La ressemblance du portrait

Considérer en premier lieu le portrait comme la figuration d’une personne sans restriction, ou d’un sujet pour lui-même et non pas comme personnage, ni comme personnalité, équivaut à en définir une forme d’identité. S’il fallait revenir à cette identité incertaine et fugace à laquelle le double portrait pourrait être ressemblant, il ne faudrait pas la chercher du côté d’une dimension psychologique, d’un statut social, d’un rang de pouvoir, ou d’une situation historique d’un être singulier. Bien que les costumes informent parfois sur quelques uns de ces aspects, la plupart des doubles portraits réalisés dans les studios pour un usage familial et amical n’ont pas pour vocation de leur ressembler. Non, s’il fallait penser en terme d’identité, il faudrait plutôt la trouver du côté d’une profonde - et parfois obscure - vision de soi dont l’image intentionnelle sous la seule forme du double est l’équivalence, un sujet abordé précédemment à plusieurs reprises. Le terme « identité » admet une large polysémie, et son acception dans cette étude s’appuiera sur une compréhension étymologique. Selon le dictionnaire encyclopédique Larousse, l’identité (identitas, -atis du latin classique idem, le même) est « le rapport que présentent, entre eux, deux ou plusieurs êtres ou choses qui ont une similitude parfaite ». On parle d’identité d’esprit, de vues, de goûts entre personnes. C’est aussi « le caractère de deux êtres ou choses qui ne sont que deux aspects divers d’une réalité unique, qui ne constituent qu’un seul et même être »340, avant de désigner le caractère fondamental de quelqu’un qui fait son individualité, sa singularité. Le rapport entre deux êtres que contient l’étymologie intéresse au plus haut point cette étude au regard précisément des témoignages des concepteurs et des utilisateurs des doubles portraits, même si bien sûr chaque individu en Afrique de l’Ouest a incontestablement une histoire propre. Le terme « identification » s’éclaircit tout à coup. S’identifier à quelqu’un d’autre, ce n’est pas croire qu’on a perdu son identité, ce n’est pas disparaître dans un autre jusqu’à ne plus savoir qui l’on est. C’est rester identique à soi-même en rencontrant dans l’autre ce qui est similaire, ce qui participe d’un sens commun, d’une proximité de pensée, d’une ressemblance. Le double portrait, plus que l’image d’une identité, indéfinissable ou du moins d’une approche difficile, est alors l’image ressemblante de cette identification. Il est en quelque sorte l’apparence matérielle en deux dimensions d’une image mentale et intime.

En conséquence, si l’image du portrait est bien dans une relation de ressemblance avec son original : le client-modèle, elle n’est donc pas nécessairement sa copie fidèle, mais simplement ce qui suffit à en tenir lieu. Elle serait moins une ressemblance à une apparence physique qu’une ressemblance à l’idée que les personnages du double se font d’eux-mêmes, une ressemblance à un idéal physique et moral, une voie d’accès à une dimension de l’être, invisible dans le réel, des conceptions idéalistes propres au studio et aux cultures en présence dont on comprendra le contenu ultérieurement. Ensuite, pour comprendre la ressemblance non pas comme une copie fidèle, il suffit de penser qu’un ensemble d’opérations telles que les réductions, l’expression et l’interprétation, les décalages spatiaux, temporels, formels et maté­riels habituellement constitutifs des images creusent un écart entre l’image du portrait et le(s) sujet-modèle(s). C’est en effet dans cet écart, supposé infime inscrit dans le préfixe « re » du mot « re-présentation », que l’image puise sa force et son existence. L’imi­tation suppose que l’image à la fois duplique son modèle et s’en distingue. Louis Marin parle des deux propositions contraires et simultanées d’une même logique, selon laquelle il existe « une mimétique qui s’excède dans la puissance des doubles et une mimétique qui travaille les ressemblances et les dissemblances par ses figures »341. L’image est donc bien moins identique que semblable ce qui suppose l’écart. Et par un jeu de transformations, de transcription parfois de transfiguration, qui produit ce que nous appelons de l’art, l’image peut ainsi être une altération de la ressemblance, et « les images de l’art sont, en tant que telles, des dissemblances »342. De plus, l’image ressemblante n’est jamais que ce que le faiseur d’images y a mis, iconopoietès dit Aristote : « le poète imite comme le peintre ou tout autre faiseur d’images »343. En l’occurrence il s’agit ici du photographe, dont la « poésie » est certes définie par la mimesis , l’imitation, mais une mimesis ne devant pas être trop rapidement confondue avec une conception natura­liste et réaliste. Si ce dernier peut créer une ressemblance formelle parfaite entre deux figures du double, en ce qui concerne les portraits il ne peut jamais réaliser qu’une ressemblance partielle, incomplète et fragile. Il ne peut évidemment pas restituer l’intégralité de la personne, tout au plus peut-il s’attacher à l’un de ses aspects selon les moyens dont il dispose. Dans la tentative de copier la nature « un nombre incalculable d’informations nous est transmis par le monde visible, et les moyens d’expression de l’artiste sont inévitablement restreints et fragmentaires »344, rappelle Ernst Gombrich..

Fragmentaire, la ressemblance du portrait l’est encore dans le sens où elle tend à ne pas être la représentation d’une apparence physique à laquelle pourtant, de manière paradoxale, elle adhère et dont elle se saisit comme d’une vérité. En effet, c’est bien l’apparence qui est rendue ici dans le double portrait (qu’il soit portrait d’un duo ou d’une personne dédoublée) et non les personnes en elles-mêmes, à cause du point de vue choisi par les photographes, de la façon dont les modèles sont posés, éclairés, etc., et aussi de l’état d’esprit de chacun. Mais surtout, un portrait ne représente pas les clients-modèles en soi, mais la manière dont ils apparaissent au photographe comme ils le feraient devant un peintre. La complexité de l’apparence, et en conséquence sa richesse, provient du fait que l’image du portrait projette le plus souvent d’aller au delà d’elle, afin d’atteindre une vérité supérieure à ce qu’elle offre. Mais l’apparence rejetée (par les photographes et les peintres) car considérée comme une surface des choses n’est en fait que la prédominance du paraître sur l’expression de l’identité. En vérité, l’apparence à laquelle finalement l’image s’attache et ressemble est bien celle revendiquée par les clients-modèles, celle à laquelle ils souhaitent ressembler dans ce cadre particulier du portrait. Ils la conçoivent pour le portrait, puis la re-créée avec l’artiste qui va s’en saisir ; elle est déjà l’image ressemblante d’une vérité intérieure, ou d’une réalité dissociée du réel, avant d’êtrepoétisée par une transposition mimétique. L’apparence devient ainsi un moyen d’accès à l’intimité : elle est construite pour traduire ce qui justement n’apparaîtrait pas de façon immédiate. L’image qui s’en saisit tout en la transformant par les moyens de son art est en cela ressemblante au modèle. Toutefois, l’apparence n’en est pas pour autant figée dans les deux dimensions de l’image car elle porte en elle le principe d’une circulation, d’un flottement, d’une instabilité, mais aussi l’évocation d’un mystère interrogateur lorsque l’apparence de la figure se conjugue à son double. Apparaître c’est s’offrir et se soustraire à la fois au regard, c’est un surgissement qui évoque une disparition imminente, grâce à quoi la ressemblance est inévitablement questionnée.Ainsi le portrait n’est pas la personne même, mais il est inséparable de son « apparaître », il montre et cache à la fois.

Ces observations générales n’ont pas eu pour objectif de nier la ressemblance ou d’en affirmer l’impossibilité, mais juste d’en aborder quelques aspects, de la donner à voir dans un sens qui apparaît problématique, et de penser à l’instar de Georges Didi-Huberman qu’elle « forme un champ et admet une pluralité d’objets, de critères, de supports et d’opérations »345.En la situant dans le champ de la photographie, où les doubles portraits se situent, il serait tentant de penser qu’elle puisse être mieux définie et garantie. En effet, contrairement au portrait peint, le portrait photographique bénéficie d’une incontestable présomption de vérité en ce qui concerne la ressemblance à son sujet.

Notes
340.

Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, en 15 volumes, Paris, 1983.

341.

Marin (1994), p. 254.

342.

Rancière (2003), p. 14.

343.

Aristote (1997), Chap. XXV.

344.

Gombrich (1996), p. 182.

345.

Didi-Huberman (2006), p 70.