Une transformation du réel

Ne s’en tenir qu’à cet aspect indiciel des photographies, certes essentiel, serait se borner à ne les considérer que dans leur mécanisme d’enregistrement dont l’aspect objectif parait généralement aller de soi. Ce serait bâtir « le paradigme de la photographie [..] à partir de son degré zéro, de son principe technique, et confondu avec un simple automatisme »279. Ce serait aborder les photographies en général, sous le seul angle de leur origine causale et sous celui du résultat qui y renvoie sans se soucier des moyens de l’obtenir. Ce serait ignorer la spécificité des images photographiques, ignorer qu’un appareil n’enre­gistre que sous des conditions restrictives, qu’il ne fonctionne que sur les instructions d’un opérateur, que les images ont en conséquence un caractère arbitraire et hautement élaboré, et que la machine ne doit pas faire oublier le machiniste.   Ce serait surtout, dans le cadre particulier des portraits de studio en Afrique, négliger les stratégies mises en œuvre par les photographes, ignorer les procédés techniques et esthétiques mis en place de la prise de vue jusqu’aux tirages. Ce serait ne pas considérer l’ensemble du processus photographique développé entre la pose initiale au studio et la photographie sur papier. Ce serait aussi méconnaître l’attente des clients dont le désir, en allant au studio, n’est pas la simple obtention d’une photo-reportage, d’une photo-documentaire ou d’une photo d’identité souvent fondées sur cette vérité/réalité de l’objectivité impartiale de la machine qui semble les avoir produites. Un statut de vérité/réalité, d’ailleurs, tout aussi précaire que celui de l’archive photographiquequi « [n’est] en rien le reflet immédiat du réel, mais une écriture douée de syntaxe »280, selon G. Didi-Huberman, citant Michel Foucault et Michel de Certeau. Envisager ces portraits comme de simples documents indiciels ce serait tout simplement nier une intention fondamentale qui fait du portrait photographique de studio en Afrique bien plus qu’un enregistrement du réel sensible : une transformation du réel, c’est-à-dire une représentation correspondant à un projet partagé par les photographes et leurs clients.

L’image photographique est autant l’empreinte physique de la personne, son image indicielle, que le produit technique du dispositif et l’effet esthétique du processus photographique. André Rouillé le rappelle en ces termes :

‘« Loin d’être séparées par une « coupure sémiotique » radicale, l’image et la chose sont au contraire reliées par une série de transformations. L’image se construit au fil d’une succession réglée d’étapes (le point de vue, le cadrage, la prise de vue, le négatif, le tirage, etc.), au travers d’un ensemble de codes de transcription de la réalité empirique : codes optiques (la perspective), code technique (inscrit dans les produits et les appareils), codes esthétiques (le cadre et les cadrages, le point de vue, la lumière, etc..), codes idéologiques, etc. Autant de sinuosités qui viennent troubler les trop sommaires prémisses des énoncés du vrai photographique. »281

Et, plus particulièrement, dans le cadre spécifique des portraits de studio réalisés en Afrique de l’Ouest, la personne et son image photographique sont reliées par une série d’opérations subjectives dont le produit est une représentation parfaitement intentionnelle. Cette dernière, fruit d’un ensemble de choix, est composée et codée selon des critères (artistiques, sociaux, religieux…), voire selon de strictes règles normées et des stéréotypes (dont les parties suivantes développeront les aspects) afin d’obtenir une image iconique. L’usage de cette expression reprend la terminologie de Charles Sanders Peirce - constituante de la plupart des analyses sur la photographie comme celles de Y. Michaud (1985), R. Krauss (1990), P. Dubois (1990), F. Soulages (1998) et A. Rouillé (2005) - selon lequel les photographies sont des icônes : des images composées et portant elles-mêmes leurs conditions de ressemblance, comme le dessin et la peinture figuratifs. De plus, l’expression fait écho à ce que Daniel Arasse appelle « le détail iconique », c’est-à-dire « le détail qui fait image et qui est lié en général au message du tableau »282. L’icône évoque, dans un champ sémantique très différent, un aspect formel, voire symbolique, propre aux images du Moyen Âge, notamment celles de Byzance dont quelques images de studio d’Afrique sub-saharienne sont, nous le verrons plus tard, si proches.

Le photographe de studio d’Afrique n’occupe, bien sûr, pas la même place dans les photographies qu’un peintre dans ses peintures ou ses dessins. Même si ses photographies relèvent de l’indice (en vertu d’un phénomène de contiguïté et de rapport de cause à effet avec leur objet), il ne prélève pas pour autant des pans de réel. Ses images ne sont pas un prélèvement, ni une coupe, ni une duplication, ni l’enregistrement direct, automatique et analogique, d’un réel préexistant. Elles sont, au contraire, la production d’un réel photographique nouveau au cours d’un processus combiné d’enregistrement et de transformation de quelque chose du réel donné, en aucun cas assimilable avec le réel empirique. La photographie, rappelle A. Rouillé, « n’enregistre jamais sans transformer, sans construire, sans créer »283. Cette photographie - ou le photographique devrait-on dire une nouvelle fois afin d’englober l’opérateur et son client-modèle, le processus, les procédés et l’objet final - peut être considéréecomme une combinaison de trois facteurs : l’espace du studio fondamental dans la transformation, les choix artistiques du photographe et la photographie portant en elle même une inévitable modification du réel, qu’elle soit pensée comme un processus ou comme un objet en deux dimensions. Cette combinaison, à laquelle la pleine participation du client concourt évidemment, produit une image équivalente au réel sensible - une image iconique -. Ce sont quelques aspects de cette création qui nous intéressent à présent tandis que la question de la ressemblance et de l’imitation qui lui est propre sera réservée pour des parties suivantes.

Notes
279.

Rouillé (2005), p. 249.

280.

Didi-Huberman (2003), p. 128.

281.

Rouillé (2005), p. 98.

282.

Arasse (2004), p. 188.

283.

Rouillé (2005), p.93.