Les succès

Face à la fuite des fonds photographiques et à la dispersion d’un patrimoine en Occident, des initiatives africaines en faveur de la photographie mais aussi des attitudes prudentes voire méfiantes doivent être soulignées. Le Mali est un bon exemple des bienfaits et méfaits de l’engouement pour la photographie d’Afrique, en partie grâce et à cause des Rencontres de la photographie de Bamako. Il est regrettable d’en revenir constamment au Mali qui n’est en rien le miroir de l’Afrique, mais , à ma connaissance, en dehors de ce pays, il n’existe que peu d’organisations publiques ou privées veillant à la préservation du patrimoine et au soutien de la création dans le domaine de la photographie. On ne compte pas non plus, dans les pays voisins, de manifestations ni d’entreprises qui y soient liées, alors même que la photographie de studio ou la photographie contemporaine s’y manifestent pareillement. Stimulées par les Rencontres de la photographie, plusieurs entreprises vont dans ce sens au Mali. Chab Touré, propriétaire de la Galerie Chab à Bamako, mais aussi professeur d’esthétique et commissaire d’exposition pendant les Rencontres, essentiellement tourné vers la photographie, tente de soutenir les photographes du continent et participe à une meilleure diffusion des images. Il s’efforce surtout d’éveiller les Africains à « d’autres urgences que celles de la santé et de la pauvreté »142, en leur faisant prendre conscience de la richesse de leur patrimoine et de la création artistique dont l’expansion ne se limite pas à la seule production de masques et de statues. Le gouvernement malien, par l’entremise du Musée national du Mali, sous la direction de Samuel Sidibé, a entrepris une vaste campagne d’inventaire des richesses du pays ces dernières années. Ainsi, Alioune Bâ et Aboubacrine Diarra, les photographes du musée, en parallèle de leur propre activité artistique, sont chargés de photographier toutes sortes d’œuvres qui constituent un patrimoine vivant. Alioune Bâ, en coordination avec les Rencontres et avec le Centre culturel français, travaille également à la préservation de fonds de négatifs appartenant à des photographes de studio. Il est par ailleurs en charge du petit musée de la fondation Seydou Keita où sont abrités quelques œuvres et un fonds d’archives.

Mais les efforts locaux, incompris et soupçonnés d’intérêts ambigus associés à l’engouement international, attisent la méfiance de beaucoup de photographes maliens. Grisés par le succès artistique et surtout marchands de la photographie de studio et par la renommée des Rencontres, les photographes, ou le plus souvent les héritiers, s’imaginent qu’ils sont inévitablement bernés, volés, spoliés par ceux qui les approchent. La fièvre des collectionneurs leur fait espérer qu’ils sont ou détiennent les futurs Keita ou Sidibé et que leurs œuvres valent une fortune. Tout cela a pour effet que les droits sur les images sont actuellement au cœur d’un conflit qui anime la succession de Seydou Keita143. De même, les enfants Traoré des « Jumeaux de Mopti » n’ont plus aucune confiance dans le dépôt (éventuellement le prêt) de leurs négatifs au Musée national de Bamako, et avancent l’argument suivant :

‘« pour quelle raison faudrait-il participer à la constitution du patrimoine national, enrichir les collections de la capitale et du pays, courir le risque de ne plus revoir nos négatifs, alors que le pays ne nous donne pas à manger ? »144

De même, le jeune Ibrahim Shitou, héritier du studio de son père Tidiani Shitou à Mopti, exige, pour le simple prêt de négatifs, des sommes considérables et totalement injustifiées, mais équivalentes d’après lui à celles que pourrait demander Malick Sidibé. Moins méfiants au Bénin, au Togo et au Burkina Faso, parce que plus éloignés de la capitale de la photographie et moins emportés par l’appât du gain et par l’immodestie,les photographes ont cependant archivé leurs négatifs avec précaution et ne les sortent qu’avec parcimonie. Si les projets d’expositions et de conservation des œuvres ne manquent pas en Afrique de l’Ouest, la conscience de l’importance de la sauvegarde du patrimoine (le sujet sera développé dans une partie suivante), les moyens financiers et les décisions politiques font défaut.

Après avoir plé­biscité le portrait de studio noir et blanc des années 1950-1980, les lieux d’expositions ont donné une impulsion à des images plus contemporaines. Les expositions de photographies des centres culturels français de Ouagadougou, de Cotonou, de Bamako et de Lomé soutenues par Afrique en créations,et celles du Goethe Institut à Lomé, marquent un intérêt pour des artistes locaux. Des maisons d’éditions telles que Revue noire, Filigrane et Africultures, également une revue, mais aussi le site Afrique in visu 145 se présentent comme autant de caisses de résonance des pratiques, des manifestations et de la création dans le domaine de la photographie en Afrique de l’Ouest. Tous œuvrent depuis plus d’une décennie en faveur d’une aide à la création et au développement des initiatives émanant des Africains, afin que les œuvres puissent vivrent dans les cultures qui les ont vues naître, et que les artistes puissent un jour être aussi reconnus dans leur propre pays. En effet, pour des raisons autant économiques à cause des moyens financiers des institutions et des collectionneurs, qu’artistiques par le choix des lieux d’expositions, les photographies sont essentiellement achetées et commentées en France et aux États-Unis.

Alors plutôt que de laisser un patrimoine se disperser dans le monde occidental, d’accepter que s’installe un pillage parfois relayé sur place, plutôt que de s’arracher les nouveaux trésors d’Afrique, quand les Africains manquent de leurs propres lieux d’étude et de conservation, on pourrait suivre la voie indiquée par Aimé Césaire dont les propos sont d’une brûlante actualité :

‘« Et pas une minute, il ne vient à l’esprit de M. Caillois que les musées dont il fait vanité, il eût mieux valu, à tout prendre, n’avoir pas eu besoin de les ouvrir; que l’Europe eût mieux fait de tolérer à côté d’elle, bien vivantes, dynamiques et prospères, entières et non mutilées, les civilisa­tions extra-européennes ; qu’il eût mieux valu les laisser se développer et s’accomplir que de nous en donner à admirer, dûment étiquetés, les mem­bres épars, les membres morts. »146

La photographie d’Afrique n’existe pas que dans les studios, bien qu’ils en constituent encore le lieu de leur inspiration pour des artistes contemporains. Samuel Fosso (né en 1962 au Cameroun) a été photographe de studio de 1976 à 1990. Il a tiré les portraits de ses clients dans la plus grande tradition des maîtres des années 1960. En 1994, il est consacré sur la scène internationale grâce à ses autoportraits réalisés de manière théâtrale au studio. Il poursuit son travail dans ce lieu devenu désormais pour lui espace scénique d’œuvres plastiques, dans lequel par le moyen de son propre corps - à l’instar de certains travaux de Cindy Sherman - les identités africaines et occidentales sont parodiées (A. n° 15). Sare B. Warren (né en 1965 au Burkina Faso) utilise « l’envers du décor »147, c’est-à-dire les studios désaffectés, comme espace scénique sans événement si ce n’est celui qui suggère « une porte de voyage sans billet d’avion, sans visa, aucun contrôle de police »148, vide de ses occupants, un décor purement formel d’une grande beauté plastique (A. n° 16).Loin d’orchestrer le chant du cygnedes studios, ces créations contemporaines donnent un nouvel éclairage à ces lieux magiques et si fondamentaux dans la vie des populations d’Afrique de l’Ouest. Et si leur histoire s’écrit principalement en Occident ils sont loin de n’exister que dans le regard du monde occidental.

Notes
142.

Entretien avec Chab Touré, Bamako, Mali, décembre 2003.

143.

Lire à ce propos Michel Guerrin, Emmanuel de Roux, « Guerre de droits autour du maître malien Seydou Keita », Le Monde, 26- 27 octobre 2003.

144.

Entretien avec Hamadou et Hassan Traoré, Mopti, mali, septembre 2007.

145.

Adresse du site Internet : http://afriqueinvisu.org/

146.

Césaire (1994), (1e éd. 1950), p 52.

147.

Titre de sa dernière exposition présentée dans le livre numérique « Bamako et au-delà », sur l’espace virtuel de l’association : L’Atelier de Photographie Contraste, http://www.photo-contraste.com/

148.

Entretien par courriel en mars 2008.