5. Agressivité et violence :

Il ne faut pas confondre entre agressivité et violence, tout le monde est agressif mais cela ne signifie pas que tout le monde doit être violent. Dès les premières années de sa vie, l’enfant commet des actes agressifs, soit pour se défendre soit pour subvenir à ses besoins, et ici vient le rôle des agents primaires de socialisation pour canaliser ces actes agressifs et l’orienter vers un meilleur comportement social et civilisé.

‘« Chaque être humain porte en lui le germe de la violence tel un virus endormi. La pulsion fratricide, la haine envers l’autre, sont là, prêts à se propager dès que l’environnement et le climat idéologique s’y prêtent. Personne n’est à l’abri. Aucune société.» (Houballah, 1996, p. 1). ’

Freud va plus loin dans son explication sur la violence : « Dans la mesure où la civilisation se fonde sur la répression des pulsions, la névrose permet d’en percevoir le malaise, ce que les hommes eux-mêmes permettent, de reconnaître comme finalité et dessein de leur vie, ce qu’ils exigent de la vie, ce qu’ils veulent atteindre en elle.» (Freud, 1995, p. 18). L’exigence fondamentale consiste dans le désir d’être heureux et d’éviter la souffrance, or Freud montre quels obstacles s’opposent à ce désir et entraînent plus que sa satisfaction une désillusion du sujet. En effet, Freud propose d’étudier ce que devient cette valeur universelle dès lors que l’individu est inséré dans la civilisation et comment elle influe sur les instincts fondamentaux de l’homme. C’est dans ce but qu’il faut étudier les rapports de force entre homme et discerner la réalité, de l’hostilité et de la haine.

L’agressivité désigne le comportement d’un individu qui porte atteinte à la personnalité physique ou morale d’autrui. Freud est l’un des premiers à lui avoir donné un statut spécifique, en l’articulant à la pulsion de mort. Pour autant, la psychanalyse freudienne ne considère pas l’agressivité humaine comme un fait évident, mais plutôt comme une pulsion complexe attestée par l’inconscient, et notamment par l’observation clinique de deux phénomènes : le sadisme et le masochisme. Cette observation conduit Freud à analyser le plaisir spécifique d’où procède l’agressivité qui révèle l’ambivalence fondamentale des sentiments du sujet à l’égard d’autrui.

Ainsi l’agression permet de mettre au jour le mélange d’amour et de violence, donc la dimension d’antagonisme et de conflit, généralement refoulée par l’individu, qui cernant le développement psychique de l’homme. Selon l’analyse freudienne aussi, toute pulsion comporte en elle une part d’agressivité ce qui ne signifie pas cependant que l’agressivité soit la pulsion fondamentale de l’homme. L’approche psychanalytique de l’agressivité, bien qu’elle en situe l’origine dans la pulsion de mort, n’en fait pas donc à proprement parler un instinct. L’agressivité humaine indispensable à l’origine de sa dévalorisation est devenue inutile lorsque la technique et la culture ont pu se substituer à l’instinct. Dès lors, elle est devenue pure violence destructrice, qui l’entrave, au lieu de la favoriser, l’adaptation de l’espèce humaine, aidée en cela par le développement des moyens meurtriers qui démultiplient les possibilités d’agression.

En définitive, l’observation des animaux ne permet pas de prouver l’existence, sous forme d’un instinct autonome, d’une base naturelle de l’agressivité. Leurs réactions d’agressivité ne sont ni plus ni moins que des mécanismes d’adaptation.

En est-il de même pour l’homme ? On s’aperçoit que l’homme ne se contente pas de s’adapter au milieu, il peut le transformer : « Seul parmi les êtres vivants, il peut détruire et se détruire, mais encore, conformément à l’étymologie du mot, il est capable d’attaque non provoquée, il peut même éprouver du goût pour la destruction. Autrement dit, seul l’homme est capable de véritable agressivité.»(Goustard, 1965, p. 36).

Il importe de le souligner : pour les éthologues, l’agressivité est une caractéristique proprement humaine. Mais la question demeure : cette agressivité, spécifique à l’espèce humaine, a-t-elle une base naturelle ou est-elle un produit culturel ? Dans l’état présent la biologie ne donne pas de réponse définitive à notre question ni dans un sens ni dans un autre.

Devant l’incapacité de la biologie à démontrer ce qu’il y a de naturel dans l’agressivité, faut-il affirmer que celle-ci n’est qu’un phénomène naturel ? Que l’agressivité soit un acquis culturel, c’est un fait certain : elle n’apparaît que chez l’Homme, à partir du moment où la nature se transcende en culture. Mais affirmer le caractère culturel de l’agressivité ne signifie pas que nous lui dénions son point de départ dans la nature. Il ne faudrait pas tomber, en effet, dans l’angélisme culturaliste qui, en méconnaissant les déterminations enveloppant l’Homme de toutes parts, fait de l’agressivité un simple épiphénomène culturel ni nécessaire, ni éternel; en tant qu’origine de l’Homme, la nature est constamment présente en lui, y compris dans son agressivité, dont l’émergence n’est pourtant rendue possible que par la culture.

Pour mieux montrer ce que l’agressivité doit à la fois à la nature et à la culture, nous dirons qu’elle est un instinct, en ce sens que l’instinct est une pulsion primaire de l’organisme humain soumise aux modifications sociales : « Les pulsions animales deviennent des instincts humains sous l’influence de la réalité extérieure. Leur localisation originelle dans l’organisme et leur direction fondamentale restent les mêmes, mais leurs objectifs et leurs manifestations sont soumises à des modifications.» (Marcuse, 1967, p. 23).

Dès lors, se font illusion ceux qui estiment que l’agressivité n’est qu’un mauvais penchant plus ou moins « animal », contre lequel il faut s’efforcer de lutter afin de l’éliminer. Car il semble que beaucoup aient une conception assez particulière de l’agressivité : alors que l’homme serait naturellement bon, l’agressivité serait le fruit du péché, individuel et collectif. Mieux qu’aucun autre, Freud a contribué à remettre en question cette vue simpliste des choses. Dans Malaise dans la civilisation, il certifie que l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité… L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Ce qui signifie que l’agressivité n’est pas un accident, mais une composante ontologique de l’être humain.

Pendant longtemps, Freud a conçu l’agressivité comme une pulsion exclusivement intriquée à la pulsion libidinale, par rapport à laquelle elle serait plus ou moins seconde. La libido, cet « instinct des instincts », est l’énergie vitale qui nous pousse à vivre, à agir et à jouir : « c’est le principe de plaisir ». Mais l’homme doit tenir compte d’un certain nombre de contraintes et renoncer parfois aux plaisirs. Par exemple, l’enfant veut s’approprier sa mère qui lui refuse cette appropriation, d’où les premiers désirs meurtriers; ainsi l’agressivité sera-t-elle une réponse aux frustrations imposées par le principe de réalité, cette force inhibitrice qui nous apprend à modifier plutôt nos désirs que l’ordre du monde.

Elle est à la fois tournée contre soi-même (masochisme) et contre l’autre (sadisme); mais comment concilier ce sadomasochisme avec l’amour, la tendresse avec l’angoisse ? De cette impossibilité de déduire de la libido la pulsion à nuire à l’objet d’amour, Freud conclut à l’existence d’une pulsion destructrice irréductible à la libido, encore qu’indissociable d’elle: « Comment déduirions-nous de l’Eros, dont la fonction consiste à conserver et à entretenir la vie, cette tendance sadique à nuire à l’objet ? Ne sommes-nous pas autorisés à admettre que ce sadisme n’est, à proprement parler, qu’un instinct de mort que la libido narcissique a détaché du moi et qui ne trouve à s’exercer que sur l’objet ? Il se mettrait alors au service de la fonction sexuelle, dans la phase d’organisation orale de la libido ; plus tard, la tendance sadique devient autonome et, finalement, dans la phase génitale proprement dite, alors que la procréation devient l’objectif principal de l’amour, la tendance sadique pousse l’individu à s’emparer de l’objet sexuel et à le dominer dans la mesure compatible avec l’accomplissement de l’acte sexuel.» (Freud, 1967, p. 68).

Nous voyons que Freud est amené à postuler l’existence de deux principales catégories d’instincts : les instincts de vie (Eros) et les instincts de mort (Thanatos). Dans Psychanalyse et théorie de la libido, ses analyses conduisent à ce que les instincts sexuels et les instincts de mort des êtres vivants seraient régulièrement combinés sous forme de mélanges, d’alliages. La vie consisterait en la manifestation des conflits et des interférences entre les deux genres d’instincts, la vie apporterait à l’individu la victoire des instincts de destruction par l’intermédiaire de la mort, mais elle apporterait aussi la victoire de l’Eros par l’intermédiaire de la reproduction. Cela fait l’ambivalence de l’agressivité : elle permet la vie et la conservation de l’espèce tout en menant à la mort.

L’agressivité est en même temps manifestation de la pulsion de mort et de la pulsion de vie. Ce qui n’a rien d’étonnant si l’on admet avec Freud que la logique de l’existence humaine a la rigueur de ce syllogisme : à l’origine est la mort, or la vie tend vers le rétablissement de son origine, donc le but de la vie est la mort. Cette tendance des pulsions à revenir à leur état originaire, la mort, consacre la primauté de l’instinct de mort qui se manifeste extérieurement par l’agressivité. C’est en définitive sur la pulsion de mort que repose pour Freud le caractère irréductible de l’agressivité.

L’évolution de la théorie freudienne est importante, car elle signifie que l’agressivité n’est plus seulement la conséquence de frustrations infantiles. Il ne suffit pas de combler les frustrations pour supprimer l’agressivité, qui est indéracinable. Cependant, tout en reconnaissant le bien-fondé de l’analyse freudienne, certains n’admettent pas pour autant avec lui que le principe de mort régit définitivement toute l’existence humaine. Non pas que le pessimisme de ce principe leur fasse peur comme il fait peur à nombre de psychothérapeutes qui préfèrent dès lors ignorer cette pulsion de mort si bien observée par Freud. Mais ils estiment que moins que jamais la vie n’est simple répétition, conservation de la vie. Eros fait que la vie est vie dans le dépassement, dans le renouvellement constant de soi-même et du monde, dans l’incessant cheminement de commencement en commencement. Il croit que la vie est aussi un surplus de vie, qu’elle acquiert sans cesse de nouvelles qualités, au contraire de la mort qui n’évolue pas : « Nous ne pouvons suivre Freud dans sa négation d’un principe organisateur de vie qui progresserait et se dépasserait en qualité. Eros ne peut pas ne pas avancer. Nous pouvons et devons poser une utopie, selon laquelle Eros vaincra et intégrera son ennemi Thanatos dans un état nouveau de l’être inconscient. Nous devons penser à cette utopie précisément parce que l’être vivant et conscient est issu de l’être pré-vivant et pré-conscient et l’a surmonté en l’intégrant dans une qualité nouvelle.»(in Bulletin de psychologie, 1965, p. 29).

Freud nous a fait comprendre qu’il était vain de lutter directement contre l’agressivité. Du moins pouvons-nous modifier ses objectifs et ses modalités, afin qu’elle soit plus au service de la vie que la mort. Car l’agressivité a deux objectifs. Elle mobilise notre énergie pour entretenir la vie et est alors une force qui nous pousse à agir, à vivre, à lutter pour maintenir l’équilibre entre les désirs et la réalité. Mais l’agressivité nous pousse aussi à désirer la mort, à nous abandonner à l’équilibre de mort de la matière inanimée. « Ces deux forces à la fois opposées et complices sont à l’origine de l’ambivalence affective du psychisme humain : la volonté de vivre est agression, car elle est une conquête jamais achevée. Mais il y a aussi dans les profondeurs de notre être un instinct de mort qui nous pousse à nous mortifier, à retourner notre agressivité contre nous-mêmes comme nous punir de vouloir continuer la lutte pour la vie ou nous préserver des souffrances nées de nos désirs déraisonnables.» (Chartier, 1968, p. 30).

Norbert a eu sa propre explication pour la civilisation, selon lui, l’évolution des normes et des mœurs a nécessité la progression, même si lente, de la civilisation de l’homme. Cette affaire purement acquise, est inculquée par apprentissage d’une génération à une autre. L’enfant naît purement non civilisé et c’est le rôle des tous les agents sociaux de lui transmettre tout aspect de civilisation connue.

L’étude des mœurs en elle-même apparaît parfois comme quelque chose d’assez futile et léger. Mais pour Norbert, c’est l’étude de ces aspects de la société qui permet de rendre compte du lent et progressif processus de socialisation.

Selon la supposition fondée sur des observations dispersées, existe des transformations à long terme des structures affectives et des structures de contrôle des hommes appartenant à des sociétés déterminées, lesquelles vont, à travers toute une succession de générations, dans une seule et même direction. En effet, selon Elias, la civilisation occidentale est le résultat d’un processus de domestication des pulsions.

‘« Les structures affectives de l’homme forment un tout. Il nous est loisible de donner des noms différents aux différentes manifestations pulsionnelles et à leurs fonctions, de parler de la faim, du besoin de cracher, de l’instinct sexuel et de l’agressivité… elles forment une sorte de circuit fermé dans l’homme, une entité partielle dans le tout de l’organisme dont les structures ne sont pas encore percées à jour, dont la forme, l’empreinte sociale déterminent le caractère de la société comme aussi de l’individu.» (Norbert, 2005, p. 419). ’

Notre manière de parler des pulsions ou des manifestations émotionnelles semble impliquer que nous portons en nous une grande variété de pulsions. L’agressivité constitue une espèce isolable de pulsion. Il est parfaitement légitime de parler de l’agressivité à condition de ne pas perdre de vue qu’il s’agit d’une fonction pulsionnelle déterminée qu’il faut ramener au tout de l’organisme et que ses modifications sont l’indice des modifications de sa structure d’ensemble.

Reste à examiner l’origine des structures sociales ayant déclenché ces mécanismes psychiques ainsi que la nature des contraintes extérieures qui ont provoqué la civilisation et parfois d’autres, comme dans le cas de la violence, la non civilisation des manifestations affectives et du comportement.