3. L’évolution de la perception des violences conjugales :

La perception des violences conjugales a considérablement évolué au tournant du millénaire. L’expression « femmes battues » décrivait la représentation d’une époque pour laquelle la violence était circonscrite aux seules brutalités physiques. Les femmes, êtres fragiles, subissaient des coups d’un conjoint dont l’irrépressible force physique, était, tout à la fois, le garant de leur virilité et de leur autorité de chef de famille. Ou encore, les hommes violents étaient des êtres exploités, miséreux cherchant dans l’alcool un exutoire à leurs humiliations et se vengeant sur leurs femmes et leurs enfants de leur déchéance sociale. A ces images péjoratives et victimisantes tend à se substituer une vision moderne plus complexe des violences conjugales qui intègre les atteintes psychologiques. La généralisation de l’expression « violences conjugales » n’est pas seulement formelle, elle illustre la transformation de la représentation des violences privées. Si la prise en compte des atteintes psychologiques s’impose dans la perception moderne du phénomène, cette conception des violences conjugales se heurte à de fortes résistances.

Dans leur ensemble, les spécialistes, chercheurs et personnes de terrain s’accordent pour décrire les formes de violences interpersonnelles. Elles tissent un continuum incluant les violences verbales, psychologiques, physiques et sexuelles.

La nouveauté dans l’approche contemporaine des violences conjugales, à verser au crédit exclusif du féminisme, est que le privé est politique. La vie privée n’est nullement à l’abri du contrôle social, ingérence inadmissible pour les uns, garantie du respect de la liberté individuelle pour les autres.

La confusion courante entre violence et conflit n’est pas sans lien avec les divergences dans l’explication des causes des violences. Le terme « violences conjugales » évoque la plupart du temps une relation de couple violente qui se manifeste par des scènes de ménage. Il est assez banal que dans une relation quotidienne, l’interaction entre les partenaires prenne des formes agressives. Les sujets de discorde et de dispute ne manquent pas. Ces désaccords peuvent dégénérer, la colère pointe et l’agressivité verbale, voire physique, se déchaîne de part et d’autre : insultes et menaces verbales s’entrechoquent, des objets volent, se brisent, dans le pire des coups sont échangés. Rechercher l’instigateur de ces scènes de ménage afin de distinguer l’agresseur et agressé ne présente guère d’intérêt, d’autant plus que chacun accuse l’autre du déclenchement des hostilités. Par définition, le conflit est un mode relationnel impliquant la réciprocité entre les protagonistes et susceptible d’entraîner du changement. Alors que la violence, si elle peut prendre des formes identiques, agressions verbales et physiques, est univoque, la même personne subit les coups et cède lors des altercations. Le conflit peut être envisagé comme une des modalités fonctionnelles des relations interpersonnelles durables, la violence est un dysfonctionnement conjugal.

Toujours destructrice, la violence engendre la peur et, de façon paradoxale, la culpabilité chez la femme qui la subit. La victime peut réagir de plusieurs façons : répondre à la violence par la violence, ou bien, tétanisée, se soumettre, plier face à la volonté d’un partenaire inébranlable ; face à d’autres conjoints, la femme peut mettre en place des stratégies d’évitement ; enfin, lorsqu’elles en ont les moyens socio-économiques et psychologiques, elles rompent une relation insupportable. Mais le comportement violent ne s’arrête pas à la soumission de la femme, il se perpétue parce qu’il en est le mobile. La violence est une fin en soi, un mode d’existence. La violence habituelle, pour fonctionner, n’a ni besoin de fin, ni de mobile. Le conjoint violent n’agit pas pour contrôler, mais pour exercer le contrôle. Il alimente sans cesse le sentiment de culpabilité et la peur chez la victime qui, quoi qu’elle fasse, sera toujours prise en défaut par son persécuteur. C’est moins l’intentionnalité de l’acte qui compte que l’acte lui-même, ainsi que l’expriment, de façon récurrente et universelle, les témoignages des femmes victimes.

Avec les coups, sévices ou autres tortures physiques, l’homme violent instaure un régime de terreur. Les témoignages, aussi diversement recueillis soient-ils, sont identiques révèlent la situation insupportable dont vit ces femmes.

Et les femmes restent, et cette situation n’est légitime que dans les cas où la femme a réellement le choix : possibilité d’assurer sa subsistance et celle de ses enfants le cas échéant, de trouver un lieu pour se protéger des exactions fréquentes et graves de l’ex-conjoint, récuser le poids de la tradition et des familles. Le cycle de la violence conjugale tel qu’il est observé dans les sociétés occidentales permet d’appréhender l’incompréhensible, à savoir pourquoi les femmes restent prisonnières de semblables situations. Elles restent, le partenaire violent, ayant atteint son objectif, leur soumission, la confiscation du pouvoir de décision et de l’autonomie dans de nombreux domaines rétrécit le champ d’action et réduit à l’extrême la liberté de la victime.

Nullement universel, ce modèle ne peut guère être appliqué dans les Etats où les droits élémentaires des femmes n’étant pas respectés, les épouses sont placées sous la tutelle du mari qui exerce, en toute légalité, son entière autorité. Toutefois, dans tous les cas, les victimes se taisent parce qu’elles ont peur ; se sentant coupables et honteuses, elles minimisent les faits de violences qu’elles subissent, quand elles ne les dénient pas totalement. De plus les hommes les plus dominateurs ne tolèrent pas et ne supportent pas que la femme qui leur appartient s’en aille de son propre gré. Leurs conjointes savent qu’ils vont continuer à les terroriser. En l’absence de soutien extérieur, les familles accablent souvent les conjointes, les victimes sont en danger, parfois extrême.

La perception des violences par les victimes diffère selon les sociétés. Nombre d’Etats n’ont pas encore institué l’égalité des droits des hommes et des femmes, en particulier dans le cadre familial. Au regard des lois et coutumes en vigueur, des actes définis comme délictueux dans certains pays sont tolérés dans d’autres. Beaucoup de cultures estiment que le mari a le droit de surveiller et maîtriser le comportement de sa femme et que les femmes qui s’insurgent contre ce droit peuvent être punies. La perception et le seuil de tolérance des violences sont grandement liés au niveau de sensibilisation de la population. Si, selon les traditions, la norme sociale de tolérance diffère, la perception des femmes victimes se rapproche.

‘«81% des Egyptiennes en milieu rural répondent être d’accord avec le fait que la femme, se refusant à des rapports sexuels, soit battue par son mari, seulement 1% des Néo-Zélandaises partagent cet avis. Correspondant aux normes sociales admises, ces réponses ne reflètent en rien la souffrance de celles qui en sont victimes… au Nord comme au Sud, beaucoup de femmes reconsidèrent leur situation et prennent conscience de l’iniquité de la conduite de leur conjoint: [Mon mari me gifle, m’oblige à avoir des rapports sexuels contre ma volonté et je dois lui obéir. Avant d’être interrogée, je n’ y avais pas vraiment réfléchi. Je pensais que c’était normal et que c’était la façon dont tous les maris se comportaient]. (Enquête OMS, femme interrogée au Bangladesh). En France, une répondante de l’enquête Enveff commentait elle-même son attitude: [Je refusais de voir la réalité, je m’en rends compte maintenant que vous me posez ces questions, j’étais complètement stupide d’accepter. J’aurais dû partir bien avant].» (Ockrent, 2006, p. 299,300). ’

Quoi qu’il en soit, de par le monde, nombre de femmes sont dans l’impossibilité de refuser des rapports sexuels, considérés comme un devoir conjugal ; se refuser à son mari justifie les coups qu’il donne, étant désireux d’obtenir son droit. L’appropriation du corps des femmes par le conjoint est encore très prégnante.

D’une façon générale, les inégalités structurelles entre hommes et femmes contribuent à accroître le risque de violences à l’encontre des partenaires.

En particulier, l’intériorisation, par les femmes, des valeurs culturelles légitimant la violence conjugale, les expose grandement au risque de subir des épisodes violents (Rapport OMS, 2002). Dans une société prônant l’égalité entre femmes et hommes, le système de valeurs peut associer le masculin à la virilité, à savoir force physique et force morale, dureté, impassibilité, vigueur, et, à l’opposé, le féminin peut signifier fragilité, douceur, réserve, sentimentalisme, intuition ; ce modèle est en soi producteur de violences symboliques. Il est logique que des garçons élevés selon ces préceptes affichent, à l’age adulte, un certain mépris du sexe « faible », et se comportent en male dominateur, voire violent, auprès de jeunes femmes prêtes à sacrifier sur l’autel de l’amour, leur autonomie et leur liberté.

La famille est souvent perçue comme un lieu protégé, un havre d’intimité, et le droit, tant national qu’international, lui reconnaît un statut privilégié. Mais, pour un grand nombre de femmes et de filles, la famille peut aussi représenter un lieu extrêmement dangereux si l’Etat et la société ne les protègent pas de la violence exercée contre elles par des membres de leurs familles.

L’acception restreinte et traditionnelle de la famille peut, en elle-même, être cause de violence à l’endroit des femmes, par exemple lorsque les relations entre des personnes de même sexe sont réprimées et criminalisées, ou quand on condamne et dénie toute légitimité à des relations qui ne sont pas à proprement parler maritales.

On entend généralement par violence familiale celle qui est exercée au sein du couple. Mais elle couvre de fait un spectre beaucoup plus large, qui comprend celle que subissent aussi les garçons, les employés de maison, les personnes au pair et les gardes d’enfants.

Le lien social et psychologique, le sentiment d’amour ou l’ambivalence que la victime peut éprouver pour celui qui la persécute font de la violence familiale une donnée spécifique, différente des autres crimes, et particulièrement difficile à combattre.

Cette violence familiale ne se limite en effet pas nécessairement aux agressions physiques et sexuelles. Elle se traduit aussi par des mauvais traitements de nature psychologique, exercés contre des femmes par leur mari, leur partenaire ou d’autres membres de leur famille. Une surveillance de tous les instants et des agressions répétées caractérisent cette forme bien particulière de violence, où la victime et son agresseur vivent dans une très étroite proximité.

Dans son rapport de 1999 devant la Commission des droits de l’homme, Radikha Coomaraswamy, première rapporteure spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes, expliquait: «L’idéologie familiale présente souvent deux faces. D’un côté, la famille offre un espace privé de soin et d’intimité. De l’autre, elle est souvent un lieu de violence contre les femmes et où se construisent socialement des rôles qui confortent l’absence de pouvoir des femmes – ou qui les maintiennent dans la dépendance.»

Les déclarations internationales ne cessent d’entretenir ce paradoxe. Elles reconnaissent comme discrimination sexuelle et violation des droits humains les violences perpétrées contre les femmes au sein de la famille. Mais, en même temps, les textes et les traités des Nations Unies prônent constamment un renforcement de la famille, considérée comme l’unité de base des sociétés humaines.

Protéger les droits des femmes, des enfants et des minorités sexuelles n’impose pas seulement au droit de défendre le concept de famille en tant que construction sociale, mais lui enjoint aussi d’en promouvoir une acception qui définisse la famille comme un cadre de vie apportant sécurité et soutien à tous ceux qui vivent en son sein.

Le regard que portent les lois, les religions et les sociétés sur la sexualité des femmes, tout comme la réticence, largement répandue dans le monde, à reconnaître l’autonomie sexuelle des femmes, ainsi que leurs droits sexuels et reproductifs sont autant de causes essentielles de la violence faite aux femmes.

Dans un grand nombre de cultures, le corps de la femme incarne l’honneur de sa famille et de sa communauté. Dès lors, les femmes qui transgressent les traditions sociales de leur groupe sont vues comme déshonorant leur famille, et les tuer peut donc se faire en toute impunité.

Tout au long de l’histoire, le corps des femmes n’a cessé d’être considéré en temps de guerre comme un butin revenant de droit aux armées victorieuses. Au cours des conflits armés de l’époque contemporaine, des centaines de milliers de femmes et de filles sont violées, utilisées comme esclaves sexuelles ou enrôlées de force comme enfants soldats. On ne doit pas analyser ces pratiques comme étant seulement une inévitable conséquence d’un effondrement tout circonstanciel de l’ordre et du droit. En plusieurs occasions, ces pratiques ont de fait été encouragées comme composante spécifique d’une stratégie, à la fois politique et militaire, destinée à démoraliser, humilier, terroriser, déraciner et détruire l’ennemi.

Il arrive que l’ « honneur » d’une femme se transforme en un bien dont on se sert pour liquider une dette familiale ou pour punir la famille concernée.

Dans les sociétés occidentales aussi, des considérations culturelles à propos des comportements ou des manières de s’habiller des femmes peuvent produire de la violence à leur encontre.

D’autres considérations culturelles encore conduisent à la violence contre les femmes qui lui trouvent des excuses. Le peu de valeur économique et sociale reconnu au travail de la femme aggrave encore la vulnérabilité des femmes devant les mauvais traitements et la violence.

L’inégalité est souvent entretenue par l’impunité, ce qui enracine la culture de la violence contre les femmes. Dans de nombreux pays, la police et la justice hésitent à s’occuper de la violence familiale, qu’elles considèrent comme une affaire privée entre une femme et son partenaire. Des préjugés profondément enracinés sont souvent partie intégrante du code pénal et du code de la famille, tout comme ils sont opératoires dans les enquêtes policières, les procédures d’établissement des preuves et les systèmes juridiques en vigueur. Dans de nombreux codes pénaux, par exemple, s’il y a eu viol, la femme peut être interrogée en détail sur sa vie personnelle et sur ses comportements sexuels, de telle sorte que, de victime, elle se voit transformée en accusée. De nombreux pays ne reconnaissent pas le viol conjugal et ne le criminalisent donc pas.

Beaucoup de pays considèrent que cet acte de violence domestique ne sort en tout cas pas de la sphère familiale et n’est pas suffisamment significatif pour justifier un recours au droit pénal, et pour la plupart du temps, la police ne donnait pas suite aux plaintes pour violence déposées par des femmes. D’autant moins quand la plaignante n’était pas mariée, la violence étant, dans ce cas, rarement considérée comme un crime.

Les modèles de la violence exercée contre les femmes ne sont pas produits naturellement : ils sont ordonnés, excusés ou tolérés par les responsables des plus hauts échelons du pouvoir politique. Et ils perdurent parce que ceux qui les commettent savent pertinemment qu’ils n’auront pas à rendre de comptes.