II.1.1. Première approche des doubles portraits

Les typologies

Il est peut-être risqué de rapprocher différents types de doubles. Quelques éléments, en effet, les distinguent : le portrait double désigne deux individus, le portrait doublé un seul. Ils n’ont probablement pas les mêmes raisons d’être, ni les mêmes dates d’apparition. Pourtant, leur examen fait immédiatement apparaître un motif commun où la réciprocité des figures, leur ressemblance et leur dissemblance exigent des définitions précises. La seule présence de deux individus en relation suffit à définir les « doubles portraits » dans l’histoire de l’art. Ces derniers, auxquels sera consacré un plus ample développement, qualifient habituellement des portraits peints ou photographiés qui, en Occident, représentent deux personnes parfois ressemblantes, tel Le Double Portrait de Charles Louis, électeur palatin et le Prince Rupert (1637) (A. n° 35)de Van Dyck (1599-1641), le plus souvent différentes : couples, ami(e)s, parents, tel le double portrait des Époux Arnolfini (1434) de Van Eyck (1390-1441). Dans cette étude, ils désigneront, soit sous la forme « doubles portraits » soit sous celle des « doubles », l’ensemble de tous les types de portraits.

Les doubles portraits recouvrent cependant deux grands ensembles dissociés dans le cadre de cette analyse en « portraits doubles » et « portraits doublés ». Les portraits doubles décrivent deux personnes semblables (C. n° 70-81 et 132-143). Elles sont semblables parce qu’elles sont deux personnes physiquement distinctes, mais de même sexe, habillées des mêmes costumes coupés dans des tissus identiques ou très proches, et adoptent des poses et des attitudes le plus souvent symétriques. Cet ensemble de caractéristiques les rapprochent d’une ressemblance gémellaire. Les portraits doublés proposent deux figures similaires. Elles sont similaires parce qu’elles émanent d’une seule personne physique dont l’image a été doublée. Cependant, les deux figures ne sont pas nécessairement identiques puisque la duplication est réalisée selon des variations. Ainsi le portrait doublé peut être l’image d’une personne unique répliquée deux fois à l’identique, soit en symétrie (C. n° 15, 42, 55, 111, 130), soit en juxtaposition (C. n° 53, 56, 57). Il est aussi le portrait d’une unique personne dont les deux figures adoptent des attitudes différentes (C. n° 16, 61, 101, 116) parfois des vêtements différents (C. n° 2, 12, 63, 171). Il peut enfin s’agir du portrait d’une personne dont l’image est doublée grâce à son reflet dans un miroir (C. n° 123, 157, 180). Ces catégories sont parfaitement éclairées par les travaux des photographes suivants issus de quatre pays différents: El Hadj Tidiani Shitou (1933-2000), Studio Photo Kodak à Mopti (Mali) (C. n° 129-156); Ibrahim Sanlé Sory (né en 1948), Studio Volta Photo à Bobo Dioulasso, Burkina Faso (C. n° 53-87) ; Michel Hounkanrin (né en 1954), Studio Zoom Service à Cotonou Bénin (C. n° 14 et 15); et C. Labara Koda (né en 1977), Studio Image Plus à Lomé, Togo (C. n° 189-191). Ces photographes sont très représentatifs de l’ensemble du corpus, de plus leur talent et leurs propos les distinguent nettement. Les deux premiers (Shitou et Sory) ont essentiellement travaillé en noir et blanc pendant les années dites de l’« âge d’or » des studios, ce qui signifie qu’ils ont toujours contrôlé la production de leurs images. Les deux suivants (Hounkanrin et Koda) sont les représentants des nouvelles générations marquées par la couleur et ouvertes aux nouveaux procédés techniques.

Tidiani Shitou était un Yoruba né au Nigeria. Il arrive en 1967 au Mali, formé par un photographe nigérian, et s’installe à Mopti en 1971. De cette date jusqu’à sa mort, il a travaillé dans un très petit studio tout d’abord avec une chambre, ensuite avec un appareil reflex qu’il a utilisé pour le noir et blanc puis pour la couleur. Il a photographié toutes sortes de populations dans cette ville au carrefour des routes de Tombouctou, de Djenné et du pays dogon. Les habitants de la ville ou les paysans plus éloignés venaient au studio attirés par ses poses et ses images de grande renommée tels ses portraits doubles. Curieux de tout, il a n’a jamais cessé de parcourir l’Afrique sub-saharienne afin de s’imprégner de nouvelles idées au contact de photographes et d’artistes. Il est très certainement l’un des grands propagateurs du portrait ibeji dans la région, dont il sera question plus tard. Son fils Ibrahim (né en 1982), mon interlocuteur, a été formé dès l’âge de huit ans avant de reprendre le flambeau dans le même studio qu’il occupe aujourd’hui. De son père formateur, il connaît l’art et les pratiques dans les moindres détails. Ibrahim Sanlé Sory, qui préfère être appelé Sory, est né à Nianiagara (Burkina Faso). Il a été formé par des photographes nigérians et ghanéens et s’est installé à Bobo Dioulasso en 1968. Il a débuté avec une chambre photographique en bois, il s’est ensuite équipé d’un Rolleiflex. Il a réalisé des milliers de portraits en noir et blanc devant des décors qui ont fait l’admiration de ses clients et qui étaient changés tous les trois ans. Dans cette autre ville carrefour (entre le Mali et la Côte d’Ivoire), où il a été longtemps le témoin et l’acteur d’une vie dynamique, il est l’un des derniers photographes à faire des images en noir et blanc, qu’il préfère à la couleur, et il possède probablement l’un des plus anciens studios du pays. Michel Hounkanrin est né à Porto Novo. Passionné par la photographie, il tente l’aventure à Lagos (Nigeria) en 1972, où il apprend son métier aux côtés d’une femme photographe. Il rentre à Cotonou en 1987, ouvre son premier studio, et poursuit une activité de photographe ambulant. Il se met très rapidement à la photographie numérique et possède aujourd’hui quatre fameux studios équipés de laboratoires de développement en couleur qui lui permettent d’imprimer de grands formats et de plusieurs ordinateurs sur lesquels il utilise les logiciels de photographie les plus récents pour créer des truquages et des doubles. C. Labara Koda travaille à une plus petite échelle depuis 1997. Il a ouvert son studio en 2001. Dans une constante recherche de nouvelles idées qui pourraient satisfaire sa clientèle, il a installé une pièce intérieure avec plusieurs décors et de nombreux accessoires, ainsi qu’un jardin extérieur attenant au studio pour des images qui lui semblent plus naturelles. La plupart de ses portraits doublés ont une vocation ludique et commerciale, quelques uns sont cependant destinés à des rites funéraires. Il mène en parallèle un travail sur la vie des enfants des rues.

Malgré l’exemplarité des travaux de ces quatre photographes, il paraît difficile de se contenter des modèles qu’ils fournissent. En effet, il serait regrettable de choisir aussi peu d’artistes alors que plus d’une centaine ont été rencontrés, et de se priver d’œuvres signifiantes. Cependant, grâce à leurs travaux, nous retrouvons les grandes typologies de portraits et le répertoire de cadrages et de poses dont elles s’accompagnent à l’échelle d’une quarantaine d’années et à celle de plusieurs pays. Ils ont travaillé hors des strictes frontières de leur ville ou de leur pays, soit en se déplaçant soit en collaborant avec des confrères des pays voisins sans jamais s’isoler. Ceci offre la confirmation, si cela était encore nécessaire, qu’il faut déconstruire les notions historiques de frontièrescar elles ne coïncident pas forcément avec celles des artistes et celles du portrait dans ces nations d’Afrique de l’Ouest qui sont aussi des puzzles culturels.

La plupart des photographes rencontrés manifestent un goût pour tous les types de doubles et pour toutes sortes de cadrages. Ils en ont une bonne connaissance par leur formation dans l’art de composer un portrait et par l’apprentissage des techniques qui permettent de dupliquer l’image d’une personne. Ces formations résultent d’échanges (observés dans une partie précédente) entre les professionnels issus de toutes les régions de l’Afrique sub-saharienne, elles les conduisent parfois à acquérir des décors et des accessoires semblables. La typologie habituelle des cadrages des portraits doubles est la suivante : portraits en pied (posi­tion debout, assise, accroupie, parfois allongée) (C. n° 137, 138, 142), les portraits en buste dans des plans plus ou moins rapprochés (buste, buste américain, trois quarts) (C. n° 89, 152, 178) et les portraits en gros-plan du visage, nettement moins fréquents. Les trois catégories se retrouvent dans les portraits doublés, où, cependant, les portraits en buste et les plans rapprochés sont plus pratiqués car mieux appropriés aux truquages. Le photographe Sory, dont les critères esthétiques sont partagés par Hounkanrin, confirme les trois grandes catégories de portraits parmi lesquelles il marque une nette préférence pour les portraits en pied, lorsqu’il s’agit de photographier un couple d’individus :

‘« Les portraits en pied sont très appréciés de la clientèle car ils restituent une ambiance grâce à l’espace qui circule autour des personnages et grâce aux décors qui les transportent ailleurs. De plus, ces portraits me donnent une plus grande liberté de création de poses et de décors. Grâce à la gestuelle et aux attitudes des corps montrés en entier on peut montrer leurs liens et raconter des histoires. » 234

Sory et Hounkanrin ont la particularité de proposer d’impressionnants décors créés avec des artistes. Chez Sory, ils ont été réalisés sur toiles, autour des années 1970 et 1980, par des peintres ghanéens et ivoiriens (C. n° 78). Chez Hounkanrin, ils sont composés grâce à des photo-montages sur ordinateur avec le logiciel Photoshop par Franck Padé, son assistant graphiste (C. n° 15). Selon leurs critères esthétiques, les portraits en pied livrent plus d’informations sur les personnes tout en respectant leur intégrité physique. Procéder autrement, en en coupant une part minime ou en les plaçant hors du cadre, reviendrait à commettre une agression symbolique à leur encontre. Les portraits en buste, fractionnant les personnes, sont susceptibles de dissimuler des anomalies physiques, des accidents ou des maladies. Cadrages, angle de vue, distance au sujet, sont des stades décisifs de la production photographique. Ainsi, la délimita­tion du cadre implique forcément une intention de composition, de rangement des formes, elle favorise également la construction des doubles du point de vue technique. Cadrages et poses sont donc autant de stratégies participant à la création des doubles, et loin de se résumer à quelques propos, ils feront l’objet d’un développement un peu plus tard. Ces appréciations sur les cadrages divergent toutefois selon les époques et les lieux.

Notes
234.

Entretiens avec Ibrahim Sanlé Sory, Bobo Dioulasso, Burkina Faso, février 2004, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007.