Périodisations et localisations

Les portraits doubles apparaissent dès l’ouverture des studios dirigés par des Africains parce qu’ils ne requièrent pas de technique particulière. Le portrait réalisé par Mountaga Dembélé au Mali, autour des années 1945-50 (A. n° 13),en est un bon exemple. Selon les Anciens comme Sory, Alé Inoussa et Shitou (au travers des paroles du fils), ils se développent plus particulièrement après les indépendances des états, autour des années 1960-1970. Les clients, qui se pressent alors pour avoir un portrait, aiment venir poser à deux et inventer leur propre image. Aujourd’hui encore, toutes sortes de circonstances sont favorables à un portrait double et les photographes mettent aussi bien leur talent en avant (sur les présentoirs des studios) grâce aux portraits d’une personne seule que grâce aux portraits doubles dont le nombre est considérable. En revanche, on peut estimer que les portraits doublés représentent 10% à 20% des photographies exposées sur les devantures des studios ou conservées dans les stocks d’invendus et dans les archives personnelles des photographiés. Bien que très abondants en couleur chez les jeunes photographes et depuis une dizaine d’années, ils sont probablement apparus autour des années 1970 en noir et blanc. Les plus anciens - du corpus seulement - sont un portrait de Shitou datant de 1974 (C. n° 129) et un portrait de Sory datant de 1976 (C. n° 61).Ces périodisations seront affinées dans une prochaine partie lorsque les conditions d’émergence auront été éclairées par les images des origines qui relient formateurs et élèves, influences européennes et migrations intérieures.

La fréquence et la localisation des différents doubles dépendent de facteurs très divers. La plupart des photographes connaissent les portraits doublés, mais certains d’entre eux ne savent pas comment les réaliser par manque de formation ou manque de métier. D’autres habitent dans des villages ou des villes trop éloignés des routes commerciales par lesquelles sont transportées les idées artistiques tels ces nouveaux modèles de portraits. Il se peut que, sans disparaître pour autant, des portraits doublés ne soient plus en vogue dans des pays où les artifices photographiques du truquage sont présents depuis longtemps, notamment au Bénin et au Togo. En revanche, présents depuis moins de temps dans les villes de pays enclavés tels que le Burkina Faso et le Mali, ils peuvent encore avoir du succès. Les variations dépendent également du sentiment de modernité exprimé par les clients. Pour Souleymane Sidibé, client du studio de Gaousssou Berté à Bamako, la modernité se situe dans le portrait d’une personne seule,dont là singularité est mise en exergue par le principe même de l’unité (un portrait double ou un portrait doublé lui semblent alors démodés). Pour Souleymane Diarra, son ami et autre photographe du quartier, elle réside dans une image complexe où la personne est doublée (C. n° 101). Ce dernier estime, en revanche, que « les portraits doubles où parfois deux femmes posent habillées du même boubou sont renvoyées à leur seule appartenance ethnique »235. Elles sont ainsi, toujours, selon son sentiment, des images d’un autre temps opposées à celles de leur époque et à la vie « moderne » de Bamako dans laquelle les individus tentent de s’autonomiser et non de se rattacher à des groupes. Alors qu’au même moment, à Porto Novo, ville dynamique et moderne du Bénin, Angeline Donouvossi cliente et amie de la photographe Ida Mehomey (née en 1971) dit adorer, comme beaucoup d’ami(e)s, ces images où deux personnes posent vêtues d’un pagne similaire : « ces images sont jeunes et joyeuses, dit-elle, elles montrent nos beaux wax et surtout ce qui nous attache entre nous et ce qui nous réunis au studio »236. Pourbeaucoup de jeunes clients,le schéma esthétique de la vue rapprochée du portrait en buste estplus « moderne » que le portrait en pied trop « traditionnel ». Cette opinion est à rapprocher des remarques de J.-F. Werner, selon lequel « certains photographes de studio ont commencé, dans les années soixante-dix, à rompre avec cette approche traditionnelle en prenant en considération d’une manière plus pré­cise l’individu et ses caractères particuliers : cadrage plus serré (préférence pour des portraits en buste plutôt qu’en pied), détournement du regard, tor­sion des corps, diversification des poses »237.

Le jugement souvent recueilli, selon lequel archaïsmes et modernités sont dissociés et parfois opposés, témoigne d’un sentiment très partagé en Afrique de l’Ouest dans lequel les signes de la tradition et de la modernisation se mêlent et se rejettent simultanément. Nous y reviendrons. Il ne faudrait cependant pas l’enfermer dans des oppositions binaires entre « moderne » et « archaïque », « villes » et « villages », « Sud » et « Nord ».Si les portraits doublés étaient tant démodés auprès des jeunes photographes et plus particulièrement dans les pays du Sud où ils sont apparus depuis longtemps, les photographes M. Hounkanrin et L. C. Koda, dont les studios réputés sont respectivement situés au Bénin et au Togo, n’en produiraient pas autant.Hounkanrin les propose sous des formes innovantes et contemporaines pour une clientèle jeune et fortunée de Cotonou (C. n° 14).Aidé de son assistant F. Padé, il réalise les portraits doublés depuis l’année 2000, en grands formats (60 cm. x 90 cm. ou 110 cm. x 160 cm.), dans une gamme de prix qui varie de 150 000 à 250 000 francs Cfa. Ils sont montés sur des supports éclairés comme des affiches publicitaires : les « Backlights » ou « rétro-éclairés », puis encadrés et posés sur roulettes afin d’être déplacés dans plusieurs pièces de réception. C. Labara Koda (plus jeune que Hounkanrin) pense, à l’instar de son confrère de Bamako Aly Maïga, que « les portraits doublés sont un bon moyen d’accroître une activité commerciale tout en développant des idées artistiques »238 . Koda les propose en studio et en extérieur (C. n° 191). L’un de ses portraits doublés de funérailles offre un nouvel aspect visuel à une très ancienne tradition du portrait funéraire(A. n° 25). Maïga les décline sous forme d’images publicitaires et de calendrier (C. n° 109).

Ces quelques témoignages, auxquels pourrait s’ajouter une longue liste de propos de jeunes photographes férus de portraits doublés en couleur et passionnés par les portraits doubles, ne confirment pas lesobservations faites en 1997 par H. Behrend et T. Wendl239. Ils annonçaient alors la disparition des photomontages et des « dou­ble exposures » liée à celle des studios en noir et blanc à cause de l’arrivée de la couleur. Sans doute très attachés aux derniers Anciens photographes, ils n’ont pas suffisamment remarqué les nouveaux venus. L’avis de Sory pourtant ne les dément pas. Jusque dans les années 1990, Sory aimait beaucoup réaliser des portraits doublés dans sa propre chambre noire où il était en mesure de « manipuler les images, faire des truquages et créer comme un magicien » 240. Les clients préfèrent désormais la couleur pour laquelle il est obligé de s’adresser aux laboratoires coréens de Bobo Dioulasso. Ainsi, il ne peut plus contrôler le processus et le résultat et, pour cette raison, a abandonné les portraits doublés dont il ne connaît les techniques qu’en noir et blanc. Malgré ces avis contradictoires, tous les types de doubles et de doublés sont aujourd’hui appréciés dans les quatre pays visités, particulièrement lorsqu’ils sont en couleur. Ils sont aimés pour les images qu’ils traduisent et pour celles qu’ils évoquent, et renvoient comme toutes les photographies aux circonstances qui les ont exigés.

Notes
235.

Entretiens avec Souleymane Diarra, Bamako, Mali, janvier 2006

236.

Entretiens avec Angeline Donouvossi, Porto Novo, Bénin, janvier 2006

237.

Werner (1997), p. 147.

238.

Entretiens avec C. Labara Koda, Lomé, Togo, février 2005 et janvier 2006.

239.

Behrend et Wendl (1997), p.413.

240.

Entretiens avec Ibrahim Sanlé Sory, Bobo Dioulasso, Burkina Faso, février 2004, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007.