La photographie : médium du double

Les doubles portraits ne représentent pas le réel sensible, mais une réalité plus conforme, bien qu’elle soit une fiction, une réalité dont l’existence et la force de persuasion relèvent entièrement des moyens de la photographie plus apte qu’un autre médium à créer les doubles. Les doubles, des portraits doubles ou des portraits doublés, ne sont pas prélevés dans une conti­nuité préexistant à l’image. Ils sont au contraire construits à l’intérieur des limites d’un premier cadre, défini par l’arrangement formel et esthétique du studio associé au dispositif de régulation de la lumière artificielle qui séparent définitivement les clients de leur environnement, les extirpent des variations spatiales et temporelles du monde quotidien. Si la situation réelle de deux personnes se présentait telle qu’elle est vue dans un portrait double, il faudrait alors penser à l’instar d’Olivier Lugon que « tout objet qui se répète organise, par le seul fait de sa duplication, une forme de construction, un ordre minimal imputable à lui seul, et permet au photographe d’atteindre une cer­taine harmonie formelle tout en se défendant d’être intervenu »422.Les duos de semblables seraient ainsi des « photomontages naturels »423. Mais ce serait ignorer l’arrangement formel (poses, fonds, décors) des photographes d’Afrique de l’Ouest, leur composition spatiale (mise en valeur de l’axe, de la symétrie, de la lumière), leur définition du cadrage de la scène. À cet ensemble de procédés venant s’ajouter les trucages et/ou les transformations à la prise de vue ( miroir et double exposition du film) puis au laboratoire (double impression et recadrages) pour les portraits doublés. Ces gestes prouvent finalement la reconnaissance de la valeur esthétique du double par les photographes. C’est-à-dire qu’ils le voient, le composent, en perçoivent le sens, et en diffusent les images. Jusque là rien ne semble dissocier ces procédés pourtant propres au studio de ceux d’un peintre qui installerait son ou ses modèle(s) dans son atelier le(s) représentant une fois en parallèle, ou deux par une duplication symétrique, un dédoublement, un miroir.

Pourtant, les doubles portraits ont à la fois une efficacité illusionniste et une vérité que seule la photographie peut leur conférer. En effet si les doubles des œuvres peintes et sculptées sont de toute évidence le fruit de l’intention d’un artiste, de sa fantaisie et de son invention subjective, le résultat de sa main, de son geste, ceux de la photographie sont supposés résulter d’une machine objective semblant exclure l’intervention de l’homme. Même si les portraits doubles sont souvent dénués de naturel, voire totalement artificiels (nul ne vit de cette manière accolés ou soudés en symétrie), et si l’existence des portraits doublés peut paraître improbable, comment cependant douter de ce qu’on a réussi à photographier ? Tous les doubles portraits jouissent de ce régime spécifique de la photographie selon lequel la vérité croit à mesure que la part de l’homme diminue dans l’image au profit de celle de l’empreinte par la mécanisation. Les portraits doublés par trucages, tels des photomontages « com­binant unematière photographique (de capture) et un principe ouvert de libre construction, [bénéficient] de l’intensité de l’empreinte sans souffrir des limites de l’enregistrement »424. Ils affirmer leur vérité, alors que ce régime de vérité repose sur l’écart, le détour, la construction, l’artifice en fait sur l’art. La photographie conserve, y compris dans un studio où le réel peut et doit être transformé et transcendé, cette presque indéniable capacité de témoigner du réel et de certifier ce qu’elle en montre. Et par une subtile nuance, toutefois majeure, de nombreux photographes et leurs clients rappellent que, devant ces différents types de doubles portraits, nous ne sommes pas en leur présence mais face à leur image, tout comme Michel Hounkanrin le prétend lorsqu’il confie:

‘« c’est mon image à un moment donné de ma vie. Ce peut être même l’image d’un autre que moi qui est à mon image, qui me ressemble, que tu ne verras pas mais que la magie de la photo te fait connaître puisqu’elle nous montre ensemble dans le même lieu au même instant. »425

Personne ne doute de la réalité des doubles, mais personne ne doute non plus de la fiction, non pas entendue comme une falsification, mais comme la création d’une réalité plus conforme aux désirs des intéressés. L’illusion photographique de la composition ou celle des trucages, n’est pas celle de la troisième dimension, ni celle d’une imitation du réel, elle est tout entière vouée au double et même à la confusion réjouissante entre les motifs des portraits doubles et ceux des doublés. Elle ne dissimule pas ses procédés, pas plus qu’elle ne cherche à tromper, ni à falsifier. Bien au contraire, elle ne dupe qu’un instant les clients et les spectateurs, d’ailleurs parfaitement consentants et surtout satisfaits d’appartenir à l’illusion, afin de dévoiler, révéler, exposer la réalité plus que le réel. Puisque le portrait de studio ne peut être un miroir transparent du monde, puisqu’il ne peut pas révéler la simple vérité empirique, la tâche - l’art - est confié au photographe de studio d’être le révélateur de la vérité intérieure (non empirique), le révélateur du double par de purs moyens photographiques (de l’ordre de la composition, du cadrage ou de divers montages, collages et surexpositions). C’est alors dans l’artifice même que la photo va se faire vraie et atteindre sa propre réalité in­terne. La fiction rejoint, voire dépasse, la réalité. La fiction des doubles portraits est dès lors non seulement du côté de la production (donc du côté de l’objet et du photographe), mais aussi du côté de la réception. En effet, à partir d’un double portrait en deux dimensions, toutefois transpercé par le regard des personnages, le spectateur « fictionne »426. Il produit une image ou des images grâce à son imagination et son imaginaire sur lesquels nous reviendrons. La photographie est bien alors du point de vue de sa création comme de sa réception una cosa mentale, le fruit d’une activité mentale.

Une composante de la représentationpar laquelle la peinture a souvent associé des lieux disparates et des événements diachroniques, prend une nouvelle fois toute sa valeur et sa force grâce à la photographie. Cette composante est la dimension plane de l’image par laquelle les doubles adviennent véritablement. Les deux personnages d’un portrait double (C. n° 77), faut il encore rappeler, ne vivent pas ainsi hiératiques, figés et parallèles ; ils ont deux vies, parfois deux familles, deux villages, deux univers distincts. Les deux figures d’un portrait dédoublé ou dupliqué ne peuvent pas être simultanément présentes dans un même seul lieu (C. n° 58). Si celles du portrait en miroir le peuvent, elles ont cependant besoin de l’affirmation du miroir en tant que surface, afin d’être dissociées et envisagées comme deux personnes (C. n° 123), pour qu’ensuite, pareillement aux autres portraits doublés,le spectateur puisse faire cohabiter deux figures, deux espaces, deux mondes, parfois différenciés quant à leur échelle. Mais ainsi que Daniel Arasse427 nous invite à le comprendre, les deux existences des personnes du portrait double comme les deux présences des personnages des portraits doublés n’appartiennent pas à un même espace, bien que l’illusion du lieu du studio et celle des procédés le suggèrent. Spatiale­ment, elles ne sont pas tant continues, que deux figures contiguës. Le regard peut passer de l’une à l’autre et penser l’unité spatiale du lieu parce qu’elle sont tenues ensemble par la seule surface du support de la photographie, à laquelle, de surcroît, renvoient aussi bien celle du miroir que celle de la frontalité des figures et des fonds. L’unité spatiale obtenue n’est pas qu’un dispositif formel, c’est également une unité mentale conçue par les photographes et leurs clients faisant face à la perception, à la mémoire et à l’imaginaire du spectateur.

Les doubles photographiques ne cherchent pas à fixer la réalité quotidienne. Ils s’écartent du contingent et d’une valeur documentaire par un processus de création iconique, dans lequel les artifices de studio profitent de l’indexicalité de la photographie pour produire la merveilleuse réalité des illusions. Ils interrogent la représentation, le réel et la fiction sans vouloir les dissocier car « il n’y a pas de barrière rigide entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction,dans la mesure tout au moins où, en vue dun objectif ou d’une action quelconque l’homme entend les confondre »428. Par là, justement, il apparaît que la photographie est le médium adéquat, si ce n’est idéal, du double portrait. Et ce dernier, en retour, souligne de la façon la plus radicale ce qu’est une image photographique: un double, mettant également en exergue des talents d’artiste et les qualités de la photographie, dont les fantaisies, la beauté et la dimension artistique attirent les clients aux studios.

Notes
422.

Lugon ( 2001), p. 242.

423.

Selon l’expression de Lisette Model citée dans Damisch (2001), p. 63.

424.

Rouillé (2005), p. 439.

425.

Entretiens avec Michel Hounkanrin, Cotonou, Bénin, janvier 2005 et janvier 2006.

426.

Soulages (2001), p. 101.

427.

Daniel Arasse (2000) analyse deux lieux juxtaposés dans la Vénus d’Urbino de Titien, deux lieux contigus et tenus ensemble par la seule surface du tableau, p. 146.

428.

Gombrich (1996), p. 84.