3. La domination masculine, une violence symbolique :

Pourquoi les hommes sont-ils les dominants ? Les femmes sont-elles vraiment dominées ? Par quel moyen peut-on expliquer cette domination et où trouve-t-elle son origine ?

‘« La domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question. Plus que jamais, il est indispensable de dissoudre les évidences et d’explorer les structures symboliques de l’inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et chez les femmes.» (Bourdieu, 1998, in La lutte féministe…, p. 24). ’

Pour tenter d’expliquer le problème de la domination masculine, il faut commencer par une évaluation historique de cette question du pouvoir des hommes sur leurs femmes, vu que ce problème est lié à l’évolution des sociétés et des femmes en même temps.

Les femmes ont longtemps été traitées comme une classe de sujets civils de deuxième ordre, des « incapables » qui devaient être tenues en laisse par un mari à qui on reconnaissait le droit de régner en maître et seigneur chez lui.

‘« L’appropriation des femmes par les hommes et leur subordination à l’autorité paternelle et maritale auront constitué l’essence même du contrat social européen et nord américain. L’Etat conférait aux hommes un pouvoir quasi illimité sur leur épouse, en abolissant de fait sa juridiction pénale lorsque des actes criminels étaient commis « en privé » par des hommes contre leur femme ou leurs enfants.» (Rinfret-Raynor, Cantin, 1994, p. 458). ’

Dans ce système, la violence conjugale était admise comme l’expression normale des relations de pouvoir entre les sexes.

‘« Les tribunaux ont de fait explicitement reconnu que les hommes avaient le droit de battre leurs femmes et des règles visant à encadrer la pratique ont même été édictées. Au Québec, les tribunaux ont interdit aux femmes jusqu’en 1982 le droit d’intenter une poursuite en dommages-intérêts pour les blessures et autres dommages subis des mains de leur mari.» (Rinfret-Raynor, Cantin, 1994, p. 458). ’

Par ailleurs, depuis la fin de la seconde guerre mondiale le paradigme de l’égalité a connu une progression continue dans les systèmes juridiques des sociétés occidentales.

‘« Au Canada et au Québec, cette évolution est passée par l’adoption en 1960 de la Déclaration canadienne des droits, en 1975 de la Charte québécoise des droits et libertés, en 1977 la loi canadienne sur les droits de la personne, en 1980 du code civil du Québec, qui réformait le droit de la famille, et, finalement par l’adoption et l’enchâssement de la charte canadienne des droits et libertés dans la loi constitutionnelle de 1982. Non seulement le paradigme de l’égalité est-il devenu hégémonique dans le discours juridique, il a aussi été adopté par un mouvement socio-politique constitué de représentants et représentantes des différents groupes … jusqu’en 1986, au Québec, o‏ù une première politique gouvernementale contre la violence conjugale a été adoptée visant à réformer la pratique à tous les paliers du système judiciaire et prônant la juridiction de la violence conjugale.» (Rinfret-Raynor, Cantin, 1994, p. 459). ’

Ce travail s’accomplit dans la plupart des pays occidentaux par le travail et la recherche sur le sujet de la violence conjugale résultant d’une domination masculine exacerbée dans l’esprit des sociétés. Même si l’analyse égalitaire n’était pas explicitement articulée dans les sept revendications féministes de l’époque, le droit des femmes à une égale protection par la loi universelle en était sans aucun doute le fondement.

La domination est une violence pratiquée par des actes, des gestes, des paroles, des possessions … Certaines études ont considéré que les hommes ont pour passion de posséder la femme et pas seulement de la dominer. « La puissance, le pouvoir permettent de posséder : choses, satisfactions sociales, serviteurs, employés, femmes enfin. C’est ainsi qu’à un homme qui déclarait ni boire ni fumer, j’entendis un autre demander, grognard : Et les femmes, non plus ? Pour lui, comme pour beaucoup d’hommes, la femme était avant tout un objet de consommation masculine, la femme accessoire masculin.» (Falconnet, Lefaucheur, p. 53).

La question de la domination masculine est liée étroitement aux rapports de force inégaux entre homme et femme ainsi qu’à un statut de dépendance et de soumission attribué aux femmes.

La domination peut être symbolique et calme, parfois la simple présence de l’homme accable la femme et la met en position d’être comme dominée. «Un homme mature et sage ne se fâche que dans des circonstances très graves. Sa colère fera comprendre aux personnes autour de lui qu’il faut agir, cela leur causera une grande émotion. Si une telle personne n’ose pas se fâcher quand elle est en présence d’une personne mature et sage. Son cri reste bloqué dans sa gorge. Elle est instinctivement dominée par cette personne.» (in Brasseur, Dis-moi qui t’as engueulé, 2003).

Les études féministes ont toujours affirmé que la violence s’inscrit dans des rapports de dominations de l’homme sur la femme; elle ne représenterait donc pas purement et simplement une décharge d’agressivité ou une perte de contrôle de l’homme, mais bien un moyen de contrôler et de dominer la femme. Inspirée de ses études, nous pouvons assimiler le pouvoir dans la famille et saisir ses manifestations ou plus exactement les traces de pouvoir, là où on ne les recherche pas habituellement.

Sous le concept de dominance, les stratégies de l’homme visant ou ayant pour conséquence de placer la femme en situation d’infériorité sont multiples, ils commencent par le pouvoir de l’homme dans le couple, passent par l’emprise du mari sur la sphère de la femme, et se terminent par la dévalorisation de la femme. Un indice de dominance a été créé, synthétisant ces trois dimensions. Le lien existant entre dominance et violence est patent. On peut donc conclure que la violence ne se produit pas au hasard, mais s’inscrit bien dans des contextes familiaux caractérisés par la dominance de l’homme.

La domination est souvent incorporée, définie socialement, elle est inscrite dans les routines de la division du travail ou des rituels collectifs ou privés, en attribuant aux hommes les tâches les plus importantes et en positionnant les femmes dans les places inférieures.

Du fait même que tout l’ordre social oppose hommes et femmes, la question de la division entre ces deux sexes conduit à classer toutes choses sous ce thème et le problème est qu’elle s’avère progressive et contingente à toute recherche sur la violence. C’est ce qu’il le certifie Bourdieu quand il dit que les divisions constitutives de l’ordre social et, plus précisément, les rapports sociaux de domination et d’exploitation qui sont institués entre les genres s’inscrivent ainsi progressivement dans deux classes d’habitus différentes, sous la forme d’hexis corporelles opposées et complémentaires et de principes de visions et de division qui conduisent à classer toutes les choses du monde et toutes les pratiques selon des distinctions réductibles à l’opposition entre le masculin et le féminin.

Dans ce cadre, la vision féminine sera accablée par cette perception, voire dominée, dans le sens qu’elle sera convaincue par la domination masculine, la structure impose ses contraintes aux deux termes de la relation de domination, donc aux dominants eux-mêmes, qui peuvent en bénéficier tout en étant, selon le mot de Marx, « dominés par leur domination ». Et cela parce que, comme le montrent déjà suffisamment tous les jeux associés à l’opposition du grand et du petit, les dominants ne peuvent manquer de s’appliquer à eux-mêmes, c’est-à-dire à leur corps et à tout ce qu’ils sont et ce qu’ils font, les schèmes de l’inconscient qui, dans leur cas, engendrent de formidables exigences comme le reconnaissent les femmes dans plusieurs actes et attitudes prises par elles-mêmes.

La domination masculine gagne de plus en plus des avantages à travers ces dispositions prises et ancrées dans les esprits des femmes. « La domination masculine trouve un de ses meilleurs soutiens dans la méconnaissance que favorise l’application au dominant de catégories de pensée engendrées dans la relation même de domination et qui peut conduire à cette forme limite de l’amor fati qui est l’amour du dominant et de sa domination, libido dominantis (désir du dominant) qui implique le renoncement à exercer en première personne la libido dominandi (désir de dominer).» (Bourdieu, 1998, p. 87).

Il fallait toute l’acuité de tous les chercheurs qui ont attaqué ce sujet pour pousser l’analyse jusqu’aux effets les mieux cachés d’une forme de domination qui est inscrite à la fois en jeux et principes de son efficacité puisqu’on les observe chaque jour dans les pratiques rituelles, accomplies publiquement et collectivement et intégrées dans le système symbolique d’une société de part en part organisée selon le principe du primat de la masculinité. Comment expliquer la vision androcentrique sans atténuation ni concessions d’un monde où les disparitions ultra-masculines trouvent les conditions les plus favorables à leur actualisation dans les structures sociales ordonnées selon l’opposition entre féminin et masculin ? Comment prendre acte de cette apparente pérennité, qui contribue d’ailleurs pour beaucoup à conférer à une construction historique les allures d’une essence naturelle, sans s’exposer à la ratifier en l’inscrivant dans l’éternité d’une nature ?