Images habitées 

Lorsque les photographies participent de la vie quotidienne profane ou sacrée, elles échappent à la collection ou au musée d’ethnologie, à « ce monde étrange d’où l’utilité semble bannie à jamais »192. Il est ainsi un usage des portraits photographiques qui persiste dans certaines cultures d’Afrique de l’Ouest. Compte tenu du fait que cet usage n’est pas l’objet du présent travail d’étude, il ne sera fait référence qu’à peu de sources premières, qui, de plus, ne concernent que les pays côtiers car aucun témoignage équivalent n’a été recueilli dans les pays du Nord de cette partie du continent. Il est cependant intéressant de percevoir les propriétés de la photographie sous l’angle d’une image habitée au-delà de sa planéité, aspect utile dans le cours de l’étude. Des portraits, donc, sont apparemment considérés comme médium et plus qu’une représentation de la personne absente qu’ils désignent, ils en offrent une présence, ou mieux encore ils la remplacent. Ils sont alors des images de l’humain certes, mais des images habitées, sacrées, pas nécessairement religieuses. Ankou Dieudonné Mawuena, né au Togo et vivant au Bénin, client d’un studio de Cotonou, jeune employé de l’administration, à l’esprit ouvert et critique, en donne un témoignage assez précis :

‘« Dans nos cultures, le mythe qui entoure les foto s’est dilué mais n’a pas disparu. Avec une foto on peut encore soigner, posséder, faire du mal , « me façonner ». Quelqu’un peut intervenir à travers une image d’une autre personne. On dit alors que l’image est travaillée. Elle est utilisée comme une relique, le canal par lequel le magicien va intervenir à travers la photo, sur la personne. Si cette croyance n’était pas fondée, elle aurait disparu, or elle transcende le temps. »193

Dans cette situation, il faut considérer que la foto contient plus qu’une simple image, est plus qu’un simple semblant et une réplique d’un individu, elle incarne une part de son esprit, elle est une partie matérielle de son être. Et le terme de « relique » utilisé par Dieudonné Mawuena dit parfaitement qu’au contact de la personne, la photographie qui en a recueilli la lumière (la photo-graphie est un phénomène physique), la substance, le double dont il a été question précédemment, a été chargée d’une part de cette personne, pour le meilleur et pour le pire. La foto étant un double habité de la personne absente peut dès lors être l’objet de soins thérapeutiques et de sorts maléfiques, mais aussi de respect et de rites.

Reliques, nous savons que les photographies le sont, de manière ambivalente, puisque disposées aux murs des maisons, comme elles le sont parfois sur les tables de chevet, les commodes et les secrétaires : les autels familiaux occidentaux. Elles exhalent le bonheur, contaminent les gens du bonheur et de leur protection à leur contact visuel. Et Susan Sontag rappelle qu’« il reste des traces de magie : par exemple, dans la répugnance que nous éprouvons à déchirer ou à jeter la photo d’un être aimé, particuliè­rement s’il est mort ou s’il est au loin »194. Reliques rituelles dans le cadre de pratiques magiques, elles le sont aussi parfois en Europe et en Afrique de l’Ouest. En atteste tout particulièrement une étude de Heike Behrend, conduite dans des pays situés plus au sud de la région qui nous intéresse. Elle souligne qu’à l’origine ce sont les Européens qui, dans le cadre de leur domination, accordèrent à la photographie des pouvoirs de guérison, de meurtre et de sorcellerie : « ils convertirent la technologie en magie »195 afin d’étonner et de terrifier. Tout comme fut employée la photographie en Europe pour discipliner, identifier et effrayer les classes inférieures de la société. Colons, administrateurs ou missionnaires utilisèrent ce nouveau médium en Afrique comme une pratique magique, aussi bien pour soigner, chasser le diable que pour nuire, « comme une médecine, comme une arme photographique pour tuer, ou un appareil à « voler les âmes », au point où les Africains répétèrent les mêmes peurs et terreurs »196. Malgré des réticences la photographie fut adoptée sous toutes ses formes par les Africains, y compris celles qui terrifiaient, celles-là mêmes qui permettaient de s’approprier et de dépasser les pouvoirs des colonisateurs. H. Behrend relève le cas d’une jeune femme Mary Akatsa qui, en 1980, dans une Église fondamentaliste de Bethléem de l’ouest du Kenya, soigne miraculeusement et « traite in absentia des patients grâce à des photographies de substitution »197. Elle signale encore l’histoire du photographe de studio ougandais Ronnie Okocha Kauna qui a vu l’un de ses portraits de célébrités montés en inclusion de plastique, utilisé tel une véritable relique religieuse. En 1998, ce photographe observe des fidèles tremper le portrait du célèbre prêcheur chrétien Father Bill, venu d’Inde, dans un verre, et en boire l’eau aux propriétés curatives.

En Afrique de l’Ouest les portraits sont échangés, offerts et envoyés aux familles et aux amis. Pourtant, dans des conflits ou des relations hiérarchiques, de tels échanges ne s’opèrent pas de peur d’une utilisation maléfique. À plusieurs reprises, la constitution des sources photographiques de cette étude a été freinée à cause de ce genre de méfiances. Méfiances légitimes, car qui vendrait à un interlocuteur inconnu ses propres photographies, même s’il témoigne d’un intérêt honnête? Bien que les croyances en des pratiques magiques se soient beaucoup érodées, les craintes des photographes et des photographiés persistent. Craintes discrètes de savoir l’image confiée à un marabout mal intentionné dans les pays du Nord, à un officiant du culteVodun (ou Vodoun) dans le Sud, ou bien exposée à de néfastes regards en Europe. Les portraits photographiques sont en effet, dans certaines circonstances et dans certaines cultures, plus que des répliques, des doubles de l’individu, il convient de les dissimulerpar crainte de dangers. Chez les Igbo, à l’ouest du Nigeria, la photographie de la personne décédée est retournée face contre le mur, afin d’éviter une visitation néfaste de son esprit198. Il en était de même, il y a peu de temps encore, dans les traditions de la Méditerranée, lorsque le miroir qui avait reçu l’image du défunt était voilé pour écarter son fantôme et empêcher le passage des morts vers le monde des vivants, ou, quand un miroir, en se brisant, brisait dangereusement l’image de la personne : son double qu’il avait contenu.

Il est enfin un cas, celui de la foto ibeji qui sera très amplement développé, où le portrait joue le rôle de substi­tut photographique non pas d’un vivant mais d’un mort, où la photographie est sollicitée dans une parfaite ambivalence, pour sa capacité à témoigner de la réalité, en tant qu’image d’une création et en tant qu’icône d’une présence de l’invisible. En 1973, M. Houlberg199 met en évidence l’usage de la photographie dans le cadre du culte des jumeaux défunts chez les Yoruba. Ce culte prévoit des soins et des rites qui préservent l’équilibre des jumeaux leur vie durant. Et dans le cas du décès de l’un des deux le portrait du survivant est doublé afin de restituer l’image du défunt et de reconstituer une complétude brisée.« L’utilisation de la photographie comme lien actif avec le monde des esprits est sans précédent dans l’histoire de la photographie »200, stipule M. Houlberg. Comme représentation des vivants ou des défunts la photographie ne parait pas être un handicap dans les cultes dits « traditionnels », mais qu’en est-il de son rapport aux religions du livre ?

Notes
192.

Pomian (1978), p.4

193.

Entretiens avec Ankou Dieudonné Mawuena, Cotonou, Bénin, janvier et février 2006.

194.

Sontag (2000) p. 185.

195.

Behrend (2003), p.129-145. (article non paginé consulté sur le site Internet Bridge the Gap, à l’adresse : http://www.btgjapan.org/app/app_004.html)

196.

Ibid.

197.

Ibid.

198.

Oguibe ; Miesgang ; Njami; et alt. (2001), p.11

199.

Houlberg (1973), p. 20-27.

200.

Ibid, p.27