2. Attitudes et caractéristiques propres aux violences conjugales :

Les violences conjugales ont plusieurs caractéristiques, elles s’exercent dans le cadre privé de la famille, sous forme psychique ou physique, ou les deux : humiliations répétées, insultes, privations économiques diverses, violences d’attitude (ne pas lui parler, ne jamais lui répondre), harcèlement moral, violences sexuelles, se répètent dans un mélange de provocation, d’agressivité, d’amour fusionnel et de haine, se reproduisent de façon cyclique et, comme toute violence intra familiale, finissent par constituer un lien d’asservissement pulsionnel : les coups et les insultes remplacent les mots et créent un lien qui vaut mieux que rien dans une relation pervertie de type sado-masochiste. Nous retrouvons fréquemment ce type de relation entre les enfants battus et leurs parents maltraitants.

C’est souvent, dans un premier temps au moins, une violence méconnue et par l’un et par l’autre, mais surtout par la victime qui a du mal à qualifier de « «violence » ce qu’elle subit. Pour certaines, comme pour beaucoup d’enfants, il faut tout un temps pour qu’elle soit reconnue comme telle et qualifiée « d’anormale ».

La violence conjugale est non seulement une transgression de la loi légale, mais aussi une transgression de la loi symbolique, une menace pour toute une relation de couple « le lien complexe d’aliénation qui les attache est difficile à dénouer car les deux ont eu besoin l’un de l’autre et ont fondé leur couple sur un « contrat d’étayage narcissique » (Kaës) qui le plus souvent a commencé à se fissurer au moment de la naissance des enfants. Leur arrivée en effet modifie toujours en profondeur une famille et interroge ce qui unit et désunit les parents parce qu’ils surgissent en tiers dans leur relation. Certains hommes se trouvent en difficulté parce qu’ils ont du mal à assumer leur paternité ou parce qu’ils se trouvent exclus par l’accaparement des enfants par leur femme ou l’inverse, au point d’en éprouver une véritable jalousie.

Il faut tout un travail intérieur pour sortir de la méconnaissance de la violence subie ou du moins banalisée. Pendant longtemps, la femme peut dénier cette violence, la qualifiant seulement d’énervement ou de coup de colère, ou encore la minimisant en disant :

« Ce n’est pas si grave ». Car reconnaître qu’elle s’est trompée en se liant à cet homme n’est pas facile, malgré des signes avant-coureurs qui ne sont généralement reconnus que dans l’après-coup de la prise de conscience. «Avant, elle espère toujours qu’il changera de lui-même avec le temps (il finira par s’assagir) ou qu’elle arrivera à le changer (mythe de la femme salvatrice de son homme).»(Durif-Varembont, in Violences conjugales: les enjeux psychiques…).

La culpabilité d’y être pour quelque chose, de ne pas « être assez bonne », renforcée par les paroles de son mari qui lui dit que c’est de sa faute, et la culpabilité d’avoir parfois aussi réagi de façon violente, empêchent de rompre le cycle de la violence, tout comme la honte de subir une humiliation sans pouvoir réagir adéquatement, ou la pression des menaces ou du chantage. Certaines en viennent à croire que ce sont elles qui ont cherché le conflit et provoqué la violence. Cette inversion de la responsabilité de la violence de l’auteur sur la victime se retrouve dans toutes les violences relationnelles, même en dehors de la famille.

Quelques-unes supportent la violence au prix d’un clivage intérieur, mécanisme de défense classique chez les victimes, qui leur permet de protéger leur intégrité psychique : il y a celle qui subit et finit par ne plus rien ressentir et celle qui observe cette violence en spectatrice de l’autre partie d’elle-même. Pour beaucoup de femmes, la phase de « lune de miel » en leur redonnant l’espoir d’un changement, repousse la perspective d’une rupture, d’autant plus qu’elle lui redonne statut de sujet respecté voire de femme aimée.

D’autres n’osent pas partir parce que leur mari apporte le confort et les ressources économiques, surtout vis-à-vis des enfants. Cette dépendance financière peut se doubler d’une dépendance sociale dans le cas de femmes qui n’ont jamais travaillé, ne savent pas se débrouiller toutes seules ou sont prises sous le poids d’une tradition de « réputation » à sauvegarder à tout prix. Pour protéger leurs enfants, certaines femmes préfèrent subir « prenant sur elles » et nous pouvons nous demander ce que cette position sacrificielle répète de leur propre histoire, par exemple, l’identification à sa propre mère qui a toujours subie ou la nécessité de maintenir l’image d’un femme-mère parfaite et d’un couple qui s’entend bien.

Enfin, le sentiment amoureux semble empêcher toute remise en cause d’un lien dont nous pouvons interroger la nature: ce lien en effet apparaît très souvent comme le résultat d’une fascination pour cet homme, parce qu’il a été le premier un peu attentif à elle dans une période de fragilité psychologique, ou parce qu’il lui a permis de quitter le guêpier de sa propre famille. Qu’est-ce que chacun aime en l’autre ? Il s’en est suivi l’établissement d’une relation fusionnelle où la femme et l’homme ont reproduit à leur insu un schéma familial par la mise en commun de leurs manques. Ce n’est pas par hasard si telle femme a choisi un homme violent qui va se révéler dans l’après-coup sur le même modèle que son père ou si tel homme ne supporte pas que sa femme ne soit pas comme sa mère. Ces constatations ne constituent pas une excuse à la violence conjugale mais elles permettent de comprendre les mécanismes en jeu. En prendre conscience tout en reconnaissant son erreur est la seule manière de ne pas recommencer avec quelqu’un d’autre.

‘«La violence traduit toujours pour leurs auteurs, des défaillances identitaires et des carences narcissiques importantes. Le mari ou le compagnon violent ne sont pas sûrs d’être des hommes, aussi ont-ils besoin de se réassurer, de se sentir le plus fort en humiliant et en rabaissant leur partenaire. Ce sont souvent des hommes, qui en tant que fils, sont restés sous la coupe de leur mère, avec un père absent ou falot. Devenus adultes, ils construisent leur rapport à la femme sous le mode la mère idéalisée. Nous pouvons nous demander du coup s’ils ne sacrifient pas leur femme pour garder cette image maternelle qui est si nécessaire au petit enfant qu’ils sont encore dans leur immaturité affective.»(Durif-Varembont, in Violences conjugales: les enjeux psychiques…).’

La violence apparaît comme une forme d’exutoire et de décharge des tensions qui prend pour objet la femme qui est là, sous la main (parfois ce sont les enfants, ou les deux). Elle est souvent entretenue, voire augmentée, quand la femme ne réagit qu’en se repliant sur elle-même. Dans sa logique, l’homme l’interprète comme une sorte de consentement à la poursuite de la violence et passe ainsi de la violence des mots à la violence des coups.

Libérés des tensions une fois les coups partis, beaucoup d’hommes s’arrêtent, prenant conscience qu’ils pourraient perdre leur partenaire à cause de leur violence. En fait, ils pourraient perdre leur statut de dominant, ce lien de pouvoir qui leur est si nécessaire et qui pourrait s’interrompre avec la disparition de leur objet dominé.

Nous percevons bien ici le côté fusionnel d’une telle relation où l’un ne peut pas vivre sans l’autre, à condition qu’il soit tout…ou rien. La violence s’y alimente de la jalousie et de la colère que l’autre ne soit pas conforme à l’image de moi, au Moi idéalisé. C’est ainsi que l’enfant roi peut devenir tyran ou victime, et que la persistance de la mère idéalisée, dévorante et victimaire peut conduire un fils adulte à battre sa femme.