2. Définition de la violence conjugale et théorie féministe :

Les hypothèses de travail déjà citées dans l’introduction de la première partie intitulée préliminaires théoriques, prédisposent plusieurs volets dans l’étude notamment le traditionalisme toujours existant dans la société libanaise qui souffre des lois inéquitables et discriminatoires à l’égard des femmes, des stéréotypes, des préjugés et d’un système de reproduction sociale à la différence de la France et du Canada. Ces hypothèses en s’inscrivant dans une problématique de rapports sociaux de sexe, reposent en grande partie sur les théories élaborées par l’école féministe. On retiendra pour l’essentiel que le modèle de société patriarcale, en assignant aux hommes et aux femmes des fonctions et des positions sociales inégalitaires, a engendré une violence spécifique à l’encontre des femmes.

Dans les pays occidentaux, ce système social est en régression. « On est passé d’un régime de domination masculine soutenant l’infériorisation naturelle des femmes à un régime de complémentarité. La période récente est une phase de transition ; réalisée au plan juridique, l’égalité l’est moins dans la pratique et les mentalités. Les femmes ont acquis une relative autonomie par rapport à la procréation et sur le plan économique grâce à leur présence sur le marché du travail et à leur élévation de leur niveau d’études…Toutefois, le système de valeurs et de représentations qui confortait la virilité des uns et la féminité des autres n’a pas totalement disparu, et ce modèle favorise l’émergence de comportements, voire de violences, sexistes.» (Jaspard, 2005, p. 21).

Par ailleurs, les transitions d’un état à un autre engendrent des tensions, l’adaptation à de nouveaux modes de vie ou à un rythme différent dans chaque groupe social. Les violences prennent des formes spécifiques selon le contexte dans lequel les femmes vivent ou ont évolué. Les inégalités sociales structurelles, les normes et attitudes culturelles, le cadre de vie, l’environnement engendrent divers modes d’expression des violences et une variabilité du seuil et de la nature des actes tolérés ou dénoncés. La nature et la perception des violences sont liées à des éléments culturels qui, au delà des rapports sociaux de sexe ou de classe, renvoient à des normes intégrées par les individus, telles que le rapport à la parole, au corps, à la sexualité. D’une façon générale, les actes violents sont d’autant plus stigmatisants dans le groupe d’appartenance. Ils sont alors plus cachés, leur révélation risquant de rejeter l’opprobre sur la victime, tenue pour responsable de déclencher la violence de l’autre ou soupçonnée d’être consentante.

Propos blessants, paroles injurieuses, autoritarisme paternaliste, condescendant ou tyrannique, contrôle, reproches et réprimandes, humiliations, jalousie maladive, dénigrement, dévalorisation, cris, menaces, brutalités physiques et sexuelles : les formes de violences conjugales sont multiples. Le concept de violences conjugales, dans son acception moderne, recouvre une réalité multiforme dont la perception n’est pas toujours immédiate, tant pour les auteurs que pour les victimes : tension, conflit, violence, autant de notions qu’il est nécessaire de préciser, afin de lever l’ambiguïté.

Selon le sens commun, la notion de violences conjugales est souvent entendue en tant que violences dans la relation de couples, ces violences se déployant au cours des scènes de ménage qui en constituent le paradigme. Cette expression sous-entend la réciprocité des agressions, ce qui entraîne une relative confusion entre les concepts de violence et de conflit. Il est préférable de parler de relation de couple ou de situation conflictuelle ou agressive lorsqu’on désigne les conflits. Le fait que, dans une relation quotidienne, l’interaction entre les partenaires puisse prendre des formes agressives, en cas de profond désaccord par exemple, est somme tout assez banal. Rechercher l’instigateur des scènes de ménage pour distinguer l’agresseur et l’agressé ne présente guère d’intérêt, d’autant plus que chacun accuse l’autre du déclenchement des hostilités. Les disputes peuvent dégénérer en scènes de ménage où l’agressivité verbale, voire physique, se déchaîne de la part tant des femmes que des hommes. Mode relationnel par définition, le conflit implique la réciprocité entre les protagonistes et il est susceptible d’entraîner du changement.

La violence, si elle peut prendre des formes identiques, est univoque : la même personne subit les coups et cède lors des altercations. Toujours destructrice, la violence est une situation d’emprise sur l’autre, situation qui engendre la peur et, paradoxalement, la culpabilité chez la victime. Cette dernière peut réagir de plusieurs façons : répondre à la violence par la violence, ce qui brouille l’observation du phénomène ; tétanisée, elle peut se soumettre, plier face à la volonté du partenaire ; la femme peut aussi mettre en place des stratégies d’évitement ; enfin, lorsque ses moyens socioéconomiques et psychologiques le lui permettent, elle rompt une relation insupportable. Alors que le conflit peut être envisagé comme une des modalités fonctionnelles des relations interpersonnelles durables, la violence est un dysfonctionnement conjugal. Elle résulte d’une volonté, plus ou moins consciente, de façonner l’autre pour mieux assurer son pouvoir. Le conjoint violent peut être motivé non seulement par le besoin de contrôler, mais par le besoin d’exercer le contrôle.

Une forme de violence insidieuse, paternaliste peut s’instaurer lorsque le conjoint, s’érigeant en protecteur du foyer, de la femme et des enfants, entend exercer son autorité de chef de ménage. Les qualités traditionnellement dites féminines s’y prêtent : fragilité, douceur, écoute des autres, persévérance, modestie, instinct maternel. L’idéologie de l’amour du don de soi renforce ce qui peut être perçu comme passivité. Certains conjoints autoritaires, voire tyranniques, n’ont pas besoin de recourir aux coups pour créer un climat de violence. Les mécanismes de violences conjugales reposent en grande partie sur des conduites contrôlantes et humiliantes ou des comportement indiquant une attitude de contrôle, de domination, de dévalorisation. Ces violences psychologiques manifestent une continuelle surveillance : contrôler, critiquer, dénigrer, imposer des comportements, des façons de s’habiller, tout est censure, tout est négation de l’altérité.

Le processus de violence peut se manifester par l’intimidation, l’humiliation, la menace, afin de maintenir l’autre dans la peur, peur qui peut se muer en terreur lorsque s’y ajoutent des brutalités physiques et sexuelles. Si l’intention est toujours la domination de l’autre, les manifestations prennent des formes différentes jusqu’à des degrés de gravité extrêmes. Bien distinctes des situations conflictuelles et interactives de violences au sein du couple, les situations de violences conjugales se déroulent selon un mécanisme de domination de l’autre qui se manifeste dans des comportements, des actes, voire des scénarios immuables.

Au travail comme dans la vie privée, ces femmes surexposées au risque de violences physiques et sexuelles, payent un lourd tribut à leur autonomie. Par un effet cumulatif, la mobilité conjugale expose davantage encore les femmes aux violences conjugales : plus les femmes ont eu de partenaires, plus elles risquent de vivre avec un homme violent. Dans les familles de cadres, les conjoints ont bien des statuts professionnels équivalents, mais ils n’exercent pas les mêmes professions : les hommes violents occupent davantage des postes de responsabilité. Certains conjoints tentent de maintenir dans le huis clos conjugal la position d’autorité, sinon de pouvoir, qu’ils déploient au travail.