L’ambivalence de l’imaginaire et des portraits gémellaires

Contrairement à une vision idyl­lique de sociétés africaines imprégnées de pensée mythique où régneraient en permanence entente, paix et harmonie unanimes - allusion à l’« harmonius Yoruba world » cher à Wole Soyinka776, entre autres -, mais tout de même loin de la vision européenne de populations vouées aux guerres, aux maladies et à la corruption, les cultures d’Afrique de l’Ouest sont des sociétés d’hommes et de femmes qui ne sont pas exemptes de contradictions internes, de tensions et autres rapports conflictuels. Lorsque Shitou ou bien Sory soutiennent qu’un double portrait est beau « a kanyin », « akayii », qu’il est bon « akadi » en langues bamana et dioula, ils entendent par là, en dehors des qualités propres à la photographie et à celles du schème du double, que l’image de la gémellité est perçue comme une forme d’idéal, sans considération idyllique. En effet, dans chacun des pays de cette étude l’imaginaire de la gémellité recèle tout autant d’éléments bénéfiques que maléfiques. Derrière les apparences de l’entente des figures, de l’équilibre des formes, de la stabilité des liens, parfaitement créés pour les portraits, existe à l’état latent le conflit et l’iniquité, le déséquilibre et le désordre, voire le chaos, propres à toutes relations entre les individus et particulièrement aux jumeaux dont la symbolique recouvre tout un ensemble de valeurs antithétiques. En endossant ainsi l’apparence d’un couple de jumeaux « ce fantôme familier de l’inconscient collectif »777, dont les aspects les plus favorables semblent mis en exergue dans les doubles portraits, aucun individu ne peut en ignorer le caractère également redoutable, nul ne peut échapper àla compréhension d’une pensée en image ou d’images qui pensent. Cette conscience soulève ainsi les ambiguïtés des doubles portraits et paraît signifier à la fois la volonté de maintenir un équilibre précaire, de parer au danger par la beauté, elle semble enfin concevoir les doubles comme un écho de l’ordre du monde.

En favorisant les aspects fastes de la gémellité, les photographes et les photographiés souhaitent se prémunir contre ses aspects néfastes, sans toutefois les ignorer, en les suggérant bien au contraire, puisque la forme symbolique des jumeaux en est une évocation flagrante. Expressions de l’imaginaire ambivalent de la gémellité les doubles portraits sont ainsi inévitablement ambigus. Comme tout les portraits de studio, les doubles portraits gémellaires se protègent du désordre quotidien et du chaos potentiel de la vie, ettendent alors vers une maîtrise du monde. Il leur faut, en plus, contenir le désordre, personnifié par les jumeaux comme par certains acteurs des mythologies, dans des formes visuelles apaisantes, où sont privilégiés les aspects les plus gratifiants des jumeaux dans ce cadre spécifique des cultures contemporaines d’Afrique occidentale. Mais justement empruntées à la symbolique des jumeaux, ces formes reposant sur l’équilibre et la symétrie contiennent la précarité inhérente à la symbolique fondamentale de la gémellité. Les portraits doivent proposer une image de la stabilité et de l’harmonie certes illusoires car très éphémères, mais en apparence perpétuelles grâce à l’intemporalité propre aux photographies de studio. Ils sont d’autant plus ambigus qu’à la désignation des deux personnes du double (la désignation entendue comme valeur testimoniale), à leur réalité contingente, ils ajoutent et certainement substituent une représentation de deux figures gémellaires, dont l’appréciation du motif esthétique peut prévaloir sur leur destination utilitaire dans le cadre familial ou amical.En d’autres termes, par sa beauté même et par la satisfaction esthétique qu’il procure, en référence à un héritage mixant dans un imaginairesyncrétique statuettes et portraits photographiques mythes et religions, le schème esthétique du double gémellaire sublime le caractère inquiétant, sombre, parfois malheureux de la gémellité. Bien que les intentions d’Hocine Zaourar et que les circonstances aient été très différentes de celles des photographes d’Afrique de l’Ouest, sa célèbre photographie: la dite Madone de Bentalha (1997) (A. n° 168) ou La Pietà de Bentalha, selon le titre de l’ouvrage de Pierre-Alban Delannoy778, n’a t-elle pas elle aussi, par ses références à des chefs-d’œuvre des arts européens, substitué au drame dont elle devait témoigner une image déclenchant une expérience esthétique ? Ce qui tendrait à prouver que la photographie éloigne inévitablement du réel auquel elle est pourtant liée. Elle le transforme en image et peut même le transcender par l’usage de schèmes de représentation dont l’iconographie a la propriété d’évoquer l’ambiguïté ou le tragique d’un événement tout en le sublimant grâce aux vertus de l’art.

La dévaluation des référents au profit des images, et celle des personnes au profit des événements, n’empêche pas les doubles portraits de désigner des corps et d’exprimer à la fois des événements, d’être des représentations sensibles et intelligibles. Ils peuvent ainsi demeurer des portraits du quotidien, certes plus complexes que beaucoup d’autres, et faire exister un événement d’une autre nature par leur dimension symbolique, par leur iconographie référencée à des schèmes archétypaux de la gémellité.En effet, dans ce cadre particulier des cultures de la gémellité en Afrique occidentale, si les significations qu’expriment les formes sont inséparables de l’esprit humain, si les individus sont susceptibles de les percevoir, de les comprendre, de les imaginer, c’est tout autant parce qu’ils les ont déchiffrées, apprises dans la nature et dans les productions humaines, que parce qu’elles sont en eux, dans la mesure où ils appartiennent à l’ensemble de la réalité. Ainsi, par l’intermédiaire des représentations gémellaires, l’ordre moral et social des hommes est mis en relation avec celui des jumeaux, qui eux-mêmes selon Christophe Gros :

‘« mettent en relation l’ordre biologique du monde et l’ordre symbolique des hommes. Issus d’une unité originaire scindée, ils incarnent ensuite tous les efforts pour des retrouvailles et aident les humains à avoir un accès direct à la totalité qui contient le monde et la société. »779

Et par le biais des jumeaux, l’existence des individus, sous les formes des doubles portraits, est mise en relation avec l’ordre du monde et avec l’ordre cosmique soumis aux mêmes lois, aux mêmes valeurs contradictoires sans lesquelles finalement le vivant n’existerait pas. Mais par ce biais des jumeaux, associés aux propriétés de la photographie, la portée du mythe entre dans la vie quotidienne, une dimension immatérielle des êtres parvient à la surface matérielle des portraits, et leur présence physique se voit ainsi reliée à leur propre métaphysique, car H. Damisch rappelle dans La Dénivelée que :

‘« le domaine du photographiable s’étend bien au-delà de ce qui peut être photographié, au sens technique du terme, à la façon dont le domaine du figurable (au sens, freudien, de la Darstellbarkeit, de la « figurabilité ») s’étend bien au-delà du registre des « figures » dans l’acception strictement iconique du terme. »780

Les doubles portraits gémellaires, modestes photographies et images symboliques, représenteraient ainsi dans le visible des événements d’un ordre invisible, et inscriraient dans leur mesure et dans la finitude des êtres un monde incommensurable et infini.

Notes
776.

Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, Cambridge, University Press, 1976, 168 p.

777.

Perrot (1976), p. 220.

778.

Pierre-Alban Delannoy, La Pietà de Bentalha, L’Harmattan, 2005, 63 p.

779.

Gros (1995), p. 45.

780.

Damisch (2001), p. 70.