Affirmer la photographie

Le portrait photographique est le support privilégié de la duplication. Il suppose un original et une copie, puis un négatif et un positif gémellaire. Et si, pour beaucoup, il est encore un double de la personne, il n’est pas pour autant le simple double du réel, en effet, selon Hubert Damisch :

‘« la chose n’est nulle part mieux apparente que lorsque la photographie en vient à se mesurer à ces autres doubles du réel que sont les diverses espèces de reflets : reflets dans le miroir [..] images superposées, multipliées, intriquées, dont le photographe a appris à jouer. »429

La photographie se prête par sa nature et sa fonction aux illusions, aux falsifications, aux révélations qu’implique chacun des doubles : copie de copie en série des portraits dupliqués, sosies des portraits doublés, siamois des portraits doubles, reflet des portraits en miroir. Seule, l’ombre, élément important du double, ne figure pas dans cet inventaire. Le portrait, en l’occurrence double des doubles, se met alors en résonance avec lui-même, ou en questionnement, lorsqu’il explore ses propres artifices. La plupart des photographes rencontrés pour cette étude se sont naturellement souciés de la spéculation du miroir dans l’image. Ils se sontpenchés sur les jumeaux cristallisant la fascination de la ressemblance et de la duplication au cœur de la photographie, comme ils se sont interrogés sur l’aspect sériel des répliques, écho de sa reproductibilité infinie.

Pour ces derniers, les doubles portraits sont plus qu’un moyen de réflexion sur leur pratique, ils posent en même temps que les questions de la représentation, le prestige du modèle et particulièrement celui du photographe (C.n° 89 bis). L’embellissement et la juxtaposition formelle des modèles des portrait doubles, les trucages spatiaux-temporels des doublés, sont autant de moyens supposés corriger la réel et la nature, que des procédés témoignant de son art, en valorisant son habileté, sa technique et son savoir-faire. Les prétendants de l’invention du portrait doublé sont nombreux. Il est un tel faire-valoir que de jeunes photographes, tels Martin Dohonou (né en 1969) (Porto Novo) ou Boubar Sissoko (né en 1981) (San)nés après son apparition en revendiquent l’invention.Sory, plus âgé, prétend l’avoir introduit au Burkina Faso, Shitou l’avoir largement diffusé au Mali, Hounkanrin l’avoir radicalement modernisé de Cotonou à Accra. Bien que la standardisation et la reprise stéréotypée des modèles (poses, cadrages des motifs), nous le verrons, soient évidentes, il existe des spécificités dans le choix des décors, dans les poses grâce auxquels le double est décliné. Sory revendique ses décors peints sur mesure et ses linoléums extrêmement graphiques « entièrement dévoués à la beauté des modèles »430, quand Hounkanrin met en avant l’originalité de ses procédés :« décors et montages créés sur Photoshop, pour surprendre les clients et produire de plus belles illusions qu’à l’ordinaire »431. Leurs écarts, par rapport à de banales photographies, visent autant à représenter des personnes ou des figures qu’à manifester l’artifice de leur art, et en quelque sorte à mettre l’art en représentation.

Cette mise en valeur de la représentation passe par la mise en avant de la nature de la photographie. Elle se manifeste grâce à des éléments de la composition où s’affirment entre autres: le rabattement de ses éléments sur la surface et sa qualité d’image en deux dimensions, ou bien des effets de collages et de tapisserie, censés évidemment servir la présence des modèles sous la forme du double. Des procédés seront pour le moment comparés à ceux de la peinture occidentale dont les studios photographiques européens se sont inspirés. Mais il faudra toutefois les situer plus tard dans les sphères non photographiques des inventions et des intentions esthétiques locales et dans celles des productions artistiques musulmanes dont l’influence est majeure. Dans les portraits réalisés « en brousse » par Ibrahim Sanou, des pans de tissu isolent deux « co-mères » ou une jeune fille dédoublée (C. n° 50 et n° 51). Un moyen semblable est utilisé dans plusieurs représentations de Vierges de Bellini (circa 1425-1516), notamment dans La vierge et l’Enfant bénissant (A. n° 65), où un pan de tissu vert, comme suspendu à des cimaises de l’atelier du peintre, situé en arrière de la figure de la Vierge, la distingue d’un paysage. Dans les deux cas, les figures sont séparées de tout contexte et rabattues sur la planéité du papier photographique ou de la toile peinte, les ramenant ainsi à la nature des deux arts qui les ont composées. Il en va de même dans un portrait double d’Irène Tokpè (C. n° 23) où le garde-corps, comme dans Le Balcon de Manet (A. n° 66) (avec les volets situés de part et d’autre de la scène), joue le rôle semblable de ramener les personnages au plan de la photographie tout en en soulignant l’orthogonalité. Dans de nombreux portraits de Sory et dans les œuvres de Bonnard, « le motif en damier produit en effet une animation de surface qui dispense alors du modelé »432. Enfin, chez de nombreux photographes, notamment chez Aly Maïga et Shitou, les personnages sont photographiés devant un rideau rouge (C. n° 114 et n° 153) comme Matisse, dans l’Atelier rouge (A. n° 67), peint divers objets sur un plan rouge dont la propriété est de renvoyer l’ensemble à la planéité de la toile. Nous ne sommes plus dans la composition d’un espace illusionniste à trois dimensions, mais face à celle d’une image plane parfaitement affirmée ainsi. Quelques portraits doubles semblent préférer au rapport du plan et de l’arrière plan, un plan unique où figure et fond se fondent dans des plages de noirs et de blancs, ou bien dans des accords de couleurs. La planéité gagnant l’ensemble de l’image, celle-ci fonctionne comme un collage: collage de figures sur un fond (C. n° 71, 80, 90, 110, 187), avec effet de tapisserie « matissien » (C. n° 26, 44, 93, 100) ou tout aussi plat et pictural à la manière de Sol LeWitt (C. n° 168), collage du visage sur un bras (C. n° 112), collage de butses sur des fonds noirs (C. n° 100, 162), collage des deux enfants blancs sur les deux boubous fleuris de leur mère devant un fond rayé (C. n° 93), collage de la tache bleutée des boubous dont ne ressort que les formes planes et brunes des mains et des visages sur un fond jaune-vert (C. n° 94), collage des mains sur des boubous blancs (C. n° 153). Et si parfois les bustes de quelques portraits doublés sont disposés en angle, ce qui pourrait suggérer une profondeur, les deux figures n’en sont pas moins aplaties par l’éclairage frontal facilitant l’intégration du person­nage dans le fond. Cet angle répond bien plus, comme dans les portraits en miroir, à une intention illusionniste de la différenciation des deux figures qu’à une volonté de creuser l’espace (C. n° 101).

La planéité est certes une des caractéristiques essentielles de la photographie où « tout y est écrasé sur la surface »433. Mais dans le cas des doubles africains le phénomène de la planéité est d’autant plus remarquable, que le procédé de la photographie se proposait, à l’origine, de restituer un espace illusionniste en trois dimensions fidèle au réel. Transmis comme tel par les Européens aux Africains, ces derniers ont préféré en développer la planéité pour servir un dessein différent où délectation du double, valeur symbolique et signification iconographique se combinent. La planéité y est amplement déclinée car tout est en fait ramené à la littéralité du plan de la photographie - à sa surface pensée tel un champ de repré­sentation capable de représenter son propre procédé de représentation - par la position frontale des figures symétriques, par le plan rabattu du fond associé au plan du double (dont l’unité et la cohérence ne se réalisent que grâce à la surface de l’image), par le miroir des doublés qui y renvoient, par les effets de la lumière et bien sûr par tous les trucages. Autant d’éléments s’ajoutant à la fiction de deux figures (des portraits doubles et doublés) souvent indifférenciées, dont l’apparence en double prévaut sur le portrait et qui semblent avoir été créées pour conduire à une extraordinaire affirmation de photographie. Et c’est bien souvent ce que les modèles viennent chercher au studio : de la photographie, du pur plaisir photographique. Il faudrait presque avancer qu’ils déplacent leur attention des portraits représentés aux conditions même de leur représentation. Quand les photographes affichent des panneaux sur les murs extérieurs des studios, ils proposent évidemment des modèles, exhibent leur talents, mais exposent aussi de la photographie. Tout comme « le peintre confie aux détails de sa peinture la fonction emblématique de représenter le mode de sa représentation »434, le photographe confie aux accessoires sans aucune utilité fonctionnelle dans la scène, aux poses dénuées de naturel et aux artifices flagrants du double le soin de représenter son mode de représentation. C’est pourquoi, nombreux sont les passants qui viennent admirer les œuvres comme on le ferait dans une galerie. Certains entrent pour obtenir plus qu’un portrait : de la photographie. Au point de se faire photographier juste pour regarder ensuite « à quoi on ressemble lorsqu’on est photographié en double »435, sans nécessairement acheter le tirage, tout comme Garry Winogrand expliquant qu’il « photographie pour trouver à quoi quelque chose ressemblera quand on le photographie »436. Situation risquée pour le photographe dont les clichés s’empilent dans des boites parce que sont talent et son studio ont surtout servi la célébration de la photographie. D’autres pénètrent dans le studio pour commander véritablement une image avec le projet de ressembler à ce qui est exposé. Il ne s’agit pas tant d’obtenir un portrait singulier que de ressembler à l’idée qu’on se fait d’un portrait dont le photographe est le spécialiste, et de ressembler à de la photographie. Il s’agit ainsi de choisir une image parfaitement normée et stéréotypée, non pas par manque d’originalité mais parce que la valeur artistique du double portrait, sons sens, sa compréhension résident justement dans les principes de la diffusion des stéréotypes selon la conception des photographes et le goût des photographiés.

Notes
429.

Damisch (2001), p.63.

430.

Entretiens avec Ibrahim Sanlé Sory, Bobo Dioulasso, Burkina Faso, février 2004, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007.

431.

Entretiens avec Michel Hounkanrin, Cotonou, Bénin, janvier 2005 et janvier 2006.

432.

Roque (2006), p. 154.

433.

Tisseron (1996), p. 117.

434.

Arasse (1996), p. 216.

435.

Entretien avec Zinsu Albert Tuviho Porto Novo, Bénin, janvier 2006.

436.

Winogrand cité par Yves Michaud (1985), p. 779.