III.2.2. Doubles d’Europe : les modèles exogènes

Les doubles portraits gémellaires en Europe

À cette définition de la photographie la restreignant à une copie fidèle des apparences, à une reproduction analogique du réel, à une restitution objective de la vérité, s’ajoute en Europe, dès la première décennie suivant son invention, une autre définition lui accordant la capacité d’explorer la réalité du monde, d’être plus qu’un avatar de la peinture auquel on aurait confié la duplication des choses, et mieux qu’une imitation sans invention. Très tôt, en effet et contre toute idée reçue, la photographie, considérée comme une « gestion artis­tique des « luminances » des corps, ouvrait les voies d’un art nullement soumis aux fonctions de la description et du pur dé­doublement du monde, et appelait une pure esthétique des traces de la lumière »675. Et s’il demeure encore quelque esprit saluant la photographie comme un moyen de réaliser parfaitement les images ressemblantes auxquelles la peinture ne parvenait qu’imparfaitement, ce mythe se trouve rapidement contredit par les faits.De nombreuses photographies prouvent alors que tout portrait dans lequel on croyait capter une image à sa ressemblance ne révèle en fait qu’un étranger. Dans ce sens Serge Tisseron décrit, non pas les impuissances de la photographie, mais son aptitude à questionner l’image d’un individu et d’en explorer la dualité dans les termes suivants :

‘« la photographie d’un visage pris de face est loin d’être toujours le lieu de reconnaissance d’une humanité partagée. II est aussi bien souvent celui d’une irré­ductible étrangeté ! La photographie a aiguisé, dès ses débuts, les attentes et les angoisses liées au thème du double. »676

Si le double en Europe peut en l’occurrence être compris comme l’image seconde d’une personne, il signifie également son apparence en double, ou même sa dimension gémellaire dont la littérature se fait parallèlement l’écho. C’est à partir du début du XIXe siècle, avec l’essor du romantisme et par la suite du fantastique, que le double devient un motif littéraire qui accompagne ensuite tout le siècle.Il représente l’antagoniste, l’autre visage, la part sombre d’un personnage. Avec le double, apparaît un couple particulier, un duo infernal entre l’original et sa copie. L’intrigue et le dynamisme narratif reposent dès lors sur les conflits résultant d’un déchirement perpétuel et réciproque entre deux pôles. Le double peut se présenter sous diverses modali­tés. Quand il n’est pas gémellaire (Die Doppelgänger (1821) de T. Hoffmann, Le Horlà (1887) de G. de Maupassant, The strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde (1885) de R.L. Stevenson), il est le reflet de soi-même pris dans le tourment de la folie, le résultat d’une dépersonnalisation et d’une identité désagrégée. Quand il l’est, il se manifeste par le thème de la jalousie fraternelle (La Petite Fadette (1849) de G. Sand), de l’amour incestueux exalté par les pou­voirs de la musique (La Walkyrie (1853) de R. Wagner) ou des facéties de jumeaux extraordinaires (Those extraordinary twins (1894) de M. Twain). Ainsi, dans cette littérature européenne, où l’apparence sous un couple gémellaire devient alors une preuve de l’immortalité personnelle:

‘« les jumeaux correspondent à l’accomplissement d’un individu qui a rendu son double visible et qui, par là même, dispose de forces supranaturelles inquiétantes »677

Inspirés par les préoccupations de l’époque, influencés par les découvertes scientifiques, nourris par la littérature, et bien évidemment libérés par les nouvelles possibilités d’exploration de la réalité offertes par la photographie, les portraits doublés vont pouvoir exprimer cet accomplissement de l’individu sous une forme gémellaire. Grâce au motif des portraits doublés, les photographies assouvissent la quête éternelle d’un compagnon imaginaire, d’un double ironique et rassurant, menaçant l’identité et favorisant la confusion de la parenté. Hippolyte Bayard (1801-1887), dialoguant avec lui-même (A. n° 110), est l’un des premiers à en signer plusieurs autour de 1860, selon le procédé de la superposition d’images sur une même plaque678. Or soudain, avec la photographie et ses trucages, le double ou le jumeau sont à la portée de chacun. Comme si la photographie était une condition du « Je est un autre »679 de Rimbaud, comme si elle seule pouvait inventer, presque matérialiser et enfin donner forme visible à une gémellité latente et pourtant fabriquée. Le motif du portrait doublé se développe dès lors aussi bien dans les recherches artistiques que dans les portraits de studio. Les surimpressions, duplications, « bilocations »680, selon la dénomination d’Henri Roger (vers 1892-1893) (A. n° 112), et autres « photographies récréatives »681 deviennent en vogue dans les studios d’Europe et des États-Unis (A. n° 111) ; elles vont se développer bien au-delà du XIXe siècle. L’historien de la photographie Clément Chéroux souligne l’abondance de ces amusements, images d’amateurs qui « se peuplent alors d’innombrables jumeaux, de multiples sosies, d’étonnants quidams se battant en duel avec eux-mêmes ou défiant leurs doubles aux échecs »682, dans son passionnant article « Les récréations photographiques. Un répertoire de formes pour les avant-gardes »683. « Every Man His Own Twin! » vante une publicité de photographe des années 1890, citée dans la riche photothèque couvrant ce thème sur le site Internet de The American Museum for photography 684 . On peut y observer le portrait doublé par surimpression, représentant un homme poussant son jumeau dans une brouette (A. n° 113), paru dans Photographic Amusements (1896), le livre de Walter E. Woodbury’s685sur les trucages photographiques ayant largement circulé. Onretrouvera ce modèle en 1900 sous les variations du chariot poussé (A. n° 114), puis réalisé nettement plus tard de manière parfaitement similaire (A. n° 115) pourPhoto Trucages 686 , le manuel très populaire de Pierre Monier édité la première fois en 1972. D’autres modèles du XIXe siècle, dont on observera un peu plus loin le cheminement, traverseront eux aussi le temps et les continents. À ces motifs du double, il faut ajouter celui des portraits en miroir, autres révélations d’un jumeau fantasmé, tout aussi présents dans les travaux d’artistes se revendiquant comme tels que dans les images de studio. Dans l’Autoportrait au miroir de Frédéric Boissonnas (1858-1946), réalisé en 1891 (A. n° 55), le reflet figure la recherche d’une symétrie identique et inversée par laquelle s’accomplit un couple de jumeaux. Ce motif du miroir sera ensuite, comme les portraits doublés par surimpression, très prisé par les Surréalistes. Fréquemment présent dans les recherches artistiques – tels les portraits doublés en miroir de Cecil Beaton comme autant de figures de jumeaux narcissiques (A. n° 116) - ce motif est également proposé par les photographes des écoles en 1958 (A. n° 117). Il est signalé dans le manuel photographique de Pierre Monier de 1972, ré-édité en 1982, et demeure longtemps un modèle commercial du studio.

Dès le XIXe siècle, des relations spécifiques entre deux ami(e)s ou deux parents et des proximités d’âge entre deux enfants d’une fratrie appellent le port de vêtements similaires.Cependant, nul ne vit en permanence habillé comme son partenaire dans la vie quotidienne. Cette coutume vestimentaire et symbolique est donc spécialement pratiquée pour la fabrication des images - les portraits doubles - dans les studios, tels ceux de Norbert Ghisoland687 (1878-1939) (A. n° 118), de Louis Mathevet688 (dates inconnues) (A. n° 119) et dans ceux de nombreux anonymes. Lors de la séance au studio, les deux êtres proches sont mis en scène en sorte qu’ils soient pris pour des jumeaux ou des jumelles et que leur double gémellaire ainsi conçu renforce l’union familiale ou amicale. La ressemblance relève plus de la posture, du geste, de l’habit, que du trait de physionomie (A. n° 120, 121, 122, 123, 124) car « l’air de famille tient du leurre, dans ce saisissement de la photographie »689. La ressemblance s’appuie aussi sur une « grammaire historique de la connotation iconographique »690 selon R. Barthes : une gestuelle stéréotypée, historiquement et symboliquement connotée, censée solliciter la perception ou la mémoire des spectateurs. Cette grammaire permet tel le fil d’Ariane de suivre un parcours, en remontant le temps, des images de studio à celles de la Visitation jusqu’aux Tétrarques de Venise (A. n° 125, 126, 127, 128). Facteurs d’ambivalence et d’ambiguïté, incarnation d’un mythe éternel, ils imposent par leur seule présence la répétition de l’apparence et cristallisent la fascination de la ressemblance, deux questions essentielles du portrait photographique. Ce que l’indécision quant à l’identité des figures peut avoir d’intolérable dans le cas de jumeaux réels, pour des raisons tenant sans doute à l’idée de personne que véhicule le portrait comme genre, semble alors acceptable lorsqu’il s’agit de jumeaux fictifs. Si la ressemblance entre deux corps, consiste parfois à introduire une diffé­rence dans l’un des deux,force est de constater la récurrence d’un motif formel qui, sur un mode mineur, fait écho à une identité gémellaire archétypale. Ces jumeaux, aussi comparables que semblables, aussi dissemblables que ressemblants, posent de façon emblématique le problème du statut de l’individu et de l’identité. Et les éléments qui les différencient sont aussi fascinants à repérer que ceux qui fondent leur similitude. C’est pourquoi ce motif du portrait double et gémellaire fera les riches heures du studio et ne cessera plus de stimuler et d’enrichir la réflexion des artistes photographes et plus tard celle des plasticiens et des cinéastes691.Les deux aspects majeurs du schème du double portrait - portraits doubles et portraits doublés - seront ainsi développés, stéréotypés et déclinés, édités et exposés, répliqués et copiés, transmis et enseignés par-delà le temps et les continents.

Notes
675.

Duborgel (1989), p. 86.

676.

Tisseron (1996), p. 90-91.

677.

Jourde et Tortonese (1996), p. 60-61.

678.

Plusieurs autoportraits doubles sont présentés par le catalogue de l’exposition in Bajac ; Canguilhem et alt. (2005)

679.

Arthur Rimbaud, Extrait de la lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, collection de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972, p 250.

680.

Un grand ensemble de « bilocations » d’Henri Roger étaient exposées aux Rencontres de la photographie d’Arles en août 2008.

681.

Selon l’ouvrage de Charles Chaplot paru en 1904. Dans cet ouvrage Chaplot propose au chapitre III intitulé « Les mensonges de la photographie », des techniques et trucages pour créer « les images multiples ». « Dans la série des récréations connues sous ce titre, il s’agit de grouper, dit-il, sur un même cliché, le même individu dans des poses différentes, aussi excentriques que possibles, afin d’ajouter la drôlerie à la surprise éprouvée par les personnes non prévenues. »

682.

Chéroux (1998), p. 76.

683.

Clément Chéroux donne de multiples détails sur les récréations photographiques (lieux, techniques, pratiques, manuels de diffusion) ; il décrit « tous les fantasmes de l’imaginaire relatifs au dédoublement et la démultiplication de l’être » traduits par ces récréations scientifiques et amusements comiques. Dans Chéroux (1998), p.73-96.

684.

Musée de la photographie consultable à l’adresse Internet suivante :

http://www.photographymuseum.com/seeingdouble.html . L’article « Seeing double. Creating clones with a camera », situé sur ce site, présente tous les aspects photographiques pris par le double dans les studios états-uniens au XIXe siècle: doppelgänger , double mystique, fantomatique ou diabolique, jumeau.

685.

Références données sur le site précédemment indiqué.

686.

Monier (1982), p. 60.

687.

Balthazard (1991).

688.

Les photographies de Louis Mathevet sont présentées dans Muller et Perrier (dir.) (1983). Il s’agit de l’un des rares catalogues, à ma connaissance, consacré à la photographie de studio, avec de passionnants essais et une illustration abondante.

689.

Garat (1994), p.31.

690.

Barthes (1982), p. 15.

691.

Outre le fait que les deux personnages des films Le Mépris et Medea, décrits précédemment dans ce texte, soient des doubles proposant une réflexion sur la représentation, ils sont aussi , comme beaucoup d’autres doubles, des jumeaux, en l’occurrence Castor et Polydeukès (Pollux) compagnons et protecteurs des marins Ulysse ( Le Mépris) et Jason (Medea)