7. Femmes violentées : femmes soumises et maltraitées :

On a assisté, au cours de ce siècle, à des bouleversements importants dans les rapports hommes/femmes, mais les stéréotypes perdurent. Encore maintenant, alors que la parité s’installe progressivement dans des différentes sociétés, spécialement celles traditionnelles on continue à percevoir les hommes comme actifs et dominants et les femmes comme passives et soumises. Les mères contribuent à entretenir ces stéréotypes en élevant leurs garçons pour qu’ils soient forts, courageux, pour qu’ils ne pleurent pas, laissent de côté leur sensibilité et leurs émotions, tandis qu’elles apprennent aux filles à être douces, gentilles, compréhensives, centrées sur les besoins des autres. Les stéréotypes de la masculinité et de la féminité sont ancrées socialement, au masculin, on accordait la force, le courage, la volonté d’agir ; le féminin impliquait la douceur, la patience et l’instinct maternel, ce qui entraînera la situation suivante: le mari doit protection à son épouse qui, en contrepartie, lui promet obéissance.

La domination des hommes sur les femmes est repérable au niveau social où persistent des inégalités ou de la discrimination, ainsi que sur le plan des valeurs où tout ce qui relève du féminin est systématiquement dévalorisé. La violence faite aux femmes se traduit de façon différente selon le contexte, mais, au fond, il s’agit du même phénomène.

Comme historiquement, l’homme a toujours été considéré comme le seul détenteur du pouvoir et que la femme a toujours été exclue, cela a conditionné leur mode de pensée. Cette représentation sociale maintient les stéréotypes malgré l’évolution des mœurs. Les femmes ont ainsi appris à jouer le rôle qui leur a été assigné, même si ce rôle était dévalorisant. On retrouve ce que Bourdieu a appelé la violence symbolique: «Il prend sur lui-même, sans le savoir, le point de vue du dominant, adoptant en quelque sorte, pour s’évaluer, la logique du préjugé défavorable.»(Bourdieu, 1998, p. 87).

Le discours féministe sur les rapports sociaux de genre peut paraître dépassé car, depuis une cinquantaine d’années, les femmes ont acquis plus de pouvoir dans la société, mais ces rôles sexués demeurent pourtant inchangés dans leurs fondements, que ce soit dans le monde du travail ou au niveau familial. On fait porter toujours aux femmes la responsabilité de la réussite du couple et, leur droit au plaisir étant désormais admis, on leur demande aussi d’être libérées sexuellement, séduisantes, séductrices.

Si les femmes acceptent de subir de tels comportements, c’est parce que les agressions physiques n’arrivent pas brusquement, mais sont introduites par des microviolences, une série de paroles de disqualification, de petites attaques verbales ou non verbales qui se transforment en harcèlement moral, diminuent leur résistance et les empêchent de réagir. La domination et la jalousie sont d’abord acceptées comme preuve d’amour.

Petit à petit, elles vont perdre tout esprit critique et vont s’habituer. Progressivement aussi, le compagnon passera de certains gestes ou certaines attitudes pas franchement hostiles à une violence identifiable, et la femme qui subit va continuer à considérer tout cela comme normal. Au fur et à mesure qu’augmentent la sévérité et la fréquence de la violence psychologique puis physique, la femme perd confiance en elle. Elle est déstabilisée, angoissée, isolée, confuse, et devient de moins en moins capable de prendre une décision. On pourrait dire que la violence n’existe pas tant qu’elle n’est pas nommée, et beaucoup de femmes violentées ne savent pas qu’elles le sont.

Pour que des coups et, à plus forte raison, des propos soient qualifiés de violents, il faut qu’ils paraissent intentionnels. La plupart du temps, les femmes ne mesurent la violence qu’en fonction de la douleur ressentie et de l’intentionnalité. C’est ainsi que, même si elle est blessée, une femme ne considérera pas une bousculade ayant entraîné sa chute comme étant de la violence, car le partenaire ne l’aura pas fait exprès.

Hirigoyen, dans son livre Femmes sous emprise (2005) a traité cette question d’emprise en certifiant que, la phase de séduction donne l’illusion d’un échange affectif. L’autre est accroché par ce qui rassemble à un amour idyllique. Les femmes parlent souvent d’un amour idéal, d’un prince charmant. On retrouvera cet amour intense lors de la phase de lune de miel de la violence cyclique. Cette séduction vise les instincts protecteurs de la femme ; l’homme se présente comme une victime d’une enfance malheureuse ou bien d’un divorce malheureux. Il ne s’agit pas d’une séduction amoureuse, réciproque, mais d’une séduction narcissique destinée à fasciner l’autre et, en même temps, à le paralyser.

Cette phase de séduction est en même temps une phase de préparation psychologique à la soumission. La femme est déstabilisée et perd progressivement confiance en elle. Même si sa liberté s’érode petit à petit, elle continue à croire qu’elle est libre et que l’homme ne lui impose rien. Pourtant, par des microviolences ou de l’intimidation, elle est progressivement privée de tout libre arbitre et de tout regard critique sur sa situation. Elle est dans le flou et l’incertitude, réduite à la soumission, empêchée de discuter ou de résister, et elle finit par considérer comme normale la façon dont elle est traitée.

La relation d’emprise bloque la femme et l’empêche d’évoluer et de comprendre. L’homme violent neutralise le désir de sa compagne, réduit ou annule son altérité pour la transformer en objet. Il s’attaque à sa pensée, induit le doute sur ce qu’elle dit ou ressent et, en même temps, fait en sorte que l’entourage cautionne cette disqualification.

L’emprise empêche la femme de se révolter contre l’abus qu’elle subit, la rend obéissante et l’incite à protéger son agresseur et à l’absoudre de toute violence.

Par ce processus, l’homme ne cherche pas, au départ, à détruire sa compagne, mais à la soumettre petit à petit et à la garder à sa disposition. Il s’agit de la dominer et de la contrôler, afin qu’elle ne soit qu’un objet et qu’elle reste à sa place d’objet. La destruction ne viendra qu’après, par des stratégies douces comme la persuasion, la séduction et la manipulation, et par des stratégies plus directes de domination, comme la coercition.

L’emprise sur les femmes s’exerce selon des étapes, la première est celle d’effraction qui consiste à pénétrer dans le territoire psychique de l’autre, à brouiller ses limites. L’effraction peut aussi se traduire par une agression physique, c’est comme s’il n’y avait plus de frontière entre l’homme violent et sa compagne. A l’étape suivante, on capte l’attention et on gagne la confiance de la personne, afin de la priver de son libre arbitre, sans qu’elle en ait conscience, cela se traduit par des regards ou des attitudes qui annoncent les passages à l’acte violent. Enfin, une phase de programmation qui permet de maintenir cette influence néfaste sur l’autre, même quand on n’est pas présent, la personne sous emprise obéit à l’injonction, sans pour cela intégrer totalement l’information, il s’agit de la conditionner, pour avoir la mainmise sur elle à tout moment.

La personne est ainsi programmée, il suffit ensuite d’activer chez elle tel ou tel comportement, pour qu’elle agisse comme on l’entend. C’est ainsi qu’en réactivant chez la partenaire des images d’isolement, de solitude, on ravive chez elle des peurs ancestrales.

Le conditionnement des victimes dans une relation de couple se fait par plusieurs techniques, comme les techniques comportementales qui consistent à isoler la personne de sa famille, de ses amis, de son travail, contrôler l’affirmation qu’elle reçoit, la mettre dans un état de dépendance économique et enfin la fragiliser physiquement et psychologiquement. Les techniques de type émotionnel, qui correspondent à la manipulation verbale et au chantage, les hommes réussissent à influencer leur femme en mettant en avant soit leurs sentiments d’amour, soit leur besoin de conformité sociale, soit encore leur pouvoir. Le plus souvent, ils assoient leur autorité en provoquant la peur ou l’anxiété, par une attitude hostile, par des gestes d’intimidation ou par des représailles. Les menaces et les châtiments poussent la victime à s’interroger sur son éventuelle culpabilité, et, en alternant clémence et sévérité, l’agresseur place la victime dans l’incertitude et la confusion.

L’emprise peut aussi produire des modifications de la conscience, une sorte d’état hypnotique imposé. L’influence que l’agresseur exerce sur son partenaire diminue sa capacité critique et fait entrer ce dernier dans une sorte de transe, qui modifie ses perceptions, ses sensations et sa conscience. La dissociation est un processus inconscient par lequel certaines pensées sont séparées du reste de la personnalité et fonctionnent indépendamment. La victime devient alors observateur extérieur de l’agression qu’elle subit. C’est un moyen efficace de survie, pour ne pas perdre la raison, une stratégie passive lorsqu’on a le sentiment qu’il n’y a aucune issue possible. Face à un évènement traumatique inimaginable, le psychisme n’a d’autre recours que de le déformer ou l’occulter. La dissociation opère une séparation entre le supportable et l’insupportable qui est effacé. Elle filtre l’expérience vécue, créant ainsi un soulagement et une protection partielle contre la peur, la douleur ou l’impuissance.

Les processus dissociatifs peuvent amener la personne à oublier le traumatisme ou, plus exactement, à oublier de se souvenir des évènements personnels stressants ou bien même de son passé tout entier. Habituellement, quand l’affectif s’en mêle, la mémorisation en est facilitée, mais dans le cas d’un traumatisme, les affects pénibles sont mal digérés par la mémoire, ils ne se fixent pas. Dans la réalité, il se produit souvent le contraire, comme on peut le voir dans le stress post-traumatique ; les personnes oublient ce qu’elles voudraient garder en mémoire et retiennent ce qu’elles voudraient oublier. Elles sont envahies par des souvenirs répétitifs de l’agression, y pensent à tout moment, en rêvant la nuit, et tous leurs efforts pour penser à autre chose sont vains.

Les états dissociatifs peuvent également induire un état de dépersonnalisation avec anesthésie sensitive et un manque de réaction affective, ou bien encore un sentiment de perte de contrôle de ses actes.

Le phénomène de dissociation vient renforcer l’emprise et constituera une difficulté supplémentaire dont il faudra tenir compte dans la thérapie.

Par des techniques cognitives, on peut aussi diminuer les facultés cognitives d’une personne, afin de la mettre dans la confusion. Cela se fait essentiellement par le contrôle du langage et de la communication. Certaines distorsions dans la communication peuvent être utilisées pour placer une personne dans une position de vulnérabilité et d’impuissance. Il suffit d’engendrer le doute, la confusion, d’ébranler les références intérieures de la personne et son narcissisme. En multipliant les messages contradictoires, on peut paralyser l’autre, le laisser dans l’incapacité de penser, d’agir, de s’opposer. Ces messages paradoxaux entraînent chez les victimes un épuisement physiologique et un renoncement à comprendre. Il se produit chez elles un effondrement de leur capacité critique et un fonctionnement automatique.

Ce fonctionnement particulier, qui peut donner l’illusion de la communication, n’est pas là pour relier, mais au contraire pour éloigner et empêcher l’échange. La victime ne doit pas comprendre ce qui lui arrive. Les procédés en sont très récurrents :

Refuser la communication directe : la communication se réduit à des sous-entendus, des remarques apparemment anodines mais déstabilisantes ; aucune réponse n’est donnée aux questions posées.

Déformer le langage : le message est délibérément flou el imprécis. Il vise à désorienter l’autre, tout en le culpabilisant. La tonalité implique des reproches non exprimés, des menaces voilées.

Mentir : ce peut être répondre à côté ou de façon indirecte, ou bien, par un assemblage de sous-entendus, créer un malentendu pour se déresponsabiliser et mettre en cause l’autre.

Manier le sarcasme, la dérision, le mépris pour créer une atmosphère désagréable et faire tomber la méfiance. Afficher un cynisme destiné à enfoncer l’autre à petites touches sans que l’hostilité soit trop flagrante.

Déstabiliser l’autre par des messages paradoxaux : il s’agit de semer le doute sur des faits plus ou moins anodins de la vie quotidienne, de contrôler ses sentiments et ses comportements, et même de faire en sorte qu’il finisse par approuver et se disqualifier lui-même.

Disqualifier : c’est retirer à quelqu’un toute qualité, lui dire et lui répéter qu’il ne vaut rien, jusqu’à l’amener à le penser.

Au fond, il s’agit de faire passer des sentiments hostiles, sans que rien ne soit jamais exprimé, afin d’empêcher l’échange.