Reprise et répétition : principe de studio et art de photographes

Il existe un nombre finalement assez restreint de doubles portraits types relevant autant des portraits doubles que des portraits doublés. Les poses debout, assis, accroupi, avec quelques variations dans la gestuelle assurent une parfaite fixité du message photographique et une lisibilité d’autant plus simple que les modèles ne se modifient pas ou peu. On ne saurait en effet nier que des doubles portraits pourtant très éloignés les uns des autres - par le temps, l’espace, le style - présentent encore une ressemblance générale, du fait même de leur identité de doubles portraits, c’est-à-dire d’images relevant d’une esthétique spécifique et solidarisées par un fond semblable de principes artistiques relevant d’une tradition commune. Michel Hounkanrin exerce depuis trente années et diffuse encore aujourd’hui des modèles d’autrefois, avec certes de nouveau moyens techniques et en se prévalant d’une inventivité stylistique, dont il témoigne ainsi :

‘« J’ai appris certaines poses lors de ma formation chez Stella photo à Lagos, j’en ai aussi rapporté de mes voyages dans les pays voisins, d’autres m’ont été réclamées par des clients. Quand un modèle est au point, qu’il est juste, que la pose est belle, compréhensible, pourquoi ne pas l’adopter ? Je n’ai jamais cessé de reprendre des modèles en essayant de les renouveler avec les techniques modernes de la photographie. C’est ce que je demande à mes employés et à mes apprentis à qui je les transmets à mon tour. »450

Quand on dit qu’un portrait de studio est juste, c’est qu’il s’ajuste souvent à des représentations déjà données, qu’elles soient antérieures ou simultanées. À ce propos, Shitou fils compare volontiers les portraits de son père dont quelques poses sont parfaitement semblables à celles de ses confrères de Mopti Hamadou Bocum et Bassirou Sanni, ou à celles de Seydou Keita et de Malick Sidibé de Bamako fort célèbres aujourd’hui. Cette similitude l’étonne moins que le succès de deux photographes au dépend de beaucoup d’autres. Il se souvient de la manière dont les relations se déroulaient entre eux et les traduit ainsi :

‘« Comme tout Yoruba, mon père avait l’habitude de se déplacer, il allait aussi bien au Burkina Faso et au Nigeria pour voir la famille et acheter de bons produits pour le studio qu’à Bamako et dans d’autres villes du pays. Tous les photographes d’ici et d’ailleurs se connaissaient, ils échangeaient des plaisanteries et des idées, regardaient des photos et des magazines. Malick Sidibé et mon père se taquinaient et comparaient leurs photos. Mon frère s’appelle Malick à cause de lui. »451

La reprise d’un portrait stéréotypé par un photographe de studio est bien souvent une stratégie commerciale. La pose d’un portrait double ou bien le trucage d’un portrait doublé, rencontrant un grand succès hors de la ville ou dans un pays voisin, profite à la réputation de qui le reprend et le propage dans son studio, comme s’il en était l’inventeur. Cela représente en outre une source de revenus non négligeable et un gage de célébrité. La reprise est également la manifestation d’une dynamique entre photographes. Elle démontre une stimulation artistique, une rivalité et une émulation par lesquelles chacun se jauge à l’aune des modèles communs. Sory reconnaît une pose similaire dans un portrait double de Shitou mais souligne la présence de ses décors qui valorisent et animent le motif (C. n° 82 et n° 138). Il accepte cependant la reprise à l’identique de l’un des modèles du motif des portraits doublés (C. n° 53), lui ayant été transmis par un photographe yoruba, comme le reconnaissent Gabriel Ouedraogo (né en 1947) à Bobo Dioulasso, le fils Shitou à Mopti, Lambert Correa (né en 1950) et Michel Hounkanrin à Cotonou ayant eu, eux aussi, des contacts avec des photographes yoruba. Hounkanrin prétend toutefois l’améliorer par des montages très innovants. Si la reprise des motifs du double et leur répétition incessante semblent bien être « des astuces lucratives et des trucs de studios qui font accourir les clients »452, elles sont loin d’être le signe d’un manque d’imagination ou d’une copie sans réflexion de la part de photographes. Elles sont au contraire la preuve de leur connaissance des modèles dont il sont capable d’appréhender la rhétorique formelle, symbolique et esthétique, et. auxquels ils peuvent se mesurer. Elles sont, de plus, la source d’un plaisir esthétique très souvent revendiqué. Autant de critères dont la fréquence en Afrique de l’Ouest n’est certainement pas le seul fait des studios africains, le principe de l’image stéréotypée des studios et sa répétition ayant connu de riches heures en Europe et rencontrant encore beaucoup d’adeptes à travers le monde453. Toutefois, les principes et la fréquence de la répétition de modèles stéréotypés, qui ne sont pas sans rappeler quelques critères de la production des œuvres sculptées d’Afrique, témoignent d’un trait spécifique de l’esthétique des cultures locales.

Lorsqu’on aborde la question de la reprise des formes ou des modèles et de leur répétition, on touche à une question fondamentale des arts africains dits traditionnels, traitée, entre autres, par Ivan Bargna454 et Suzanne Vogel. Aux notions du stéréotype, cette dernière préfère la question « repetition or reprise »455 qu’elle soutient en ces termes :

‘« L’artiste africain n’est jamais uniquement un imitateur, il ne répète pas littéralement une forme précédente (comme le font les artisans) et son travail ne peut pas plus être appelé stéréotype car il change en permanence. Son travail devrait plutôt être appelé une reprise. Là où la répétition dans l’art européen est souvent tournée vers la perfection du modèle, la reprise africaine est une fin en soi, conçue non pas pour se développer ou s’améliorer sur le thème de base mais pour l’incarner dans une instance donnée ou pour jouer avec. »456

Si cette définition semble parfaitement s’adapter au travail des photographes, il ne paraît pourtant pas si pertinent d’opposer une reprise proprement africaine à une répétition dans l’art européen. De plus, il faudrait discuter le sens donné à ces termes et au stéréotype trop perçu dans une seule acception restrictive, associé en quelque sorte à une copie stérile. Pour les photographes de studio, la reprise permet de manifester la fidélité à un modèle idéel ou conceptuel : un modèle archétypal, d’en être le reflet et de s’insérer dans une continuité, où leurs portraits n’inventent pas tant à chaque prise de vue une nouvelle image qu’ils retrouvent le modèle idéel et en répercutent à nouveau les traits. La reprise des motifs et des modèles est un regard respectueux sur ce qui a précédé, elle est une intention : une réplique au sens d’une réponse aux potentiali­tés d’une inspiration où elle se ressource. La répétition, quant à elle, est à la fois un processus dans lesquels ils s’inscrivent et un ensemble de procédés de création susceptibles de générer une jouissance et d’être une fin en soi. Elle les insère dans une lignée artistique construite par les précédentes générations, dans une proximité de création avec d’autres photographes et dans une familiarité avec leurs modèles, dans une appartenance à une communauté culturelle où leurs portraits sont compris. La répétition les inscrit dans la tradition de la représentation, dans lesquelles un portrait qui convient est un portrait qui adhère à ce qu’il est convenu de représenter. Si les conventions entendent conformité, il ne s’agit certainement pas d’aliénation, ni même de soumission sans variation à des règles. La tradition ne peut se concevoir sans trahison,du moins dans ce contexte de la production de portraits en Afrique de l’Ouest, où tradition et création sont dans un rapport plus souple que dans le domaine des coutumes et des mœurs. La tradition n’est pas aussi étouffante qu’on pourrait le penser, si on ne lui oppose pas une individualité qui voudrait s’en libérer, et comme dans la situation des œuvres sculptées « les conventions et les stéréotypes ne réduisent pas l’espace de la création qui, quelle ­que soit la culture, naît toujours de quelque chose, au sein d’une tradition vis-à-vis de laquelle il se place et dont il se détache »457.En Afrique comme ailleurs, il serait faux de prendre les règles pour des lois immuables.

Les artistes africains devant plutôt être considérés comme faisant partie d’un continuum et d’une communauté d’artistes s’appuyant sur des formes préexistantes, l’intérêt et la créativité de leurs œuvres - sculptures cultuelles ou photographies de studio, leurs problèmes se posant en termes semblables à deux époques certes différentes - ne s’appuient pas tant sur leur individualité, leur originalité et leur caractère unique. L’originalité de l’artiste et sa capacité de créer quelque chose de jamais connu, n’est pas une notion fondamentale. Pour le comprendre, il nous faut nous débarrasser de ce mythe romantique de la créativité, par l’innovation pure du « voleur de feu » de Rimbaud. L’œuvre unique, n’est pas la marque du génie inimitable mais le plus souvent la rançon de l’insuccès. En effet, l’innovation ne paie, en termes de prestige, que lorsqu’elle génère des reproductions : non pas des plagiats mais une filiation, un réseau de relations. Et ainsi que le souligne Bruno Duborgel à propos des icônes byzantines, l’artiste photographe, comme le sculpteur africain et en l’occurrence comme le peintre, « s’ordonne à un schéma de pensée dans lequel les concepts de « création » et de « tradition », de « fidélité » et de « nouveauté », loin de se contredire, s’impliquent »458. Bien souvent, l’activité artistique des photographes n’est pas pensée en termes de création mais de transmission. Qu’ils puisent dans les modèles dont l’efficacité n’est plus à démontrer, dans les répertoires dits traditionnels ( nous aborderons plus tard les liens entre la statuaire et la photographie), les photographes ont le devoir de se montrer à la hauteur de la commande, de répondre à l’attente des clients.Cette obligation n’est nullement synonyme d’immobilisme, elle implique une certaine dose d’innovation pour que cette réalité soit pensée comme la continuité de ce qui précède. 

Ainsi, des oppositions différence-répétition et original­-copie se révèlent peu pertinentes. Chaque double portrait est en même temps une reproduction : à la fois reprise et répétition, et une innovation: elle n’est jamais totalement originale, tout en étant rarement une simple copie. La création des doubles portraits d’Afrique de l’Ouest est donc fondée sur la répétition, avec des innovations dans la répétition. En conséquence, les stéréotypes ne sont jamais des formes figées, liés à des contraintes. Bien au contraire, en ne reproduisant pas le réel mais plutôt indéfiniment une réalité, ils parviennent à le recouvrir et l’occulter au profit de cette réalité qu’ils lui substituent. Cette dernière s’en trouve justement confortée par l’originalité des photographes et leur capacité à créer des variations attirantes. De plus, dans la répétition des motifs du double, les copies ne sont jamais exactement fidèles, non par maladresse, mais parce que les reproductions d’un modèle ne sont jamais totales, et que les reproductions de reproductions s’éloignent de plus en plus de l’original réel et mental qui a servi de modèle. La création se dilue ainsi dans le temps et semble être le résultat de l’accumulation d’une série de petites variations plus on moins fortuites.

À partir d’un même motif général de référence, à partir des schèmes de représentation canoniquement établis qui leur ont été fidèlement transmis par initiation et apprentissages directs, des photographes peuvent aboutir à des œuvres très différentes, par réappropriation personnelle de la pose, du cadrage (assis ou debout). Nous reviendrons pour d’autres raisons sur le cas très intéressant des portraits doublés par duplication à l’identique. Apparus dans les studios yoruba du Nigeria, probablement autour des années 1960-1970 dans un but cultuel (A. n° 108 et n°109), ils n’ont jamais cessé d’être reproduits depuis, et offrent, à l’échelle de toute l’Afrique occidentale, une palette d’images relativement différentes les unes des autres bien que toujours référencées à un schème commun, sans toutefois en conserver la destination cultuelle. Des variations apparaissent ainsi des plus anciens portraits de Sory (C. n° 53, 54) et de Shitou (C. n° 130) en noir et blanc assez fidèles aux formes yoruba originelles, à ceux de Correa (Bénin, C. n° 10) et de Wukanya (C. n° 192) apportant tous deux une barrière métallique dont ils font un usage différent ; d’autres variations se remarquent entre les portraits de Maïga en noir et blanc à vocation publicitaire et en couleur, de dos (pose rare) ou de trois quart (C. n° 109, 110, 111), et celui de Sodalo (né en 1982) (C. n° 185) proche d’une photographie d’identité, ou encore de Hounkanrin (C. n° 15) délibérément moderne sur ordinateur. Les portraits doubles présentent autant de différences sensibles qu’il existe de photographes. Samounou préfère des murs sobres, mats et unis, Ascofaré (né en 1979) dresse des fonds rayés très dynamiques et Sory des fonds richement peints et des sols très graphiques. Alors que Shitou choisit des sols relativement neutres, Degbava installe systématiquement ses clients sur un tapis rond (C. n° 186). La même pose, avec quelques variations bien sûr, peut servir les deux motifs différents des portraits doubles et doublés. Accroupis de face (C. n° 28, 39, 70), de dos (C. n° 60), avec le même bouquet de fleur pour deux hommes (C. n° 39) ou deux femmes (C. n° 69). Il existe enfin un modèle de pose, celui de l’Odalisque dont le succès est tel qu’il permet toutes sortes de déclinaisons. Destiné à l’origine, à la représentation d’une femme, il est fréquent dans tous les studios et sert aussi bien, depuis trente ans, le portrait d’un homme, d’un enfant ou d’un duo (A. n° 159-161). Il est important de rappeler qu’une même pose, un même modèle, auxquels le photographe apporte quelques changements, peuvent être déclinés pendant toute une carrière. Evidemment, une telle perspective comporte des risques de dénaturation de sens. La répétition des modèles peut dériver vers une duplication servile et s’anéantir dans un académisme formel. Sory a pourtant développé, trente ans durant, le portrait double « façon-façon » : debout côte à côte, non pas comme une obsession, ni une passivité ou un passéisme, mais « pour le plaisir de revenir à la forme de base et pour la changer un peu à chaque fois »459, dans l’exigence active d’une création continue. Le talent de nombreux griots, danseurs et musiciens africains ne consiste-t-il pas à répéter plusieurs fois la même parole, les mêmes pas et la même phrase, en introduisant de subtiles varia­tions dans leur ton, dans leurs mouvements et dans la musique instrumentale de fond ? Il faut ensuite noter qu’à l’intérieur des grands motifs cités, il n’existe pas de différences de poses et de cadrages, entre les portraits provenant des cultures des quatre pays visités. En revanche, les costumes varient en formes et en couleurs, cela n’a rien de surprenant, et les décors (sols et panneaux muraux) semblent plus souvent figuratifs au Bénin, plus colorés au Bénin et au Togo, plus graphiques au Mali460.

Ce ne sont donc pas les prescriptions, mais les manières dont les artistes les gèrent, qui font les œuvres. La notion de répétition des stéréotypes, repensée dans ce cadre, prend un autre sens et n’empêche nullement la production de différences artistiques. Les doubles portraits atteignent ainsi leur équilibre grâce à la constance et à la stabilité des formes de base associée aux variations innovantes de la production individuelle fondamentalement créatrice. Malgré la fidélité aux normes qui supposerait une imitation sans nuance, les variations intentionnelles des photographes, glissées dans les interstices de la création, font des doubles portraits un reflet de l’individualité de leur auteur, Ogni dipintore dipinge se 461 Les doubles portraits sont alors autant de créations autonomes et diverses où s’atteste tout de même, comme dans les icônes, « la fécondité d’une matrice esthétique cependant commune et source de parenté générale » 462 . Il faudrait enfin se demander si cette répétition infinie, cette réplique incessante des modèles, cette redondance des doubles portraits sans jamais s’épuiser, d’un regard à un autre, d’un studio à un autre, d’une ville, d’un pays à un autre n’unifie pas l’espace, le temps et la mémoire des images d’Afrique de l’Ouest. Ce serait alors une représentation poétique du monde, une manière de l’enrichir en lui apportant indéfiniment d’autres niveaux de réalité, une façon de lui rappeler ses fondements tout en soulignant ce qui peut rapprocher et construire des individus en renouvelant leurs liens par la répétition des œuvres, des formes et des signes, une répétition caractéristique des arts et de la musique d’Afrique à laquelle les Africains sont très sensibles, signale S. Vogel 463 . En effet l’art joue un rôle stratégique dans la transmission des valeurs culturelles des sociétés afri­caines, parce qu’il privilégie la répétition sans exclure des écarts et des mutations. En offrant des éléments de stabilité, les formes permettent à ceux qui les regardent de se reconnaître et de se retrouver en elles.

Notes
450.

Entretiens avec Michel Hounkanrin, Cotonou, Bénin, janvier 2005 et janvier 2006.

451.

Entretiens avec Ibrahim Shitou (fils de El hadj Tidiani Shitou), Mopti, Mali, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007.

452.

Entretiens avec Michel Hounkanrin, Cotonou, Bénin, janvier 2005 et janvier 2006.

453.

Pour Jean Sagne (1984) toutefois, les portraits stéréotypés des studios du XIXe siècle enferment la pratique photographique dans des codes et des conventions et « l’identifi­cation aux valeurs dominantes de la société annule la personnalité, engendre la répétition, l’anonymat », p. 286.

454.

Bargna (1998), p. 139-143.

455.

Vogel (1991), p. 17-21.

456.

Ibid., p. 19.

457.

Bargna (1998 ), p. 155.

458.

Duborgel (1991), p. 51.

459.

Entretiens avec Ibrahim Sanlé Sory, Bobo Dioulasso, Burkina Faso, février 2004, janvier 2005, janvier 2006 et septembre 2007.

460.

Une étude spécifique des variations de décors en fonction des pays et des cultures mériterait d’être conduite.

461.

« Tout peintre se peint soi-même » rappelle Daniel Arasse citant Léonard de Vinci, dans Le Détail (1996), p.304.

462.

Duborgel (1991), p. 54.

463.

Vogel (1991), p. 17-20.