3. La violence conjugale dans son approche pluridisciplinaire :

L’approche pluridisciplinaire de la violence conjugale s’avère nécessaire, les violences, familiales ou non, constituent un champ typique où la complexité des différentes dimensions en jeu (psychologique, sociale, culturelle, économique) nécessite de ne pas les aborder que d’un seul point de vue. Du côté des victimes comme du coté des auteurs, l’intervention du tiers social, sous la forme du juridique dans les cas les plus graves, est indispensable pour arrêter le cycle de la violence en protégeant les sujets vulnérables, mais aussi pour tenir une parole rétablissant une certaine vérité des faits tout en distinguant qui est l’auteur et qui est la victime. C’est ainsi que la qualification juridique fonctionne comme une adresse au sujet pour lui signifier la valeur de sa transgression pour laquelle il devra éventuellement payer. La procédure peut aussi déclencher la prise de conscience que quelque chose se répète et une interrogation sur les origines de cette violence qui monte en lui dans certaines circonstances.

Pour les victimes, les effets de la violence, éventuellement traumatiques, ne peuvent souvent être traités psychologiquement qu’à la condition qu’un accompagnement sociojudiciaire soit mené en parallèle. Ainsi, la culpabilité d’y être pour quelque chose, en résonance à sa propre histoire, ne peut être mis au travail en ce cas que si, dans le champ de la réalité sociale, quelqu’un qui a un poids de parole reconnue l’en exonère officiellement. La culpabilité persistante pourra alors être entendue comme une vérité du sujet et non comme une vérité sociale ou judiciaire.

Les phénomènes de violence sont toujours plus complexes qu’il n’y paraît. Ce serait à notre tour faire violence à ces sujets que de ne pas prendre en compte non seulement la réalité de leurs conditions de vie mais aussi leurs souffrances cachées, les contradictions qui les habitent, la complexité des liens qui les unissent, en les réduisant à notre seul champ d’intervention.

La prise en compte de la dimension interculturelle est devenue cruciale dans le traitement du sujet des violences conjugales. Comment expliquer l’acte de violence sans se référer, de façon directe ou indirecte, aux bases culturelles des deux partenaires et sur lesquelles ils ont mené à terme leur développement psychique ?

Ceci acquis, le problème se pose de définir quelle est la manière la plus adéquate de prendre en charge ce fond de culture dont personne ne saurait remettre en cause l’importance. Là, les positions théoriques divergent, qui vont de la contingence à la stricte détermination. Soit le psychologue considère la culture du sujet comme le simple environnement qui le contextualise soit-il en fait le pivot central de la compréhension du cas. Entre ces deux extrêmes, il est permis d’avoir quelque doute et de revenir à un questionnement pragmatique, seul en mesure de fonder l’efficience psychothérapeutique.

Vinsonneau dans son ouvrage intitulé L’identité culturelle permet d’avoir une vision dynamique et dialectique des phénomènes liés à la construction identitaire, laquelle se fait toujours sur le fond des cultures et s’éprouve lors de contacts interculturels, car toute culture est récit, construction et transmission de systèmes sémiotiques permettant à chacun de pouvoir se repérer dans la trame socio-politique, et de communiquer avec l’Autre. «Il importe d’insister sur la dynamique et sur les stratégies oeuvrant tant dans le mécanisme conceptuel de la culture que lors des processus d’identification.» (Camilleri, Vinsonneau, 1987).

Selon Vinsonneau, nous pouvons distinguer trois catégories de liens, qui esquissent une dynamique de la culture : la culture serait d’abord un substrat, communiqué à chacun des membres nouveaux d’une société par les anciens. Ainsi, «Les processus primaires de l’enculturation et de la sociabilisation seraient garants de l’acquisition d’une identité patrimoniale. Celle-ci serait à son tour garante du maintien de la culture et de son intégrale transmission aux générations à venir.» (Camilleri, Vinsonneau, 1987). La culture est ici considérée comme un « leg » qui permet de constituer au fur et à mesure un foyer de ressources pour les différents acteurs sociaux partageant ladite culture. Ainsi, «La culture oriente l’inscription de l’individu dans le tissu social.» (Camilleri, Vinsonneau, 1987). La culture serait ainsi une clé herméneutique permettant à chacun des membres la partageant d’interpréter les différents signes, comportements, bref de s’orienter au sein d’une société. C’est pourquoi, lorsqu’il y a rencontre de l’autre, lorsque les référents culturels sont brouillés on préférera parler non plus d’acculturation, mais plutôt d’une « perspective dynamique de l’interculturation » (Vinsonneau, 2002, p. 15), où le contact serait analysé en tant qu’instant, moment où les différences culturelles seraient saillantes, et constitueraient de facto un risque quant aux constructions identitaires des acteurs en présence.

C’est dans cette aperception dialectique de l’identité qui est ici au cœur de la démarche de Vinsonneau, aperception rompant avec une considération monolithique de la culture, de l’identité et des relations interpersonnelles au sein d’une communauté. Ces frictions lors des contacts sont d’autant plus aigues qu’elles touchent aux représentations les plus ancrées culturellement.

En effet, de même que les individus au sein d’une société produisent et entretiennent des représentations stéréotypiques de l’Autre, des représentations sociales, de même trouve-t-on les mêmes phénomènes à l’œuvre lors de contacts interculturels : les représentations culturelles. Aussi peut-on alors comprendre l’extrapolation et la pertinence du concept de stratégies identitaires dans un contexte interculturel, dans la mesure où les différentes identités sont alors inquiétées par la seule présence de l’Autre et de ses valeurs. Toute stratégie apparaît comme une élaboration où l’on va faire le choix d’aspects contre d’autres. Des tensions se matérialisent et se concrétisent particulièrement par rapport à certains éléments déterminant lors de la genèse identitaire tels que le corps, le territoire voire la religion, les valeurs eschatologiques… qui deviennent alors des ressources culturelles et symboliques permettant la cristallisation identitaire tant collective qu’individuelle : la culture informe donc l’homme.

Avec Vinsonneau, l’individu apparaît comme une combinatoire d’interdépendances multiples, d’arbitrages cognitifs et d’ajustements interactifs. On croit pouvoir extrapoler en disant que la culture relève en grande partie de processus inconscients tandis que l’identité, elle, renvoie à une norme d’appartenance, nécessairement consciente, car fondée sur des oppositions symboliques.

‘«Tout se passe comme si chacun ne prenait réellement en compte la spécificité d’autrui que dans la mesure où le soi n’est pas défini par rapport à cet autrui, et qu’en conséquence sa spécificité n’est pas menacée.» (Vinsonneau, 1999, p. 57). ’

Après cette approche de Vinsonneau, nous tentons bien de situer cette approche interculturelle selon notre objectif, la situation des familles migrantes dans les pays d’accueil notamment en France et au Canada. Il s’agit d’étudier les problèmes dont confrontent les migrants dans leurs nouvelles sociétés. On perçoit bien comment la migration appelle à se débattre contre des identités prescrites, souvent négatives, pourquoi aussi les hommes immigrés perdent leurs anciennes prérogatives des sociétés patriarcales. Une approche plus systémique aurait pu souligner les réponses de la société d’accueil au choix d’une stratégie identitaire qui vient remettre en question la relation entre la société d’accueil et le migrant. Une approche qui analyserait le rapport entre dominants et dominés sans que le dominé ne se réduise mécaniquement a priori à la conservation culturelle et à l’assimilation, sans que l’épreuve de la migration ne soit d’abord celle de la souffrance et d’un système identitaire mis à mal.

‘«Au sein des sociétés contemporaines, pluriculturelles et pluriethniques, le traitement de la différence est une pratique quotidienne et incontournable.» (Vinsonneau, 1999, p. 197). La différence est le moteur permettant à chaque acteur social de pouvoir catégoriser chacun des acteurs, lui-même ainsi que les autres : «La catégorisation est une activité structurante : elle aboutit à simplifier le réel, à le rendre plus compréhensible et mieux contrôlable.» (Vinsonneau, 1999, p. 199).’

Voilà pourquoi généralement, les structures culturelles endogènes aux groupes s’inscrivent dans les logiques de valorisation alors que celles qui sont exogènes seront plutôt inscrites dans les logiques de péjoration.

Le lieu où s’articulent les caractéristiques individuelles et les influences culturelles est le groupe familial. C’est au sein de la famille que s’élabore la délicate alchimie de la construction de soi. Mais peut-être a-t-on pendant trop longtemps mis l’accent sur la seule famille nucléaire en oubliant l’inscription de son contexte culturel.

‘«La structuration psychique individuelle se réalise par la triangulation oedipienne. La différenciation des pôles parentaux est la condition de l’autonomisation du sujet. Seulement les identifications et les relations d’objet ne sauraient être indépendantes de la part inconsciente générationnelle contenue dans les imagos parentales. La figure du père, comme la figure de la mère, est traversée par les dépôts successifs de la généalogie. Les travaux récents sur le transgénérationnel mettent tout particulièrement en évidence l’influence des ascendants familiaux. On trouve dans la revue le divan familial une approche spécifique des données fondamentales de la généalogie. Les articles qui y trouvaient place mettent l’accent aussi bien sur la place inconsciente des ascendants respectifs de chaque lignée que sur la technique de prise en charge de ces données dans le contexte des thérapies familiales psychanalytiques. Dans, ces conditions, il est aisé de comprendre la place prépondérante que tient, dans le fonctionnement psychique, la question des racines familiales.» (Lahlou, 2002, p. 71, 72). ’

Le contexte relationnel se complique pour l’individu confronté, pour construire son identité, à des choix et à des renoncements. L’intégrité psychique est à ce prix, qui est l’accomplissement de la construction identitaire des identifications diverses qui ont jalonné son histoire personnelle, à réaliser la synthèse interne indispensable au fonctionnement suffisamment bon de son psychique.

L’enveloppe identitaire que constitue le soi est suffisamment contenant et suffisamment structurant des différents constituants internes que la personne peut prétendre à son unification interne. Etre une personne unie et qui s’adapte aux réalités du monde selon les angles propres d’une singularité assumée sur le plan interne et reconnue sur le plan externe. Avoir une intégrité psychique, c’est pouvoir assumer l’intégralité des parts de soi, aussi bien les parts évidentes que les parts obscures, aussi bien les parts positives que les parts négatives. Les failles, les ruptures ou les carences de l’intégrité psychique sont sources de dysfonctionnements plus ou moins graves dans la mise en œuvre de l’appropriation subjective.

‘«Les différences de sensibilité dans la conception des rapports familiaux (hommes/femmes, parents/enfants) et les divergences de vue en ce qui concerne le rapport au sacré sont des fractures symboliques importantes. Elles séparent la plupart des autochtones, porteurs d’une idéologie individualiste, de certains groupes issus de l’immigration musulmane, s’inscrivant quant à eux, dans une culture communautaire collective.» (Camilleri, Vinsonneau, 1996). ’

Ce sont les sujets les plus différents de la norme individualiste et de la culture occidentale qui disent souffrir le plus de la discrimination, jusqu’à privilégier des alternatives relationnelles telle que le repli communautaire. Il est donc plausible qu’existe une relation entre d’une part, les discriminations et d’autre part, le renforcement réactif de l’identité communautaire et religieuse parmi les minorités issues de l’immigration.

Toute expérience de violence porte en soi son contexte socioculturel, on comprend donc comment se construit une nouvelle identité qui n’est ni perte des origines, ni refus des appropriations nouvelles. Parce qu’elle est une de ses préoccupations majeures, c’est la mémoire familiale que l’individu s’adresse pour ne rien laisser perdre d’un passé où se construisent ses propres compréhensions du monde. Il suffit de parcourir les traces laissées par les récits pour redonner un sens aux désirs, aux fantasmes et aux souffrances qui revisitent les pensées des Hommes.

Les résultats des enquêtes nationales européennes ont rarement mis l’accent sur les disparités entre groupes ethniques, communautés culturelles ou religieuses, d’autant plus que, dans la plupart des cas, des divergences interculturelles recouvrent des inégalités sociales et des politique discriminatoires envers des populations minoritaires. Inégalités structurelles résultant en grande partie du contexte géopolitique des migrations internationales, contexte lié historiquement à la conquête de nouveaux territoires qui a dessiné la carte du monde. En réalité, les situations sont très variables selon le degré d’homogénéité sociale et culturelle de la population.