Les Ere Ibeji (ere : image, ibi : né, eji : deux), sont, à l’origine, des statuettes sculptées à la mort d’un ou de deux jumeaux et vouées à leur culte chez les Yoruba (A. n° 105). Ces derniers attribuent, comme beaucoup d’autres populations, des pouvoirs surnaturels aux jumeaux, bénéfiques s’ils sont honorés, maléfiques s’ils sont négligés. Alors que « dans des temps reculés, la coutume de tuer les jumeaux était répandue dans tout le pays, écrit en 1897 le révérend Samuel Johnson, [..] rares sont les yoruba, aujourd’hui, qui ne disent pas que les ibeji ont toujours été vénérés »651. Lorsqu’un jumeau meurt, l’équilibre du couple d’enfants est mis en danger. L’un des deux ayant une nature spirituelle et l’autre mortelle, mais nul ne pouvant savoir lequel est mort, les deux doivent être considérés comme sacrés.De plus, la colère du jumeau mort peut faire courir de graves risques à toute la famille, voire à la communauté. Afin d’apaiser l’esprit contrarié des jumeaux et de se prémunir, la famille doit commander une petite figure en bois chez un sculpteur. Cette figurine l’ere ibeji, sera le siège de l’âme du jumeau défunt. Si les deux jumeaux meurent, deux statuettes sont commandées. La figurine (ou les deux) pourra être habillée, ornée de perles et de cauris, elle sera disposée sur un autel, transportée par la mère dans ses déplacements et traitée avec les mêmes soins attentionnés que ceux accordés au jumeau vivant (A. n° 106). Parfaitement renseignées par l’ouvrage Ibeji, le culte des jumeaux Yoruba 652, les statuettes sont de petites dimensions marquant leur condition d’enfants ; elles se présentent pourtant toujours sous l’aspect d’adultes sexuellement marqués, les bras le long du corps, d’une beauté ennoblie, idéalisée, et se singularisent par les scarifications faciales du lignage. Ellesfont l’objet d’importantes variations stylistiques, dépendant des sculpteurs eux-mêmes, des particularités demandées pour un jumeau décédé ou bien des sous-groupes culturels, comme autant de déclinaisons à partir d’un schéma fondamental commun.
Selon les travaux de Marilyn Houlberg653 en 1973, signalant l’acquisition d’une première paire d’ere ibeji par le British Museum en 1854,certains Yoruba continuent, en dépit de leurs convictions religieuses, à pratiquer le culte de l’Ibeji et tentent d’adapter cette pratique traditionnelle à leur foi chrétienne ou musulmane, tout en lui faisant subir de notables modifications. En outre, M. Houlberg note la co-existence avec les formes traditionnelles de poupées en plastique de diverses couleurs importées le plus souvent de Chine pour servir de jouets (A. n° 107), « moins onéreuses que les statuettes »654 assure le photographe nago-yoruba Zinsu Cosme Dosa, remplissant toutefois le même rôle dès les années 1970. À la même époque, elle enregistre une autre forme d’ouverture du culte à la modernité grâce à une modification d’importance en pays Yoruba : l’usage de la photographie pour représenter le jumeau défunt selon le procédé suivant. L’enfant survivant est conduit chez un photographe qui réalise son portrait et en tire deux copies. Les deux photographies étaient tirées d’un seul et même négatif « à l’image des jumeaux provenant d’un seul ovule »655 précise aujourd’hui Yêkini Soumanou, photographe retraité à Porto Novo. Si les deux enfants sont morts, la famille apporte la photographie de l’un des jumeaux prise de son vivant.Le culte est rendu à la double image encadrée et accrochée au mur de la maison par laquelle le lien au monde des esprits est assuré. Le résultat formel est celui d’un portrait dupliqué, dont les figures frontales sont organisées côte à côte sur un seul cliché, dans une symétrie parfaite (A. n° 108). Si le jumeau était de sexe opposé, alors un changement de tenue est exigé du modèle et on peut ainsi accroître l’illusion du même. Cette demande de photographies, dans le cadre d’un usage cultuel, semble avoir beaucoup baissé à la fin du XXe siècle. E. Nimis remarque, cependant, que « la pratique existe toujours : à Ibadan, un jeune photographe a réalisé en 1998 le portrait doublé (par un système de collage) en couleur d’une petite fille qui avait perdu sa sœur jumelle »656 (A. n° 109).
De quoi peut alors témoigner cet usage des images photographiques similaire à celui des statuettes sculptées en bois ? Que soulignent cette adoption et cette conception de la photographie ? Selon Houlberg, cet usage s’exerce dans le sens d’un « lien actif avec le monde des esprits, sans précédant dans l’histoire de la photographie »657. Ainsi, l’image photographique, pourrait, aux yeux des Yoruba, se substituer à une statuette en remplaçant le jumeau absent. En effet, elle ne participe pas qu’à sa commémoration, elle n’est pas un simple souvenir, elle n’est pas seulement une évocation ou un signe. Possédant les traits caractéristiques de l’enfant absent, elle est apte à retenir toute l’attention, à se substituer à lui, à incarner autant qu’à signifier ce défunt. C’est ce qui vaut d’ailleurs aux images d’adoration d’être traitées comme des êtres humains: saluées, respectées. L’estimation d’un lien entre les images photographiques de jumeaux et le monde des esprits prouve ensuite cette capacité accordée à la photographie de pouvoir reconstituer, par les procédés techniques et chimiques, le processus biologique humain de la gémellité, selon lequel d’une entité originelle vient deux enfants. La photographie apte à restituer l’invisible, à réanimer les morts grâce au négatif (les faire revenir de l’obscurité vers la lumière), peut donc aussi produire le jumeau absent en copiant sa moitié ou son double vivant à partir d’une image négative unique originelle. Et bien que les photographies ne puissent pas être lavées et habillées comme les statuettes, M. Houlberg rapporte qu’elles peuvent malgré tout les remplacer, grâce au témoignage d’un roi traditionnel yoruba de quatre-vingts ans pour qui, dit-elle :
‘« la seule raison, selon laquelle les sculptures en bois étaient réalisées en premier lieu pour les jumeaux, était que la photographie n’avait pas encore été inventée quand ces pratiques ont débuté. Et, ajoute-t-il, « une sculpture est juste une contrefaçon d’un être humain. Une photographie est mieux parce qu’elle est une copie carbone de la personne ».»658 ’Cette aptitude très particulière de la photographie, qui a finalement beaucoup à voir avec sa double nature d’image iconique et d’image indicielle, est « une affirmation de la vie face à la mort »659. Toutefois, les propriétés qui semblent appartenir à la photographie sont celles de notre esprit. Et la richesse de la photographie, c’est sans doute ce que chacun projette ou fixe en elle. À ce propos, E. Morin signale que dans le cadre des cultes familiaux « partout où il y a foyer, les photographies prennent la succession des statuettes ou objets autour desquels s’entretenait le culte des morts »660 ; elles réalisent ainsi, mieux que toutes sortes d’objets, la présence de l’absence.
Par ailleurs, selon Drewal, Pemberton III et Abiolun, l’usage des photographies pour les jumeaux décédés illustre la capacité des Yoruba à faire « évoluer les productions artistiques du passé vers le présent afin de préserver des formes signifiantes pour l’avenir »661, et à maintenir également des traditions anciennes au sein des nouvelles croyances religieuses (telles que l’islam et le christianisme). La préservation des pratiques, la croyance en des valeurs esthétiques et la longue et dynamique tradition artistique chez les Yoruba sont telles qu’ils se sont totalement emparés des portraits d’ibeji, au point de les transposer d’un usage sacré à un usage profane, ou d’un usage cultuel à un pur usage artistique. Ces portraits ont-ils pour autant perdu leur vocation, leur signification ou leur contenu ? Avant de répondre à cette question, il faut observer comment les Yoruba ont propagé ce modèle de portrait gémellaire en Afrique occidentale, comment ensuite il a rencontré d’autres origines provenant d’Europe et comment finalement une synthèse a pu avoir lieu.
Chemeche ; Pemberton III ; Picton (2003), p. 35.
Ibid.
Houlberg (1973), p. 20-27.
Entretiens avec Zinsu Cosme Dosa, Porto Novo, Bénin, février 2005.
Entretiens avec Yêkini Soumanou, Porto Novo, Bénin, février 2005.
Nimis (2005), p. 36.
Houlberg (1973), p. 27.
Houlberg (1983), article électronique non paginé.
Emprunté au titre de l’ouvrage de Chemeche ; Pemberton III ; Picton (2003).
Morin (1956), p. 26.
Drewal ; Pemberton III ; Abiolun (1989), p. 27.