut se contenter de ce constat général qui vaudrait pour toute l’Afrique de l’Ouest ou même pour toute la zone géographique qui fait l’objet de ce travail. En effet, si le portrait photographique en noir et blanc tend à disparaître, la photographie ou le portrait ne sont pas pour autant menacés. Dans les années 1990, on ne peut l’ignorer, on n’a jamais autant photographié106, en studio et en extérieur tous les types de populations, dans toutes les circonstances de leur vie, ce malgré les crises économiques et la prise en compte des disparités entre les pays du nord et ceux du sud de l’Afrique sub-saharienne. Les studios ouvertsdepuis les années 1990 sont nombreux, la diversité de leur taille et de leur apparence parfois luxurianten’ont souvent rien à envier à celles d’autrefois, la jeunesse de leurs propriétaires en témoignent. En janvier 2005, Kpalimé une ville d’environ 30 000 habitants située à trois heures de route au nord de Lomé comptait près de six studios dont quatre ouverts depuis 1990 ; Tombouctou, aux portes du désert, 36 000 habitants, en comptait cinq dont quatre ouverts depuis 1990, sans compter les photographes ambulants. On ne peut pas non plus omettre la féminisation du métier, même lente et insuffisante encore, plus courante au Togo et au Bénin qu’au Burkina Faso et au Mali. Ida Sylvie Mehomey(née en 1983) a ouvert le Studio Photo Vedette en 2001 à Porto Novo. Dans cette ville du Bénin qui compte plus d’une quarantaine de studio, le fait d’être une femme ne lui interdit nullement de réaliser des portraits en studio, toujours en couleur, aussi bien que des photographies funéraires et des reportages d’événements publics.

En outre, les clients continuent d’affluer dans les studios qui peuvent leur proposer de nouveaux portraits. La plupart des Africains de cette région ne possèdent pas d’appareils photographiques, même s’il faut rigoureusement distinguer les pays du Nord dont les populations paraissent plus pauvres, de ceux du Sud où le pouvoir d’achat semble permettre, du moins dans les capitales, l’acquisition de petits appareils. Ils font donc néanmoins appel aux services de nombreux jeunes photographes, soit pour un portrait, soit pour un reportage à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie. Et bien que mis à l’écart des courants occidentaux et précarisés par l’inégalité des échanges commerciaux, ils sont sensibles à la culture mondiale qui s’appuie sur la publicité et ses images désormais partagées sur tout le globe. Seuls les photographes aux compétences techniques et qualités artistiques recherchées, alors même que beaucoup d’amateurs s’improvisent, peuvent fournir des portraits à une clientèle peu fortunée, irrégulière mais assidue. Dans ce but, ils multiplient leurs services et diversifient leurs images. Plus qu’autrefois, les photographes partent inlassablement en reportage et confient leurs studios à des apprentis en formation. Ceux-ci travaillent alors en étroite collaboration avec les laboratoires de développement. Si ces lieux ont à certains égards industrialisé la photographie, ils ont, en revanche, favorisé l’échange avec des confrères, aidé à la découverte de nouveaux types de films et à la mise au point des images. De fait, la situation évolue. De nouveaux procédés techniques, le maniement aisé de décors plus légers et de rideaux colorés, le renouvellement des accessoires qui entrent dans le rituel du portrait, de nouvelles inventions de cadrages et de nuances de couleurs, un rapprochement de l’objectif sur le modèle témoignent autant de l’inventivité et du dynamisme des photographes que de nouvelles esthétiques et de profonds changements dans les mentalités des clients. Beaucoup réalisent des portraits où les photo-montages, collages et dédoublements surprennent le public, suscitent ou répondent à ses attentes, contrairement aux affirmations de Heike Behrend selon lequel :

‘« avec l’introduction du film couleur, qui ne s’y prête pas, la pratique des retouches est en voie de disparition ; c’est le cas des photomontages, des doubles et des multiples expositions qui ont été extraordinairement populaires au temps de ‘"âge d’or" de la photographie en noir et blanc. »107

Les portraits photographiques demeurent une nécessité, un goût populaire largement partagé, parce que la représentation de la figure humaine demeure un sujet majeur en Afrique de l’Ouest. Ils sont au cœur de la photographie. Ils sont aussi bien réalisés par de très anciennes « box camera » ces chambres en bois sur trépieds que par des appareils numériques, voire des caméras vidéo dont beaucoup de photographes s’équipent désormais face à la demande croissante d’images animées. Ils sollicitent à la fois les agrandisseurs du noir et blanc, les laboratoires et les nouvelles techniques qu’offre l’informatique. Ils incitent les photographes à se renouveler et à maintenir l’aspect vivant et innovant de leur métier. Ces derniers s’organisent en associations et en syndicats, ils diversifient leurs activités en pratiquant un autre métier en parallèle. Pour certains c’est la photocopie, la papeterie, pour Boubacar Garba Samounou (né en 1951) à Djenné, c’est l’ouverture d’un « Business Center », attenant à son studio, dans lequel des postes Internet sont à la disposition des habitants et des nombreux touristes de passage. Toutes sortes d’initiatives voient le jour. Elles ont leurs racines dans les origines mêmes de l’histoire des portraits. Plusieurs photographes togolais tentent ainsi de relancer l’ancien marché des cartes postales attesté par les recherches de Philippe David108. Folly Koumounghan (né en 1972) réalise des portraits de studio dans le local que lui prête son confrère Labara C. Koda à Lomé (né en 1977), et avec le même Labara, des reportages sportifs, des portraits d’enfants des rues dans le cadre de campagnes d’aide sociale et sanitaire. Il développe par ailleurs un travail de création dégagée de toute commande qu’il tente d’exposer. En prenant quelque distance avec le studio, le portrait demeure au centre des préoccupations des photographes dans les travaux d’inventaire des richesses humaines de leur pays. Philippe David109 signale qu’un collectif franco-togo­lais de chercheurs et de techniciens s’est mis au travail en 1988 pour inventorier et rassem­bler le maximum d’images et de photographies de toutes natures concernant le Togo. De pareilles entreprises sont conduites au Musée national du Mali à Bamako par les photographes Alioune Bâ et Aboubacrine Diarra, connus par ailleurs pour leurs travaux dans le domaine de la photographie contemporaine.

Il semblerait qu’aux interrogations de C . Geary qui, en 1997, attendait des futures recherches qu’elles « révèlent la créativité et l’ingéniosité des photographes africains, qu’ils soient des photographes de studio, des photo-journalistes ou des artistes » 110, on puisse répondre, d’une part, que la profession s’est profondément modifiée tout en restant fidèle à la pratique photographique dans les vieux studios. La magie et l’attraction qu’ils suscitent ne cessent pas, cette pratique aura toujours un certain rôle dans les transformations sociales et dans les expressions artistiques, comme on le verra plus bas. D’autre part, que depuis la révélation de quelques figures représentatives de l’ « âge d’or » des studios, depuis l’apparition d’artistes contemporains grâce en partie aux Rencontres de la photographie de Bamako initiées en 1994,et finalement au travers de la découverte par les Occidentaux de l’existence d’une photographie d’Afrique, des jeunes photographes abordent un travail de création indépendant des commandes du studio.

Notes
101.

« « Kola » signifie en bambara « laver » : en Afrique, laver une photo, c’est la développer. », dans Nimis (1999), p. 108.

102.

Entretiens avec Ibrahim Sanlé Sory, Bobo Dioulasso, Burkina Faso, février 2004, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007. Texte entier dans les sources.

103.

Dont Nimis (2005), Geary (1997) et Behrend, (1997).

104.

Behrend ; Wendl (1997), p.410.

105.

Werner (1996), p.84.

106.

Wendl (1999), p.152 .

107.

Behrend ; Wendl, (1997), p. 413.

108.

David (1999), p.43.

109.

Philippe David , « Le photographe sur ou devant l’image », article électronique sur le site de l’association Images et Mémoires, consultable à l’adresse Internet suivante : 

:http://www.imagesetmemoires.com/doc/Articles/Le_photographe_sur_ou_devant_limage.pdf

110.

Geary (1997), p. 408.