8. La violence comme réalité, question d’adaptation ? :

Si les femmes supportent autant de maltraitance, c’est qu’elles sont mises sous emprise et conditionnées. Le conditionnement est social, nous en avons déjà parlé, mais aussi relationnel, comme une sorte de dressage.

Lorsqu’elles sont piégées dans une situation sans issue, et, surtout, subissent des agressions de façon imprévisible, les femmes deviennent passives, elles ont l’impression que tous leurs efforts sont vains. Elles n’arrivent pas à imaginer comment elles pourraient changer les choses et ne se sentent pas capables de le faire.

L’impuissance apprise diminue la capacité des femmes à trouver des solutions à leurs problèmes et même fait disparaître, chez elles, tout désir de s’en sortir.

On sait désormais que l’impuissance apprise se produit lorsque les agressions sont imprévisibles et incontrôlables et qu’il n’y a aucun moyen d’agir pour changer la situation. Les femmes victimes de violence dans leur couple disent qu’elles ne savent jamais quand et pourquoi la tension apparaîtra, pourquoi elles se feront agresser. Elles constatent que toutes leurs tentatives pour calmer leur partenaire sont vaines, parce que cela ne dépend pas d’elles.

On ne sait jamais sur quel registre fonctionne un homme violent car il passe d’un registre à l’autre. L’anticipation devient donc impossible. Cela entraîne, chez les femmes victimes, un manque de motivation, un sentiment d’incompétence, de vulnérabilité ou de dépression lié au traumatisme émotionnel.

Le concept d’impuissance apprise nous permet également de comprendre comment des traumatismes antérieurs et, en particulier, la maltraitance ou des abus sexuels subis dans l’enfance, augmentent la vulnérabilité d’une femme confrontée à la violence de son compagnon, il ne s’agit pas de masochisme ou de jouissance à être victime, mais d’une altération des moyens de défense par une agression passée.

Alors qu’il paraîtrait logique de penser que plus la femme subit une agression grave, plus elle a envie de partir, on constate, au contraire, que plus la maltraitance a été fréquente et grave et moins la femme a les moyens psychologiques de partir.

Lorsqu’une personne est soumise à une violence imprévisible, placée dans un état d’impuissance extrême, et qu’il n’y a aucune issue, des défenses particulières se mettent en place chez elle et un sentiment d’identification à l’agresseur peut se développer.

Les premières violences constituent une effraction dans un environnement qui apportait confiance et sécurité, le foyer, ce qui entraîne une perte de confiance dans le conjoint. Ce sentiment insupportable et culpabilisant est immédiatement annulé et la femme entre dans un état de résistance passive. Elle accepte la situation et s’adapte au modèle mental de son conjoint, elle est d’accord avec ses justifications. Elle finit par rendre le monde extérieur responsable, elle considère alors que son destin est de subir des injustices. Elle n’a plus le sens de ce qui est bien et mal, de ce qui est juste et injuste. Enfin, elle peut entrer dans une phase de dépression et de stress post-traumatique.

On s’adapte à la violence différemment selon les circonstances, les effets de la violence varient selon le niveau de menace perçu par la personne et la fréquence du comportement violent, c’est quand les violences sont de basse intensité et surviennent à un moment inattendu, comme dans le cas des microviolences, il se produit une réaction de surprise et d’incrédulité, de même quand les violences sont habituelles et de basse intensité, il se produit une sorte d’anesthésie de la personne, qui s’habitue à être humiliée et écrasée. C’est ce qui se produit dans la violence perverse où les attaques ne sont pas reconnues, au départ, comme des agressions. Quand les violences sont de forte intensité et inattendues, une réaction d’alerte se produit, qui peut être défensive ou offensive, amenant la personne soit à fuir, soit à affronter la situation, et enfin quand la violence de la personne est extrême, comme cela peut se produire chez un psychopathe dans un état de rage consécutif à la prise d’alcool ou de drogue, et qu’il y a un risque mortel pour la victime, on observe une altération de la conscience, un état de désorientation et une paralysie des réactions chez celle-ci. Au fond, lorsque la peur est intériorisée, il n’y a plus de réaction apparente.

Face à un conjoint violent, il est difficile de distinguer ce qui est de l’ordre de la contrainte et ce qui est de l’ordre du compromis. Une femme qui a un partenaire abusif finit par s’adapter. Pour avoir la paix, elle veille à ne pas déplaire ; elle anticipe les réactions violentes. En même temps, l’estime de soi diminue, la femme perd toute assurance, devient plus fragile et plus vulnérable. Vivant dans un climat de tension continuelle, elle s’y habitue et le tolère de plus en plus, parce qu’elle doute de ses propres émotions et de sa compréhension de la situation. La violence augmente progressivement et la résistance de la femme diminue jusqu’à devenir simplement une lutte pour la survie.

La dépendance est une conséquence de l’emprise et de la manipulation, il se crée une véritable addiction au partenaire qui s’explique par des mécanismes neurobiologiques et psychologiques, pour éviter de souffrir et obtenir un certain apaisement. Sur le plan physiologique, l’addiction à une personne est très proche de l’addiction à une substance psycho-active. C’est un processus par lequel un comportement, pouvant produire à la fois du plaisir et écarter ou atténuer une sensation de malaise interne, est répété sans aucun contrôle, bien que l’on sache qu’il est nocif.

Dans la violence conjugale cyclique où l’emprise n’est pas au premier plan, l’alternance de phases d’agression et d’accalmie ou même de réconciliation crée un système de punitions-récompenses. Chaque fois que l’homme violent est allé trop loin et que la femme pourrait avoir la tentation de partir, elle est raccrochée par un peu de gentillesse ou d’attention. Induisant une confusion entre amour et sexualité, l’homme cherche une réconciliation sur l’oreiller. En même temps il dévalorise sa compagne et elle perd confiance en elle.

Dans tous les cas de violence conjugale, il y a une inversion de la culpabilité. Les femmes pensent que, si leur partenaire est violent, c’est parce qu’elles n’ont pas su le combler, pas su s’y prendre avec lui, ou qu’elles ont eu un comportement inadapté. Cela est renforcé par la valorisation excessive, qui est faite dans les médias, sur l’importance de la sexualité et de la séduction dans un couple.

La femme porte la culpabilité que son partenaire n’éprouve pas. Elle est rendue responsable des difficultés du couple. En fait, la culpabilité s’inverse parce que la victime ne parvient pas à formuler ce qu’elle subit et à en faire le reproche à l’homme. Les fautes qui n’ont pas été nommées sont portées par les victimes, en attendant qu’elles soient reconnues par leur auteur. Il s’agit là d’une double blessure, dont les victimes ne seront pas soulagées. La culpabilité masque alors l’agressivité que ces femmes ne réussissent pas à éprouver.

Les hommes violents peuvent utiliser des manœuvres de rétorsion. Si les choses se passent mal, c’est parce que leur femme a tenté de se défendre, c’est ainsi que, lorsque les femmes accusent leurs maris, elles ont l’impression de le trahir.

Il arrive aussi que certains hommes demandent à leur compagne de trouver pour eux l’explication à leur propre violence, jusqu’à la reconnaître et l’intérioriser pour elle-même. Les partenaires violents renforcent le processus de culpabilisation, lorsque la femme menace de partir. Elle est alors accusée de vouloir le détruire et cela est accentué par le chantage au suicide.

La persistance du lien de dépendance se poursuit, alors même que la situation de conditionnement a disparu. Plus celle-ci dure, moins la personne peut se dégager, elle est prise entre dépendance et violence, et cela aboutit parfois à une véritable mort psychique.

Les femmes victimes de violence dans leur couple, comme toute personne exposée de façon répétée à des traumatismes, peuvent présenter, longtemps après la séparation, des troubles de stress post-traumatique.

Les personnes traumatisées présentent un haut niveau d’activité mentale et physique. Cela se traduit d’abord par des troubles anxieux. Ce peut être une anxiété flottante accompagnée d’un sentiment permanent d’insécurité et des poussées d’angoisse comparables à des attaques de panique. On constate aussi, chez ces personnes, des difficultés d’endormissement, leur sommeil est léger, le moindre bruit provoque un réveil anxieux, elles ont des cauchemars mettant en scène le passé. Mais le symptôme principal se manifeste par des reviviscences anxieuses du traumatisme. Il s’agit d’un revécu quasi hallucinatoire et fugace ; il suffit d’une silhouette entrevue dans la rue, d’une conversation rappelant le contexte traumatisant, pour que la personne soit submergée par la même angoisse que lors du traumatisme initial. Cela entraîne une vigilance accrue et un évitement de tout ce qui évoque de près ou de loin l’évènement traumatisant.

Puisqu’on ne peut pas échapper à ces évocations traumatiques, la fuite mentale sera une échappatoire. Aussi les personnes traumatisées présenteront souvent un détachement par rapport aux évènements et aux personnes qui passera pour de la fatigue.

Ces perturbations sont liées à des dysfonctionnements au niveau de plusieurs structures cérébrales, conséquence directe des mécanismes physiologiques de l’emprise.

La dérégulation cérébrale observée dans le stress post-traumatique est bien profonde et le traitement des patients souffrant de ces troubles est complexe et nécessite des approches multiples.

Tel est bien le problème de la violence : le sujet est soumis à une force qui le fait agir au lieu d’obéir à l’inter-dit de la parole qui oblige à demander et à tenir compte de la réponse de l’autre pour ne pas le réduire à rien, en détruisant le rapport d’altérité.

Les violences peuvent se comprendre à la fois comme cause et effet de la pathologie sociale avec les processus d’exclusion et de marginalisation qu’elles entraînent. Quelle que soit sa forme, la transgression des lois symboliques à pour effet d’exclure le sujet de sa communauté : aussi bien le violent que la victime ne sont plus à leur place.

La parole éducative ou thérapeutique, voire l’action sociale, ne suffisent pas seules à redonner une place parmi d’autres et le droit de vivre en homme à ceux qui l’ont perdus. Le rôle du tiers social, et particulièrement du juridique dans les cas graves, apparaît fondamental dans les processus de réinsertion des violents et dans la réhabilitation des victimes.

L’auteur d’un acte violent est la plupart du temps l’objet d’un clivage qui traduit subjectivement sa soumission à la contrainte pulsionnelle : ce n’est pas lui, dit-il, qui a agi ; et, il évoque son acte comme si c’était un autre en lui qui l’avait commis ou bien il ne se souvient plus de l’avoir fait. Beaucoup évoquent une sorte d’inconscience, d’état second, d’automatisme de l’acte, ce qui traduit bien le sens profond du passage à l’acte comme impossible accès à la division subjective et à sa représentation. Dans d’autres cas, à l’inverse, certains violents se trouvent complètement collés à leur acte. Il faut mettre en relief aussi la question d’attachement de l’homme violent à sa femme ou la peur de l’abandon, il la violente pour la posséder.