Une personne en double ou deux personnages semblables : les portraits doublés

Les interlocuteurs ont des difficultés à exprimer le sens des portraits doublés. Au premier regard, ils se retranchent derrière l’évidence de la beauté des portraits. Ces derniers touchent à des aspects plus intimes de leur personnalité et recèlent des ambiguïtés dont la compréhension s’éclaircira plus tard. Les portraits sont une proposition artistique très attirante, originale, amusante qui correspond assez bien à une vision de soi. Pour C. Labara Koda un tel type de portrait est « ressemblant à ce qu’on ne peut pas voir communément de soi-même »259. Son propos en apparence obscur s’est éclairci grâce à des conceptions de la personne largement partagées par ses congénères mais aussi par des photographes et des clients des pays voisins. Selon ces conceptions, les individus, êtres singuliers et bien évidemment venus seuls au studio, se pensent doubles ou pluriels. Et leurs portraits doublés - que l’image de la personne soit dupliquée symétriquement ou non, dédoublée par deux attitudes ou par le miroir - sont un parfait reflet de leur perception. S’il faut rejoindre les fréquentes observations de Jean-François Werner260, selon qui les habitants d’Afrique de l’Ouest paraissent se distancier des portraits de groupe et des portraits en pied au profit de portraits individuels rapprochés, plus conformes à l’image du processus d’individualisation dans lequel ils sont entrés avec les modernité, on ne saurait toutefois ignorer que les portraits doublés sont aussi des portraits individuels, dont l’image est plus complexe que celle de simples portraits. En effet, les interlocuteurs veulent montrer d’eux mêmes, et obtenir bien évidemment des photographes, une vision de soi non pas monolithique, mais déclinée en aspects divers de leurs réalités.

Selon les commentaires les plus spontanés, les portraits doublés sont beaux et originaux. Ils restituent si ce n’est une parfaite complétude du moins la pluralité d’une personne dont le désir est d’apparaître sous deux facettes ou mieux encore sous deux personnages. Baté Dembélé se désigne en deux bons musulmans le jour de la prière dans un autoportrait (C. n° 152). Sa première silhouette, la main sur la poitrine, est celle de l’homme de foi ; la seconde, celle du lecteurdes textes saints, déplace sa main et porte des lunettes. Certains de ses portraits doublés montrent une jeune femme à l’air grave accompagnée de son double souriant ( C. n° 164), ou bien une jeune mariée dans deux attitudes : l’une pensive et l’autre rêveuse (C. n° 163). Cette dualité d’une femme se retrouve chez Issa Nantoumé ( né en 1977) dont un portrait propose une jeune femme en deux personnages, l’un dans un geste de réflexion, l’autre d’affection (C. n° 116).Ces portraits présentent deux silhouettes autonomes relativement indifférentes à elles-mêmes, ce sont encore deux facettes issues d’une division de soi. Cependant, d’autres portraits montrent nettement deux silhouettes en regard, deux personnages mis en relation, comme deux êtres semblables cherchant un lien entre eux. Les portraits doublés de Souleymane Diarra (C. n° 101 et 105) et ceux de Souleymane Goïta (C. n° 171) comme les portraits en miroir d’Abderamane Tiekoura, dit « Vieux » (né en 1976) (C. n° 180 et 181), reprennent sans cesse l’image d’un individu en lien avec lui-même ou plus précisément en relation avec son double ressemblant, presque en face à face. D’autres portraits mettent fréquemment en scène deux personnages main dans la main, épaule contre épaule, visages rapprochés, ou s’allumant une cigarette comme autant de déclinaisons d’une grande proximité affective (C. n° 15, 16, 61, 63 102).Ces gestes d’amitié, de tendresse et de complicité témoignent d’une relation finalement assez étrange entre le client et son autre lui-même, son semblable : son double. Sory Sanlé a réalisé toutes sortes de portraits doublés (C. n° 53-63), il en aime à la fois « l’humour, l’ambiguïté et le mystère propres aux dédoublements »261. Pour Michel Hounkanrin, les doublés embellissent parce qu’ils amplifient la personne, dit-il au sujet de son autoportrait (C. n° 15), « ils la rendent plus importante [..], c’est comme une sortie de soi, une part de soi même jamais montrée dont la force est libérée, c’est le double que chacun a en soi »262. À l’instar des portraits doubles, ces portraits doublés sont moins inscrits dans une narration que dans la représentation d’une relation entre deux êtres manifestement semblables. Ces derniers cherchent à dire quelque chose de leur identité dont ils prennent le spectateur à témoin car leur regard n’est jamais tourné vers l’intérieur de la scène, vers le double, mais toujours vers les observateurs extérieurs.

Les portraits doublés - portraits dupliqués, multipliés, en miroir – sont commandés afin de traduire des perceptions de soi où le double évite la clôture et met l’individu à distance de lui-même, en le développant en facettes et en échos d’un êtrevarié. Incontestablement, les portraits doublés embellissent, ils donnent de l’importance au regard des autres dans une sorte d’inflation de soi, parfois même narcissique en convient Hounkanrin. Mais demander la présence d’un double à ses côtés est aussi rassurant, selon plusieurs photographes. En effet, la personne photographiée s’augmentant d’elle même, se dédoublant par division ou par duplication, est assurée d’amener en pleine lumière une part de ce qu’elle est. Cette part d’elle même, dont elle conçoit l’existence, dont elle sent la présence impalpable mais bien réelle et pourtant visuellement manquante dans le réel quotidien, est un double. C’est un ego alter (pendant de l’alter ego) dont l’aspect essentiel à la complétude de l’être doit être rapproché de l’autre double, le semblable abordé précédemment, indispensable lui aussi car revendiqué par les clients et les photographes comme un alter ego. Deux dimensions du double dont la compréhension ne peut totalement s’appréhender qu’en s’attachant à des conceptions de la personne spécifiques de l’Afrique de l’Ouest mais aussi partagées par des concepts occidentaux.

Notes
259.

Entretiens avec C. Labara Koda, Lomé, Togo, février 2005 et janvier 2006.

260.

Werner (1996 et 1997).

261.

Entretiens avec Ibrahim Sanlé Sory, Bobo Dioulasso, Burkina Faso, février 2004, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007.

262.

Entretiens avec Michel Hounkanrin, Cotonou, Bénin, janvier 2005 et janvier 2006.