Des portraits stéréotypés

L’élaboration des doubles portraits (portraits doubles et doublés) s’effectue dans un cadre qui génère des attitu­des et dicte des poses par des photographes qui règlent les maintiens et figent les corps. Ils les réalisent dans des espaces de dimensions variables mais toujours identiques qui sont déjà, en eux-mêmes, un principe actif de l’esthétique du portrait photo­graphique stéréotypé. Il est utile de rappeler que les photographes produisent des images qui n’ont rien de réel, si par « réel » il faut entendre ce qui pourrait être vu avant la représentation et hors du studio. Au contraire, ils créent des images conformes à un archétype humain, selon des conventions où les motifs sont reproduits identiques les uns aux autres.Le rendu du portrait est ainsi adéquat s’il s’inscrit dans un cadre de normes canoniques de la représentation. Ces normes établissent le primat du centre dans une composition où les deux figures similaires ou identiques (de même sexe) sont le plus souvent disposées de façon symétrique, de sorte que l’une soit le double de l’autre, ou même une réplique, au double sens d’une duplication et d’une part d’un dialogue formel.Selon les normes,un ensemble de poses, formant une sorte de répertoire, sont utilisées avec régularité par tous les photographes, pour les deux types de motifs : les portraits doubles et les portraits doublés. Les deux plus courantes sont sans doute la pose « debout » et celle « assis », les suivantes sont les poses « accroupi » et « allongé », cette dernière est plus rare car plus incommode à deux. En revanche, cette pose dont il sera à nouveau question plus tard, dite « Odalisque » par de nombreux commentateurs occidentaux, est une forme stéréotypée du portrait simple aussi fréquente pour les femmes que pour les hommes et les enfants. La première se décline en deux figures de face, côte à côte ou jointes, ou bien légèrement en biais séparées ou enlacées (C. n° 15 ; 75-77 ; 132-133, 189); la deuxième en deux figures parallèles avec ou sans contact, parfois de biais (C. n° 14, 82, 138-141). La pose « accroupie » se décline en deux attitudes de biais plus rarement de profil (C. n° 28, 70, 71, 113, 142). Selon une rhétorique de la gestuelle, elle même partagée par tous les photographes, les bras sont ballants ou repliés (C. n° 136, 137 et 140, 141), parfois dissimulés (C. n° 133), accolés, mains jointes en articulations symboliques et poétiques (C. n° 139, 142, 152) afin de signifier le lien ou la relation unissant les deux personnes ou personnages. On assiste ainsi à l’éla­boration de figures de rhétorique, dans des portraits codifiés, transparents pour tous, qui deviennent des normes de conception et de communication. Les accessoires accentuent le principe du stéréotype, dans le sens où leur présence rebondit de portrait en portrait à l’identique (la barrière, le fauteuil, le bouquet, l’autoradio, la moto, le téléphone). Plus encore, ces accessoires invariants définissent tous les studios comme un même espace représentatif, un lieu d’élaboration du simulacre, et la constitution même d’une poétique de la représentation du monde, marquée sous le signe de la répétition et de l’uniformité. La diversité des décors semble venir parfois troubler l’uniformité de cet ensemble et signer la présence et l’originalité du photographe, quand ce ne sont pas les mêmes posters et linoléums qui sont utilisés, comme aujourd’hui, dans de petits studios à l’échelle des quatre pays. Quelles que soient les positions adoptées, il n’existe aucune préséance entre les deux figures. Seule, une hiérarchie formelle s’instaure si une troisième figure est disposée au centre. La figure du centre est alors une tierce personne (proche amie ou parent du duo) dont la présence affirme le primat du centre à partir duquel se repartissent symétriquement les deux autres figures (C. n° 86, 87, 115, 119 et n° 147, 148); elle assure également une composition en triangle équilatéral dont la forme est stable et symbolique d’une mise en balance de la relation entre les deux personnes du double (C. n° 84, 85 et n° 146, 149). Dans tous ces cas, la règle veut que les personnes soient droites, stables, prennent une allure grave et digne, esquissant parfois un sourire, les yeux fixés sur l’objectif.Les attitudes des portraits doubles ne sont donc pas plus naturelles que celles des portraits doublés et leurs cadrages sont eux aussi normés (en pied, en buste, en buste américain).Ensemble, les portraits participent alors d’une transfiguration normée et immédiatement reconnaissable du réel. Ils n’en permettent pas tant une lecture, comme s’ils le transcrivaient fidèlement, qu’ils n’ouvrent sur une compréhension des images mentales (celles de liens divers entre deux figures issues d’un seul ou deux sujets) grâce à des schémas compréhensibles parce que codés et récurrents.

Les doubles portraits constituent ainsi des images normées, comme standardisées où les silhouettes paraissent interchangeables à l’intérieur même d’un portrait, mais également à l’échelle de la même pose dans un motif, voire dans les deux motifs confondus. En effet, les corps des individus, dont les vêtements joints ou fondus leurs confèrent des qualités presque abstraites, comme « les étoffes introduisent dans la peinture de Matissel’esthétique de la bidimensionnalité »438 et de l’abstraction, ces corps donc relèvent en quelque sorte d’une définition générique et seuls les visages pourraient prétendre répondre d’une représentation dite réaliste par laquelle chaque personne serait individualisée. Ce qui est pour le moins nécessaire dans ce cadre du portrait de studio à vocation privée. Ce principe formel n’est pas sans rappeler, d’un côté les sculptures romaines analogues où « le même corps idéal classique, « à la grecque », est greffé d’une tête-portrait réaliste « à l’étrusque » qui immor­talise tel individu »439, d’un autre, les portraits funéraires du Togo et du Bénin, évoqués précédemment, où tous les corps sont véritablement interchangeables puisque des formes pré-existantes sont associées aux visages par photomontage. Les figures ou personnes du double répondent à des canons de proportions établis par un rapport toujours constant à l’espace et au décor, dans lesquels « elles sont centrées, avec suffisamment d’air autour d’elles, mais bien serties comme dans un écrin, afin d’avoir toujours la même apparence »440. L’intervention de quelques photographes sur les dimensions physiques des silhouettes a été précédemment observée.

En cultivant un espace à deux dimensions, tout en maintenant l’exigence d’une certaine fidélité au modèle, en exposant de manière frontale un certain hiératisme des postures et une solennité figée des attitudes, en refusant la représentation de profil et en favorisant l’intensité du regard, en propageant une illumination intérieure, en se tenant non pas tant à la ressemblance au modèle extérieur qu’à un type originel, à une forme archétypale du double, les doubles portraits font inévitablement songer aux figures des icônes byzantines ou orientales décrites par Bruno Duborgel441. Images très nettement marquées par les principes formels et symboliques du stéréotype. J.-F. Werner note lui aussi « une similitude remarquable, entre l’Europe médié­vale et l’Afrique contemporaine, dans la façon de concevoir le portrait en tant qu’image habitée »442. Le monde oriental constituerait certainement une zone d’influence, par le biais des représentations coptes mais aussi par celui des souweres : peintures sous-verre très populaires au Sénégal aujourd’hui. En effet, ces peintures issues de l’Afrique du Nord dérivent des traditions turques et byzantines de l’icône dont elles ont repris les conventions de représentations443. Les souweres, en retour et probablement dans une sorte d’émulation, ont été stimulés par quelques portraits photographiques, notamment par ceux du photographe sénégalais Mama Casset (A. n° 68), dont les poses ont été reproduites indéfiniment (A. n° 69).

L’unification des doubles portraits stéréotypés témoigne d’une ressemblance entre beaucoup de portraits, notée dans cet air commun des portraits du Fayoum, et dans ceux observés par Marguerite Duras en Indochine où « tous les gens photographiés, j’en avais vu beaucoup, donnaient presque la même photo, leur ressemblance était hallucinante.[..] Les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l’éternité »444. L’unification témoigne aussi d’une apparence de paix intérieure, rendue par une grande retenue dans les gestes, ne cherchant en aucun cas à susciter des émotions. Les doubles portraits des studios d’Afrique de l’Ouest se situent toujours dans une unité spatiale soutenue par la surface de la photographie, mais aussi dans l’homogénéité temporelle d’un présent éternel. Comme beaucoup de portraits de studio à travers le monde, ils ne captent pas la vie fugitive et évanes­cente, le caractère éphémère et fuyant des modèles changeant continuellement sous les yeux. Ils s’attachent à en fixer la permanence et à les présenter sous l’aspect d’une « beauté durable »445, construite certes artificiellement. Cette construction est celle du stéréotypedont les conventions ne tentent pas de plagier le réel, elles le transfigurent et nous oriente moins vers le contingent que le constant situé en chacun des individus. L’art du stéréotype ne tend pas à imiter le réel observable de la vie africaine dans son flux et son instabilité, il préfère inventer un modèle idéal, conventionnel, de beauté, sous les formes génériques des motifs du double, dont le mérite essentiel est précisément la représentation de l’aspect immuable et intemporel d’une réalité intérieure idéale. L’art, écrit Sarah Koffman « introduit durée et fixité »446 et, ajoute-telle, « il n’y a pas d’art sans cette durée qui est son temps propre par opposition à l’instant fugitif de la vie, sans un écart minimal entre l’imi­tation et l’imité »447.

Dans l’art du double portrait stéréotypé, les motifs sont stables et immuables en leur forme et signification, ils répondent à un désir de beauté, à un intérêt pour la norme et à un besoin de stabiliser des conventions.Erwin Panofsky parle en ce cas d’un « Kunstwollen »448 pour cet usage que faisaient les Égyptiens, et que font en l’occurrence les Africains de l’Ouest, de conventions de la représentation non pas dirigées « vers le variable, mais vers le constant » et qui ne tendent pas à « symboliser le présent en sa vitalité, mais à réaliser une éternité hors du temps »449. Stable et permanent, l’art du stéréotype des doubles portrait peut alors se prêter à la répétition., sans perdre de son sens mais tout au contraire en l’affirmant, à l’instar des icônes et des modèles égyptiens qui répondaient à des stéréotypes aux normes strictes et parfois figées, reprises indéfiniment, mais surtout selon l’exemple de l’art de la statuaire africaine. En effet, hiératisme, frontalité, stabilité, énergie retenue et concentration des formes sont des normes stéréotypées récurrentes du portrait photographique et de la statuaire. Si cet art n’a pas encore été évoqué, c’est parce qu’à la différence des arts justement cités, les doubles portraits ne doivent pas en être simplement rapprochés mais y être fermement ancrés car ils en héritent pour plusieurs raisons (formelles, esthétiques, iconographiques, symboliques) qui feront l’objet de développements spécifiques. Et bien qu’aux yeux d’observateurs occidentaux à propos de l’art en général, la reprise de motifs en fonction de normes puisse paraître rigide, la conformité à des règles relever d’un certain conservatisme et académisme, que la répétition semble appauvrir la représentation au regard de la singularité et de l’originalité de la création d’une œuvre, il en va tout autrement aux yeux des concepteurs africains. Ces principes relèvent en effet pour ces derniers d’une esthétique garante de la beauté, de la permanence d’un message visuel porteur des images mentales, et ouvrent sur des possibilités de déclinaison des formes dont surgissent d’insensibles variations mais aussi un rythme et une continuité à même de satisfaire les intéressés. La reprise et la répétition constante des motifs ne peut toutefois se développer qu’en vertu de l’autorité qui leur est conférée, et en fonction de ceux qui décrètent cette dernière, ceux qui les créent les regardent et les utilisent : les photographes et les photographiés.

Notes
438.

Schneider (1984), p. 170.

439.

Claude Bérard « Le corps bestial (Les métamorphoses de l’homme idéal au siècle de Périclès) », dans Le corps et ses fictions, (1983) p. 45.

440.

Entretiens avec Ibrahim Shitou (fils de El hadj Tidiani Shitou), Mopti, Mali, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007.

441.

Icônes à propos desquelles B. Duborgel expose clairement des critères esthétiques de représentation et des références à un modèle originel très proches des éléments observés dans les doubles portraits, dans L’icône. Art et pensée de l’invisible (1991). Selon cet auteur (1992), faire une icône serait comme « photographier, soit briser l’opacité matérielle du visible et les distractions du décrire-représenter, et recueillir, présenter, offrir à la visibilité l’invisible lumière», p. 157. Dans le même article il note qu’ « il n’est pas rare, par ailleurs, que les discours sur la photographie allusionnent ou méditent des comparaisons entre celle-ci et les icônes dites "achéiropoiètes" (Y. Michaud, R. Barthes, P. Meynard, etc), c’est-à-dire "non faites de main d’homme".», p. 157.

442.

Werner (1997), p. 145.

443.

Le sujet est développé dans Strobel et Renaudeau, (1984).

444.

Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984, p.118.

445.

Entretien avec Laurent Yameogo, Ouagadougou, Burkina Faso, janvier 2006.

446.

Kofman (1985), p. 60.

447.

Ibid. p. 60.

448.

Panofsky (1999), p. 62

449.

Ibid. p. 62.