Objets éphémères

Bien que chargées d’histoires et d’humanité les foto n’en sont pas moins perçues comme de simples objets matériels et éphémères. Elles répondent à des critères de prix, de dimensions, de matériaux ; elles existent comme de purs objets reproductibles et facilement destructibles.

Si nous nous en tenons aux besoins des clients, les formats des portraits qui varient entre 9 x 13 cm et 10 x 15 cm sont les plus populaires. En couleur depuis les années 1990, leurs dimensions n’ont guère changé par rapport à celles des portraits en noir et blanc d’autrefois. Ils fournissent, à partir de 400 francs CFA (environ 61 centimes d’euros), une image qui trouve sa place dans un portefeuille, dans les albums de famille et dans les lettres envoyées aux amis. Les formats 12 x 17 cm et 15 x 21 cm, plus onéreux, sont commandés lors des fêtes et des célébrations d’événements. Ils sont destinés à un lieu fixe. Encadrés, posés sous verre ou punaisés, ils trônent accrochés aux murs des salons, ils sont disposés sur des meubles et souvent derrière la vitrine d’un vaisselier, tels des icônes de l’idéal familial, images d’ancêtres au regard protecteur. Les très grands formats en couleur de Michel Hounkanrin répondent aux commandes d’une société qui affiche sa réussite tout en montrant un réel intérêt pour une modernisation du portrait et pour sa dimension hautement artistique. Ses portraits de 60 x 80 cm ou de 120 x 160 cm aux cadres chargés de décors sont montés sur roulettes, ce qui permet de les déplacer dans chaque pièce d’un appartement, et éclairés comme des affiches publicitaires. Il les nomme « backlights » 190 ou « rétro-éclairés » et les réalise dans ses propres labos, avec succès depuis les années 2000, pour un prix situé entre 150 000 et 250 000 francs cfa (230 à 390 euros). Le papier brillant a la faveur des clients pour la couleur ; d’une qualité standard, il est importé d’Asie. Les papiers mat ou baryté étaient plus appropriés au temps du noir et blanc, comme l’était le bord dentelé. Ils provenaient d’Europe et sont encore parfois commandés au Nigeria. Les tirages couleur sont réalisés dans des laboratoires. Les anciens photographes développent leurs images en noir et blanc dans la chambre noire du studio. Très attaché lui aussi au noir et blanc,Aly Maïga (né en 1971) en revendique la qualité artistique et soupçonne un regain d’intérêt, mais doit aujourd’hui faire appel à un laboratoire extérieur de Bamako, plus onéreux. Le nombre d’exemplaires tirés à partir d’un négatif dépend des moyens du client. Si le négatif est conservé chez le photographe, le client peut revenir plusieurs années après la prise de vue, lorsque le photographe a pris soin de classer les clichés. Dans le cas contraire, si le négatif emporté par le client a été perdu, des copies sont réalisées à partir de la photographie d’origine, ce qui procure bien souvent l’occasion d’une manipulation de l’image par rénovation, découpage-montage ou colorisation.

Bien que les portraits aient la charge de porter et de transmettre une mémoire, des sentiments et des signes, ils n’en sont pas moins des objets usuels susceptibles de perdre leur valeur. Il est extrêmement difficile de mesurer et de comprendre la considération que leurs propriétaires ont des portraits photographiques. Certains se séparent volontiers d’image de famille - le portrait d’un parent proche décédé, celui d’enfants - sans avoir nécessairement besoin d’argent. Est-ce pour séduire, pour faire plaisir ou pour honorer leur interlocuteur : le chercheur qui s’intéresse à leur histoire ? Il semblerait même qu’avec l’ancienneté, avec les marques du temps et ses indissociables accidents, et qu’en se démodant, une photographie perde de sa valeur, particulièrement sa valeur d’usage sans en gagner une autre. Contrairement à ce qui a lieu dans les cultures occidentales où la photographie prend, dans ces circonstances, la valeur esthétique d’une antiquité due à sa patine, au point d’origine qu’elle ressuscite dans le présent, à l’histoire dont elle est investie et bien sûr à son ancienneté. Les années, le temps révolu, l’usure, l’absence de sens au sein du groupe lui ont fait perdre valeur d’usage et valeur affective, si bien qu’elle n’a jamais eu (ou perdu la seule valeur marchande déterminée par le lien photographe/commanditaire) de valeur marchande sauf celle de l’acheteur occidental très vite perçue par les propriétaires au moment de la possible séparation d’avec l’objet. Il en va de même dans les studios où les photographes se séparent volontiers de photographies invendues, trop abîmées, trop anciennes qui ont quelque fois une valeur artistique mais qui sont le plus souvent de pauvres morceaux de papier.

La conservation et l’archivage des négatifs et des tirages photographiques laissent dans l’ensemble à désirer. À Ségou, Adama Kouyaté (né en 1927), très organisé, présente ses travaux parfaitement rangés par ordre chronologique dans des armoires et des tiroirs191. À Cotonou, François Montcho Ahehehinnou (né en 1943) en fait autant et les conserve à l’abri dans sa maison. À Djenné, Boubacar Garba Samounou les sort d’enveloppes froissées, dont l’archivage relève de sa seule mémoire. Quant aux images précieuses de Tidiani Shitou, dont Ibrahim son fils a hérité, ellessont disposéesdans des boîtes en fer ou des enveloppes de papier dans l’attente des collectionneurs occidentaux. Celles de Sanlé Sory, hélas, sont éparpillées dans des boîtes en carton dévorées par les souris sur lesquelles se devine encore pour quelques temps l’année de prise de vue. Beaucoup d’images sur papier ou de clichés, bien que visibles, ne sont plus lisibles. Par une sorte de miracle, dû sans doute à la sécheresse de quelques studios, des photographies existent encore. Jusqu’à quand ? Soumises aux vents de sables dans le nord, à l’humidité au sud, à la poussière et aux morsures de rats elles disparaissent. Seul l’intérêt d’acheteurs occidentaux semblerait inciter les photographes à nettoyer, trier et protéger leurs archives.

Face à cela, les sites européens et états-uniens les conservent en chambres spéciales, évitant les contacts dangereux avec du verre, sous enveloppes de papier non acide, et assurent une préservation des objets bien meilleure. Il est difficile de le contester. Et cela n’est pas sans rappeler les arguments des conservateurs et acheteurs de statues africaines qui avancent que sans leur intervention la plupart des pièces auraient disparu. Voilà justifiée l’acquisition de patrimoines entiers qui vide définitivement les pays africains de leurs objets, quand ils n’ont pas ou ne se donnent pas les moyens de les conserver. Cet objet patrimonial est pris dans un dilemme difficile à régler : soit les collections sont maintenues mortes hors de leurs cultures, en Occident, soit elles sont vouées à la destruction en Afrique.

Il est difficile de parler de valeur patrimoniale à des personnes qui ont d’autres urgences : la santé, l’éducation, le travail, ou bien qui n’en conçoivent pas le concept sans pour autant êtres indifférentes. Peu de photographes en ont conscience, tout comme beaucoup d’habitants perçoivent encore mal les richesses culturelles de leur pays qu’il faudrait préserver. Les photographes et les photographiés sont conscients que ces pellicules vont porter à tout jamais les traces de l’histoire. Il y a de toute évidence une dimension patrimoniale dans les images de Sory Sanlé à Bobo Dioulasso, dans celles de Tidiani Shitou à Mopti et dans celles de Zinsu Cosme Dosa (né en 1923) à Porto Novo, pour n’en citer que quelques-uns. Ces photographes pensent avoir constitué avec art, à l’instar d’August Sander, mais sans intention formulée, un inventaire des habitants de leur ville, fixant les coutumes, les pratiques, les jours et les nuits de la vie, pour les transmettre aux générations à venir. Les jeunes photographes commencent juste à s’attacher à leur valeur documentaire. Pour travailler à la constitution d’une banque d’images sur les cultures du Mali, Alioune Bâ sait que les photographes ont un rôle à jouer dans la transmission d’un patrimoine, dont nous ne pouvons actuellement que constater avec impuissance la disparition, dans l’indifférence quasi générale. Dans un pays comme le Japon, certains d’entre eux seraient considérés pour eux-mêmes, comme des « trésors vivants », riches qu’ils sont d’un savoir-faire, d’une esthétique, et d’une mémoire sans pareils. Dans les pays de cette étude, et en Afrique de l’Ouest, les photographies loin d’être des valeurs muséales et/ou patrimoniales sont avant tout les objets de l’humain. Ceux-ci circulent et fonctionnent dans un musée vivant en quelque sorte, auquel il n’est pas question de substituer nos propres notions muséales, et que nous devons respecter tel qu’il est, dans sa situation précaire, mais aussi dans ses dimensions spirituelles et sacrées puisque ces objets éphémères sont aussi des images habitées de l’invisible.

Notes
190.

Entretiens avec Michel Hounkanrin, Cotonou, Bénin, janvier 2005 et janvier 2006. Texte entier dans les sources.

191.

Il faut signaler que ses œuvres ont fait l’objet d’une étude, et en conséquence d’un dépoussiérage et d’un classement, par la sociologue Tanya Elder et le collectionneur Svend Erik Sokkelund, tous deux danois. Quelques œuvres sont visibles sur le site Internet de la collection Sokkelund à l’adresse: http://www.african-collection.dk/francais/sanni-1.htm