5. Famille et éducation dans leur contexte migratoire :

Parler d’engagement dans un contexte sociologique nécessiterait d’analyser ce qui conditionne les formes de l’engagement dans une conjoncture donnée car les modalités et les raisons de l’engagement sont socialement déterminées.

D’une certaine manière le clivage groupe-individu caractérise globalement les situations migratoires qui nous intéressent. Evoquer cette période pour les familles immigrées ne vaut que si on prend en compte évidemment le contexte français, c’est-à-dire si on considère les évolutions de la famille française comme un arrière fond que percevaient, selon la période et les dispositions d’arrivée, les migrants. Cette perception ou les effets de l’acculturation va jouer plus ou moins selon la configuration familiale, son temps d’immigration et son horizon d’attente.

L’émigration économique indique autant des difficultés économiques que le départ d’un des hommes est censé résoudre qu’elle atteste de la non-reconnaissance du couple en tant qu’unité socio-économique. Le couple parental advient en situation migratoire comme une réalité du quotidien, s’affiche progressivement sur le registre social et s’affirme dans le domaine économique.

‘«Le temps de l’implantation instaure la dyade, mais aussi une économie relationnelle. L’absence de tutelle (les parents de l’époux) accroît considérablement le pouvoir de l’épouse, qui devient la personne-pivot de la toute nouvelle famille nucléaire (par opposition à la famille étendue). L’époux se trouve démuni des appuis qui lui sont acquis en famille étendue, et éventuellement fragilisé par ce qui peut lui apparaître comme un manque de protection de son épouse, notamment lorsqu’il n’y a pas dans l’environnement immédiat d’autres familles de même lignage ou de même région d’origine… Les espaces de transition semblent se multiplier et l’incertitude pénétrer de plus en plus la famille. L’environnement agit, paradoxalement, d’abord comme contenant d’un ordre en continuité de l’ordre communautaire, puis comme un socle qui permet de se maintenir à distance de celui-ci, avant qu’il ne se révèle, pour les enfants d’immigrés et non plus pour les primo-migrants, comme une impasse.» (Lahlou, 2002, p. 141,142). ’

Les conditions de constitution du couple peuvent rester indiscutées, mais parfois sont évoquées et pèsent sur la gestion de la phase de confrontation qui accompagne souvent les tensions de l’adolescence des enfants. Le positionnement des deux conjoints peut sensiblement évoluer dans le temps, et surtout dans leurs ambitions de participer à l’espace public.

Ce rapport à l’espace public est aussi un indicateur et la participation à la vie sociale se multiplie, dans ce cas, la position adoptée est une recomposition de rôle où s’articulent privé et public. Avec la situation migratoire et les processus d’acculturation, l’espace familial notamment est traversé de tensions relatives aux interprétations.

Mais le rapport à l’époux est quasiment, pour toutes ces femmes une question constante. Les époux sont ici jaugés aux critères mis en avant par les épouses. Ces critères esquissent le profil d’un époux-père qui sache instaurer des échanges avec les enfants et s’implique plus dans les taches quotidiennes de l’éducation. Loin de faire preuve de cette situation, les pères sont présentés comme excessivement autoritaires ou, au contraire, démissionnaires.

‘«Il y a ceux dont la position est définie par un déficit d’autorité, de dialogue, de compréhension… Il y a ceux qui, au contraire, veulent imposer des règles de conduites qu’elles jugent dépassées et dont le seul effet est d’accroître la distance avec les enfants… Dans bien des familles, le père connaît apparemment une plus grande marginalisation sur la scène familiale et la mère détient un quasi-monopole de la gestion des relations au quotidien avec les enfants jusqu’à leur départ de la famille. Après les premiers épisodes d’opposition avec les premiers enfants arrivés à l’adolescence où il occupait une place centrale, le père affirme moins sa présence, sinon par une sorte d’agressivité plus ou moins contenue et un rejet, pas toujours clairement exprimé, de ce qui apparaît à ses yeux comme une dérive. Il peut adopter une attitude de résistance passive qui pèse sur la famille mais, à moins d’un divorce, il doit se contenter, sur bien des points, d’une position seconde. C’est le temps du silence, du retrait, du contournement, des évitements ponctués par des affrontements plus ou moins tranchés.» (Lahlou, 2002, p. 143). ’

Lorsque les enfants acquièrent quelque autonomie par le travail ou par le mariage, ils tendent à modifier leurs propos concernant le père, ils valorisent le rôle des parents et cela va de pair avec une redéfinition du rapport à l’espace social, il s’agit donc d’un engagement public qui, loin de se déconnecter de l’espace domestique, se construit pour le préserver, contribuant ainsi à rendre l’espace public qui est devenu accessible aussi privé.

Les filles issues de l’immigration musulmane, scolarisées dans le pays d’accueil, refusent, dans certains cas, les époux que l’autorité paternelle leur impose. Elles s’exposent ainsi à de nombreuses difficultés, comme à titre d’exemple la portée du foulard, la virginité, mais surtout sur leur statut ambivalent qui découle du système patriarcal. De ce fait, la jeune femme d’origine étrangère est devenue l’un des sujets des politiques d’intégration et de santé publique. Ces constats sont à relativiser selon les types d’immigration, selon, qu’il s’agisse de populations rurale ou urbaine, d’intellectuels ou non alphabétisés…

Les femmes et les filles dans les familles musulmanes immigrées s’attachent à plusieurs notions notamment la bipolarité du monde reposant sur la séparation de l’ordre masculin et féminin, particulièrement présente dans les sociétés traditionnelles arabes. Cette dichotomie sexuelle a été réglementée dans le droit musulman par une série de recommandations pour l’un et l’autre sexe quant à la manière de se regarder, de se vêtir, mais également par l’imposition du voile et de claustration de la femme. Elle a aussi ses origines dans les pratiques antéislamiques et les emprunts culturels ayant influencé la culture arabo-musulmane. Cette dichotomie des sexes est appliquée avec des nuances importantes selon les époques et les régions.

Dans ces sociétés marquées par la logique de l’honneur et une économie patriarcale, la priorité accordée aux groupes implique un contrôle permanent afin d’assurer la conformité extérieure des comportements individuels ; la pureté sexuelle des femmes de la famille étant un des principes de cette logique et la seule façon de s’assurer de l’origine exacte de la descendance. Ainsi, dans l’ensemble des relations sociales les rapports à la femme détiennent un caractère particulier et, plus que les hommes, elles sont confrontées à la juxtaposition de modèles familiaux et féminins contradictoires en situation d’immigration.

En raison de l’émigration, les relations familiales élargies ont été souvent réduites à la cellule nucléaire composée des parents et des enfants. Or, l’installation des familles dans un environnement culturel différent s’est traduite par une profonde transformation des rôles familiaux ; les femmes et les filles exigent de nouveaux rôles à l’intérieur comme à l’extérieur de la famille. Pour elles, le défi est de concilier les valeurs du système économique et politique du pays d’accueil et les valeurs familiales héritées d’un système culturel différent.

La famille musulmane en immigration a plusieurs distinctions :

‘«Généralement on considère que la société traditionnelle musulmane se distingue de la société moderne occidentale par :
- une moindre souplesse dans la répartition des rôles entre les hommes et les femmes qui va de pair avec une nette séparation des sexes : la primauté est accordée à l’identité sexuelle par rapport à l’identité citoyenne ;
- une importance plus grande accordée à ce qui est implicite, à l’oral, ainsi qu’à ce qui est public et collectif ;
- une séparation plus nette entre l’age de l’enfance et les responsabilités adultes : si l’enfant ne connaît pas la frustration, devenir adulte signifie, en revanche, une perte de liberté et une confrontation progressive aux interdits ;
- une vision du temps qui entend que le meilleur appartient au passé et que l’avenir est incertain, et donc perçu comme dérangeant, menaçant.» (Lahlou, 2002, p. 185). ’

Les jeunes sont toujours contraints à négocier entre deux mondes. Pour tenter de se protéger, il arrive que certaines filles se replient sur des valeurs traditionnelles de soumission, d’humilité, de fidélité, de pureté et de pudeur, implicitement encouragées par leurs parents et entourage immédiat comme étant typiquement féminines. Ces attitudes qui peuvent engendrer des pratiques de rejet de la part des institutions du pays d’installation.

Les jeunes filles issues de l’immigration musulmane trouvent trop de difficultés, elles sont beaucoup plus surveillées que leurs frères, elles ont des charges domestiques dans le cadre d’une famille nombreuse que les jeunes hommes n’ont pas. Elles se retrouvent confrontées à deux conceptions culturelles de la position de la fille au sein de la famille.

A l’école, dans la ville, dans les médias, elles se situent en principe sur le même pied d’égalité que les hommes, alors qu’à la maison, leur mère leur apprend que l’homme est supérieur à la femme, qu’elle doit lui obéir, se taire et ne jamais entrer en conflit avec lui. La fille sera ainsi déchirée par cette injonction paradoxale entre l’attachement aux valeurs de sa famille et son désir d’indépendance. Les filles peuvent arriver à tirer profit du monde protégé qui leur est assigné et se forger une personnalité mûre et robuste. Sous certaines conditions, l’école peut être, pour elles, un univers de révélations et d’émancipation. L’excellence que certaines parviennent à y démontrer réussit parfois à arracher aux parents la permission de poursuivre leurs études au-delà de l’obligation scolaire. Empruntant, dans certains cas, des chemins traditionnellement réservés aux hommes, elles peuvent ainsi offrir à leurs parents une source de fierté inattendue concrétisant parfois mieux que les garçons l’objectif initial de la migration : réaliser une ascension sociale, gagner en dignité, etc. Il arrive que cette situation paradoxale leur confrère une liberté et une reconnaissance étendues qui n’est pas sans effet sur les représentations des générations d’hommes et de femmes plus âgés.

La situation des femmes issues des familles musulmanes est ainsi au centre du processus de transition acculturative que traversent ces groupes humains. Il y a les modalités éducatives inégalitaires et matrimoniales des familles musulmanes immigrées en ce quelles peuvent entraîner des tensions entre enfants et parents ou dans la famille élargie, et par-delà, des violences verbales, psychiques, physiques et sexuelles à l’égard des femmes. A ceci, il convient d’ajouter les violences institutionnelles et sociales perpétrées par la culture d’accueil envers ces personnes comme l’affaire du foulard, discriminations ethniques, violences racistes et exclusions diverses dans l’espace public.

L’enfant de migrants musulmans est l’otage de la tradition éducative de ces parents. De fait, les parents immigrés ont souvent été eux-mêmes éduqués dans n contexte strict et répressif, fait de punitions et de privations. Ils ont grandi au sein de communautés rurales de subsistance dans des pays peu développés. Souvent peu ou pas scolarisés, ils ont pour la plupart du mal à concevoir un autre style éducatif avec leurs propres enfants nés en immigration et qui grandissent, en Europe ou en occident, dans un tout autre système socioculturel et économique. Le comportement éducatif de certains parents immigrés peut se rapprocher ainsi d’une répétition compulsive non adapté au contexte d’acculturation, une compulsivité identifiée chez des parents maltraitants de toute origine.

On note une certaine obsession chez des parents issus de l’immigration en ce qui concerne le respect de l’honneur familial qui passe par la vertu des jeunes femmes. Ce point, plus particulier aux groupes musulmans, et plus largement méditerranéens, revêt une grande importance en situation migratoire où le risque est grand de voir partir la jeune fille vers une autre destinée que celle valorisée par la culture familiale.

Ce dernier point n’est pas en soi une conduite violente, mais comporte des risques d’engendrer de la violence sous de multiples aspects car les filles nées et scolarisées en Europe ou en occident ne sont pas toujours en phase avec les aspirations culturelles de leurs parents et peuvent se rebeller, occasionnant des réponses violentes.

Ce climat de tension au sein de la famille des jeunes filles musulmanes risque en effet de verser dans une situation de pression morale sur la personne des jeunes filles et de proche en proche la conduite vers un enfermement au sein du foyer, dans des institutions ethniques spécialisées ou même dans la famille restée au pays d’origine. Si les jeunes filles décident elles-mêmes de se marier, il arrive que les parents, pris de panique, font montre de réactions agressives à l’égard de leur fille, et ils peuvent avoir recours à des structures tierces pour pouvoir régler le conflit qui les oppose à leurs enfants.

Les interdits habituels touchent tant les vêtements, que les possibilités de sorties libres et les loisirs…Il arrive que certaines familles interdisent toute sortie hors de la maison, la poursuite de la scolarité ou la possibilité d’avoir un travail professionnel.

Les jeunes filles sont régulièrement orientées par leurs parents vers des filières convenant à une future maîtresse de maison. La division ordinaire et inégale des rôles entre hommes et femmes, d’une part, et entre frères et sœurs, d’autre part, est aussi une autre source de souffrance pour de nombreuses jeunes filles nées et scolarisées dans le pays d’accueil.