La ressemblance de la photographie : indicielle et iconique 

En succédant au portrait peint, au XIXe siècle dans la tradition occidentale de la représentation, le portrait photographique hérite d’un système de construction perspectiviste, provenant de la Renaissance et censé imiter la perception346, qu’il va propager tout particulièrement dans les studios. Il s’ancre aussi, pendant longtemps, dans une fonction historique du portrait qui est celle « d’un dispositif scopique à travers lequel le sujet moderne met en scène le simulacre d’une unité de l’apparaître et de l’être »347. Mais succédant au portrait peint, il libère également les arts plastiques de l’obsession du réalisme et de la ressemblance mimétique. Il se voit attribué, par la même occasion, les qualités d’objectivité qui faisait défaut à la peinture, en achevant en quelque sorte la défaite du portrait pictural du moins sous sa forme naturaliste ou réaliste. Il apparaît en effet que la photographie peut s’ac­quitter plus facilement et mieux que ne le faisait le portrait pictural de la production d’un semblant visuel. Si habile que fut le peintre, son œuvre était toujours hypothéquée par une subjectivité inévitable. Mais confiné dans ces procédés physico-chimiques et dans sa transparence, le portrait photographique ne cesse pourtant d’être accusé « d’être incapable d’aller au-delà d’une simple reproduction des apparences, et donc de n’être qu’un portrait pictural déchu, car amputé de sa force transfigurative et de sa puis­sance de révélation d’une intériorité essentielle située au-delà de l’apparaître corporel »348.

Ces quelques éléments appellent des remarques dans le contexte des portraits de studio d’Afrique de l’Ouest. Si l’adoption du portrait photographique, plébiscité dès les Indépendances, implique une adhésion aux principes occidentaux de la représentation et une croyance en la vérité transparente du médium, cela ne signifie pas pour autant son inscription dans une semblable histoire du portrait, un sujet sur lequel nous reviendrons. En ne succédant pas au portrait peint, la notion de portrait n’étant toutefois pas inconnue dans les arts d’Afrique de l’Ouest, le portrait photographique évite les questions récurrentes du premier. Ainsi, les photographes et les photographiés n’ont pas tant cherché à se situer dans ou hors d’une préoccupation primordiale de la ressemblance mimétique telle qu’elle a été conçue en Europe qu’à concevoir leurs images selon leurs propres critères, et à s’affranchir de celles exotiques et/ou ethnologiques à valeur documentaire conçues comme de prétendus portraits réalistes lors de l’époque coloniale. Ensuite, l’intérêt pour les portraits photographiques, alors qu’ils accompagnent une indéniable modernisation et avec elle une individualisation des personnes, ne semble pas être, comme en Occident, « qu’un aspect du « subjectivisme », ou de l’ « individualisme » qui, depuis l’âge des Lumières, défi­nit l’être humain comme singularité subjective présente à elle-même dans la plénitude d’une conscience de soi auto­fondée »349. Les doubles portraits, sans nier l’individualité, proposent plutôt des images duelles où chacun s’augmente d’un double qui accroît sa personne, le met en valeur et grâce auquel le portrait composé est plus ressemblant. Malgré tout, les portraits photographiques ont été, et continuent d’être, le lieu par excellence de l’illusion de la transparence dénotative. Ils sont ressemblants puisqu’ils se définissent à partir de leur référent dont ils sont l’empreinte, la trace, l’indice, et se trouvent sans cesse investis par une foi presque naïve dans la possibilité magique d’une vera icon. Les administrations africaines et lesclients des studios leur accordent encore aujourd’hui cette incontestable valeur. Sans elle, les portraits ne fonctionneraient pas pour les rapports de police350 ni, surtout, au près des familles et des amis dans leurs échanges, leurs rites et leurs albums. Et dans quelques cas, observés et commentés précédemment, plus les images possèdent les traits caractéristiques des personnes signifiées, plus elles sont aptes à retenir toute l’attention et à se substituer à leur objet. Cette ressemblance a ainsi valu à quelques images, comme celles des ibeji d’être traitées comme des êtres humains: saluées et respectées.

« Une photographie passe pour une preuve irrécusable qu’un événement donné s’est bien produit. L’image peut déformer, mais il y a toujours une présomption que quelque chose d’iden­tique à ce que la photo montre existe, ou a existé, réelle­ment »351, assure Susan Sontag, en insistant sur la présomption. Un modèle peint ou sculpté pourrait toujours avoir été inventé, le modèle photographié, quand bien même aurait-il été fabriqué ou déguisé, n’en aura pas moins été présent devant l’objectif. Dans de nombreux discours sur la photographie (pensons au « ça a été » de Barthes), la personne du portrait a bien existé, a été là, a été présente. Si le portrait en tant qu’indice renvoie alors à cette présence, la constate, il semble en conséquence en être le plus souvent une attestation qu’une ressemblance. Il est un memento, il rappelle un moment, un événement dans le présent ou bien il renvoie dans le passé. Il a donc plus à voir avec le temps. Il ne conserve pas forcément la vraie image des personnes mais il témoigne de leur présence effacée ou disparue. Il est la marque et la trace d’expériences et d’événements devenus indis­tincts qu’il rappelle et commémore.Nous croyons que le portrait photographique ressemble à son sujet parce qu’il est causé par lui et, en retour, comme il lui ressemble nous croyons qu’il a été causé par lui. Si aucune de ces raisons ne font la vérité de la photographie, elles expliqueraient en revanche la crédulité largement partagée par les Africains et bien évidemment par la plupart des populations à travers le monde. Pour cette raison, Yves Michaud invite à « dissocier les considérations sur sa causalité de celles sur sa ressemblance »352. C’est bien en raison de cette relation de cause à effet qu’on considère abusivement les portraits photographiques comme des documents à valeur de preuve et de ressemblance, tout comme les empreintes digitales et les traces de pas.

Comment s’obtiendrait alors la ressemblance à laquelle il serait presque vain de s’attacher ? Puisque « la rhétorique du portrait comme dévoilement d’un secret essentiel et mode d’accès à la « personne vraie » constitue le plus puissant des lieux communs en matière de photographie »353, rappelle Olivier Lugon. Et, puisque le portrait ne produit pas le double des modèles et que son arte­fact en est seulement l’image plus ou moins ressemblante, venant s’ajouter au modèle, le remplaçant tout en déployant dans cette variation de la ressemblance, 1a variété de ses ressources et de ses effets. Beaucoup d’historiens de la photographie354 nous orientent vers l’idée de la dimension iconique de la photo­graphie qui reprend l’ambition des peintres à élaborer une synthèse visuelle du visage de l’individu, associée à son affirmation indicielle qui met en avant la capacité spécifique du médium de fixer une expression effective et/ou révélatrice. « La première s’honore des codes de la représentation - quand la seconde brandit les armes de la vérité »355 ; en d’autres termes, l’icône permettrait d’avoir accès à la ressemblance là où l’indice s’en tiendrait à l’enregistrement des apparences ou bien d’un paraître. Il serait inutile et surtout insensé d’opposer les deux registres que le portrait photographique combine en majorant tantôt l’un tantôt l’autre. Il est plus propice de le penser comme nous y invite André Rouillé dans une dialectique entre l’empreinte et l’analogie, l’enregistrement et l’imitation. Dans cet échange fécond, « le vrai-semblable logique de l’em­preinte (réputée plus « vraie » que « semblable ») vient ainsi se combiner au vrai-semblable esthétique de l’icône (plus « semblable » et « probable» que vraie ») »356.

C’est précisément leur capacité à combiner ce double registre de la représentation, et à garantir l’un par l’autre, qui fait la force des doubles portraits photographiques en Afrique de l’Ouest. Photographes et photographiés savent parfaitement en jouer en s’appuyant sur l’un et l’autre sans toutefois viser la ressemblance mimétique, mais une ressemblance créée grâce à la dimension iconique et poétique de la photographie. Cette dernière n’étant pas « d’abord index » et « ensuite seulement [..] ressemblante (icône)»357, comme le pense Philippe Dubois, mais une icône photographique qui, dans ce cadre du portrait de studio, se distingue des autres icônes analogiques par sa seule fonction indicielle. Cette ressemblance est alors conforme, convenable et vraie parce qu’elle répond à des attentes précises, et qu’elle est confortée par des conventions culturelles de représentation dont l’autorité lui accorde cette vérité.

Notes
346.

À ce propos, André Rouillé (2005) signale que « la photographie parachève, rationalise et méca­nise l’agencement qui s’est imposé en Occident à partir du Quattrocento: la forme symbolique de la perspective, l’habitus perceptif qu’elle suscite, et le dispositif de la camera obscura La perspective est une organisation fictive, imaginaire, réputée imiter la perception; le tableau traduit la prose du monde dans la langue étrangère d’un cadre codifié, conven­tionnel. L’habitus perceptif qui s’est déployé avec le tableau perspectiviste n’est pas remis en cause au milieu du XIXe, siècle par la photographie, il est au contraire systématisé par l’optique et par l’emploi obligé de la chambre noire, qui n’était auparavant qu’un accessoire facultatif dans la panoplie des peintres », p.74-75

347.

Schaeffer (1997) p.12.

348.

Ibid. p.11.

349.

Ibid. p.11.

350.

La plupart des studios réalisent des portraits recadrés ou des photos d’identité destinés aux documents officiels. Ida Méhomey et Boubacar Garba Samounou témoignent avoir été appelés à réaliser des portraits de victimes et de suspects dans le cadre d’enquêtes policières.

351.

Sontag (2000), p. 18.

352.

Yves Michaud (1985), p. 769.

353.

Lugon (2001), p. 159.

354.

Tels Rouillé (2005), Maresca (1998), Schaeffer (1987).

355.

Maresca (1998), p. 85.

356.

Rouillé (2005), p. 75.

357.

Dubois (1990), p.50.