Chapitre 1 : Principales questions rendant compte des violences conjugales

1. L’émergence du problème des violences conjugales :

L’interrogation sur les violences au sein de la famille et envers les femmes s’insère dans un contexte perçu de « crise généralisée du lien social » qui a suscité un regain d’attention porté à une famille aux contours plus flous en raison des mobilités géographiques et de la fragilité des liens conjugaux. Ces recherches ont exploré les aspects positifs des réseaux de solidarité, sans en négliger les revers : ainsi, malgré sa précarité, la famille est encore considérée comme un havre possible de sécurité et d’entraide ; comme le montre l’enquête « Relations de la vie quotidienne et isolement », le sentiment de solitude est une menace pour ceux qui s’en éloignent (Pan ké Shon, 1998).

A partir de la question des liens et des solidarités, deux enquêtes démographiques tentent de cerner la composition des constellations familiales : la première porte exclusivement sur l’environnement familial des individus en France (Gokalp, 1978) ; la seconde élargit l’observation aux interactions entre proches, sans que ces proches soient nécessairement unis par des liens de parenté en France aussi (Bonvalet et al., 1993). A l’instar de ces enquêtes quantitatives, la majeure partie des réseaux de sociabilité et des pratiques d’entraide au sein des familles sont mises au point. Ces recherches soulignent l’importance de l’aide spontanée, induite par les sentiments et les normes sociales, dispensée bien au-delà des obligations strictement juridiques.

Pourtant, quelques études laissent entrevoir une image moins idyllique de la famille. En 1993, en France, Théry avait montré les limites du divorce à l’amiable dans l’organisation de relations harmonieuses entre parents et enfants, lorsque les premiers avaient vécu une séparation difficile. Cette norme, portée par les classes supérieures ou moyennes, est d’autant plus difficile à observer que les conditions sociales, économiques et affectives sont tendues ou plus précaires. Les études sur les jeunes sans domicile fixe, quant à elles, lèvent le voile sur des limites de la solidarité familiale dont les conséquences peuvent s’avérer dramatiques pour certains jeunes en errance (Marpsat et al., 2000). Seule l’étude « Proches et parents » (Bonvalet et al., 1993), à notre connaissance, explore les dysfonctionnements « ordinaires » des configurations familiales et amicales.

Depuis peu, le questionnement sur les cercles de solidarité s’est élargi en intégrant désormais l’entourage défini non plus par son seul degré de parenté mais par le degré d’affinité, la fréquence des contacts et de l’entraide éventuelle (Bonvalet, Lelièvre, 1995). De cette approche plus généraliste, on s’interroge si en plus de la parentèle, le réseau des proches bienveillants, en particulier le réseau amical, est escamoté au profit des seules relations en crise.

En focalisant l’attention sur les graves dysfonctionnements de la cellule familiale, que ce soit au cours de l’enfance ou à l’âge adulte, cette étude s’inscrit donc à contre-courant, en se gardant cependant d’exagérer l’importance de ces dysfonctionnements envers les femmes dans une relation conjugale.

Le prologue historique et chaotique du mouvement des femmes s’apaise dans l’institutionnalisation des revendications pour les droits des femmes. L’impact du féminisme sur la dénonciation des violences envers les femmes emprunte, désormais, la voie des textes scientifiques. Dès 1997, en France, le premier numéro de Questions féministes (novembre 1977, éditions Tierce), revue « théorique féministe radicale », pose la question de la violence envers les femmes au travers de l’article de Jalna Hanmer, « Violence et contrôle social des femmes », mais la diffusion de la revue reste limitée et le texte ne franchit guère le cercle du militantisme. A la différence de l’Amérique du Nord, aucune littérature scientifique sur la criminalité sexuelle ne s’est développée en France. Les premiers travaux scientifiques sur les violences ne paraîtront qu’à partir de 1990 : publication d’un article sur les violences conjugales dans les Temps Modernes (Louis, 1990), d’un ouvrage sur le viol (Bordeaux et al., 1990) et d’une thèse sur les Hommes violents (Welzer-Lang, 1991). Par la suite, d’autres ouvrages décriront les violences conjugales, tandis qu’historiens et anthropologues décrypteront le passé ou des coutumes lointaines. Outre ces larges fresques, des recherches féministes joueront un rôle important dans la dénonciation des viols de guerre, en montrant comment ces crimes sont commis contre des femmes pour atteindre des hommes et déstructurer l’ensemble de la société, les femmes violées étant doublement humiliées et rejetées.

La fin du XX˚ siècle est marquée par une accélération des recherches spécifiques sur les violences conjugales, notamment avec l’élaboration du projet d’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff), enquête engagée dès 1997. Jusqu’alors, le sujet n’a été qu’effleuré dans les recherches féministes ; dans les Nouvelles Questions Féministes, deux articles s’insurgent du silence de la recherche française face à l’abondance de textes signés par des chercheuses anglaises ou nord-américaines. En France, la lutte contre les violences conjugales a été menée par une poignée de militantes, tandis que le monde de la recherche ne s’inquiétait guère de cette réalité sociale.

Pourtant, l’obsession de la violence se fait sentir au tournant du millénaire. Eloignés de la perspective féministe, des ouvrages analysant le harcèlement moral (Dejours, 1998; Hirigoyen, 1998, 2001) remportent un grand succès éditorial. Considérable, leur impact est à double face : d’un côté, ils contribuent largement à la sensibilisation du public au problème des violences psychologiques mais, de l’autre, ils tendent à occulter les rapports sociaux de domination masculine. La publication de nombreux essais sur les violences sexuelles, notamment infligées aux enfants, ou les violences urbaines, les violences de jeunes contribue à renforcer un sentiment confus d’insécurité. La médiatisation des violences est devenue une arme politique, voire commerciale et, dans un tel contexte, l’analyse des violences exercées contre les femmes doit se frayer un chemin au travers d’enjeux contradictoires et enchevêtrés.

L’Etat s’engage dans les réformes juridiques, les premières actions des pouvoirs publics ont été réalisées dans le domaine du droit pénal. Les réponses judiciaires portant strictement sur les violences ont escorté une série de lois devant égaliser les droits des hommes et des femmes dans tous les domaines. Avant 1980, les rapports sexuels étant considérés comme un devoir conjugal, le viol entre époux n’était pas reconnu par les tribunaux. Dans la nouvelle loi, l’imprécision du terme « personne d’autrui » permet de prendre en compte le viol conjugal. Mais, dans les faits, les procès pour viols conjugaux sont rares, et la première condamnation pour viol d’un mari qui imposait de force des rapports sexuels à sa femme n’est intervenue qu’en 1992, soit douze ans après la loi.

Avec l’appui du secrétariat d’Etat aux Droits des femmes et des syndicats, mais surtout grâce à la pugnacité des militantes de l’AVFT, la loi sur le harcèlement sexuel est adoptée en 1992. Alors que les militantes souhaitaient une pénalisation qui ne tiendrait pas compte de la position hiérarchique, la loi se réfère à l’abus d’autorité. Cette même année, la France s’engage dans une réforme globale du droit pénal. Appliqué depuis 1994, le nouveau code pénal, dans un chapitre intitulé «Des atteintes à l’intégrité physique ou psychique de la personne», regroupe des infractions qui correspondent à la spécificité des violences physiques et psychologiques contre es femmes. En reconnaissant la qualité de conjoint ou de concubin comme circonstance aggravante, le droit pénal prend désormais en compte les violences conjugales. Mais en 2005, le droit français n’applique pas entièrement les recommandations européennes, notamment en matière de protection des victimes. Prévoyant l’éviction du conjoint violent du domicile, la loi sur le divorce de 2004 représente une avancée, tout en restant en deçà des dispositions d’autres Etats, comme l’Espagne, qui enjoignent l’éviction immédiate et durable en cas de violences, de même une loi en 2006 permet cette éviction du conjoint violent.

A l’aube du troisième millénaire, les textes législatifs réprimant les violences se multiplient. Professionnels de la justice et spécialistes des questions pénales s’émeuvent d’une frénésie répressive, trop symptomatique d’un siècle balbutiant, notamment en matière de violences sexuelles. Les dérives possibles du système judiciaire et son articulation avec le système pénal peuvent inquiéter.

L’aide aux victimes et la prévention était peu développées dans un premier temps par les ministères, qui privilégient les actions vers le monde du travail, la question globale des violences envers les femmes émerge lors des travaux préparatoires de la Conférence internationale de l’ONU sur les femmes. Plus tard, les campagnes de lutte contre les violences conjugales ont commencé, l’aide aux victimes est institutionnalisée. L’action contre les violences faites aux femmes avait aussi comme responsabilité d’assurer la coordination entre les différents acteurs locaux institutionnels et associatifs : police, justice, santé, aide sociale. Afin de mener leur action d’aide et de prévention, les associations de lutte contre les violences envers les femmes perçoivent des subventions de l’Etat.

L’enquête Enveff était l’une des premières enquêtes nationales en Europe et dans la phase relativement longue de sa mise en place, le comité de pilotage, regroupant les partenaires des ministères concernés, les principales associations engagées contre les violences faites aux femmes et diverses personnalités de la société civile, a joué un rôle de sensibilisation et d’information. C’était un travail lié aux succès de la prise de conscience des divers acteurs et de la rupture du silence des victimes et qui a rendu nécessaire des moyens supplémentaires. Les questions des rapports sociaux de sexe, de l’articulation privé/public et, plus globalement, du rôle des pouvoirs publics sont plus que jamais d’actualité.

Les statistiques sont un outil scientifique pour une reconnaissance institutionnelle, celles qui sont produites par les associations d’aide aux victimes donnaient bien une image des situations de violences vécues par les personnes qui les sollicitaient mais, pour l’ensemble de la population, le phénomène restait méconnu.

L’enjeu autour du chiffrage des violences se focalise sur l’écart, ou plutôt le fossé observé entre les statistiques des sources administratives et les évaluations avancées par les acteurs de terrain, les ONG et les militantes. Autrement dit, le chiffrage des violences contre les femmes est quasiment impossible à partir de ces sources.

Les services statistiques des ministères cernent leur activité, ils n’ont pas pour fonction de produire des statistiques globales sur un phénomène. En revanche, pour évaluer leur efficacité, ils ont besoin de connaître l’ampleur du problème qu’ils sont en demeure de traiter. Aussi la réalisation d’une enquête en population générale s’avérait-elle indispensable pour saisir la mesure réelle du phénomène et obtenir une information nécessaire à un meilleur traitement social, d’autant plus que le débat se nourrissait de nombreux préjugés.