4. Violences faites aux femmes, une nouvelle vision :

Face à cette situation décrite ci-dessus, il a fallu bien réduire le décalage entre les principes et la réalité. Grâce à la mobilisation de groupes de femmes à travers le monde, d’importantes améliorations ont été apportées dans le domaine du droit et en pratique au cours des dernières années.

En 1979, les Nations Unies ont adopté la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). En 1993, la conférence mondiale sur les droits de l’homme a reconnu les droits des femmes comme étant partie intégrante de ces droits.

La réalité sur le terrain montre cependant qu’il existe encore un important hiatus entre, d’un côté, les principes et modèles du droit international, ainsi que les besoins et aspirations des femmes, et, de l’autre côté, la capacité et la volonté des gouvernements à remplir leurs devoirs en la matière.

En mars 2004, Amnesty International a lancé une campagne générale intitulée « Halte à la violence contre les femmes ». Cette campagne comporte quatre objectifs principaux.

Premièrement, mettre en question la discrimination contre les femmes. La cause principale de la violence envers les femmes est le déni systématique des droits humains. Venir à bout d’un tel déni suppose un programme offensif destiné à promouvoir l’accès des femmes à la totalité des droits humains, dans tous les domaines concernés (civil, politique, économique, social et culturel), depuis le droit à l’intégrité physique, à la justice et à l’absence de discrimination, jusqu’à un même accès que les hommes à l’éducation, la santé, le logement et l’emploi. Une étape essentielle dans l’évaluation de ce premier objectif serait que les gouvernements cessent d’émettre des réserves à l’égard de la Convention des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, l’une des conventions les plus largement ratifiées mais celle aussi qui suscite le plus de réserves de leur part. Dans certains pays, obtenir l’égalité pour les femmes supposera l’abolition des lois discriminatoires. Dans d’autres, cela impliquera l’introduction de lois destinées à la promotion et à la protection des droits des femmes. Dans presque tous les pays, cela signifiera de véritables transformations dans les politiques, les pratiques et, tout particulièrement, les attitudes sociales.

Deuxièmement, mettre fin à l’impunité concernant la violence exercée contre les femmes. Dans le cas de conflits armés, l’élément essentiel est la justice internationale à travers la Cour pénale internationale. L’engagement du procureur de cette Cour à instruire des affaires de violence sexuelle a été bien accueilli. La poursuite au plus haut niveau international de ceux qui ont ordonné ou excusé des exactions sera une façon de dire haut et fort que, désormais, les auteurs de telles abominations ne resteront plus impunis. Il reste que le bureau du procureur de cette Cour aura besoin du soutien, à la fois diplomatique, politique et pratique, des gouvernements pour mener à bien sa tâche. A cet égard, l’opposition réitérée à la Cour de la part de l’administration américaine est particulièrement dommageable. Ce qui est d’autant plus regrettable que cette Cour représente une véritable chance de promouvoir la justice pour les femmes victimes.

Pour la plupart des femmes cependant, le véritable combat en faveur de la justice devra être mené au niveau national. Ce qui, dans de nombreux pays, impliquera une réforme du système juridique qui le rende plus attentif aux besoins des femmes ayant survécu à la violence.

Troisièmement, encourager les femmes à s’organiser par elles-mêmes et les soutenir dans cette démarche. Les militantes pour les droits des femmes vivent avec les menaces et les risques qui sont ceux de tous les militants des droits humains, mais elles encourent deux fois plus de danger car, en travaillant pour les droits humains des femmes, elles mettent en question les structures du pouvoir patriarcal en même temps que les conventions religieuses, sociales et culturelles. A la différence des hommes qui militent pour les droits humains, les femmes ne sont pas exposées seulement à davantage d’hostilité mais aussi à la calomnie, aux abus sexuels et au viol. Les femmes qui s’occupent de questions d’orientation sexuelle et de droits concernant la procréation encourent des risques de harcèlement, de marginalisation, de préjugés, de violence et d’exclusion de leurs communautés. La protection de leurs droits est essentielle à la fois pour elles-mêmes et pour la cause qu’elles défendent. Le retour de bâton contre les questions concernant les femmes rend leur protection encore plus importante.

Enfin, faire naître une prise de conscience publique et mettre en place des soutiens à l’action. Jusqu’à aujourd’hui, la lutte pour que cesse la violence contre les femmes a généralement été une lutte des femmes pour les femmes. Elles se sont organisées, ont brisé les tabous et ont pris la parole, ce pour quoi elles ont parfois payé le prix le plus fort sur le plan personnel, mais, dans l’ensemble, la société reste apathique et complice par son silence. Les tabous sont toujours trop puissants. On a tendance à tolérer, à excuser ou à détourner les yeux.

Il faut faire passer les gens de l’apathie à la prise de conscience. La manière, largement répandue, dont la famille, les amis, les voisins, les responsables religieux tolèrent les abus restreint l’espace dont les femmes disposent pour faire face et résister. Le plus important sera de faire passer les gens de l’apathie à la prise de conscience, de briser les barrières culturelles et de bâtir la volonté politique d’un changement réel.

Parce qu’elle représente une grave menace pour la sécurité des personnes, la violence contre les femmes doit devenir une véritable préoccupation publique.

Si la violence contre la femme est universelle, elle n’est cependant pas inévitable. Comme toute autre atteinte à l’humanité, elle peut être éradiquée.

Il est impossible que le système judiciaire et le système pénal puissent absorber tous ces actes délictueux. Le risque associé à cette possible inflation d’incriminations est que le système de justice fonctionne à la recherche de l’exemplarité, que seulement certains coupables, faisant figure de boucs émissaires, soient sévèrement condamnés : système archaïque peu conforme à l’idéal égalitaire des sociétés occidentales. Outre qu’on ne voit pas le gain social acquis par un système d’exemplarité qui ne laisse aucune possibilité de graduer les peines. On dispose sur le plan historique de nombreux exemples montrant que lorsque la justice pénale commence à s’enfermer dans cette voie-là, le droit écrit et la production législative décrochent complètement par rapport à la réalité.

Le véritable enjeu réside dans un traitement social du phénomène non limité à la répression pénale mais intégrant prévention et aide aux victimes.

Des femmes « actives » face à la domination masculine. Analysant le phénomène comme un tout incluant les agressions verbales, les pressions psychologiques, les agressions physiques et sexuelles, cette approche donne une dimension nouvelle à la mesure de la violence conjugale. Elle confirme l’existence d’un continuum des violences et remet en cause la vision péjorative de la femme battue « consentante et masochiste ». Les informations recueillies donnent plus à voir des femmes réactives qui se trouvent dans une situation paradoxale, prises entre le maintien d’une relation affective ou d’une cellule familiale écrasante et une aspiration à exister en tant que personne à part entière.

La prise en compte des pressions psychologiques a permis de décrire une forme moderne de la domination d’un sexe sur l’autre dans un contexte social où la relation de couple est en droit égalitaire et la violence physique prohibée. En fait, la domination prend des formes différentes selon le milieu social, c’est pourquoi les processus sous-jacents aux situations de violence conjugale échappent quelque peu à une analyse sociologique en termes de groupes sociaux. Toutefois, il apparaît que si la violence conjugale ne suit guère la hiérarchie sociale habituellement opérante, une grande instabilité professionnelle et l’exclusion, temporaire ou définitive, du monde du travail favorisent l’émergence de situations « très graves ».

Un décalage très important entre les systèmes de valeurs des deux conjoints exacerbe la violence. Ce peut être le cas lorsqu’il y a une grande différence d’âge entre les conjoints, quel qu’en soit le sens, et dans une moindre mesure quand le niveau scolaire de l’homme est inférieur à celui de sa partenaire. L’écart de statut par rapport à l’emploi joue dans le même sens : les situations de violence sont très aggravées quand l’un ou l’autre des conjoints est au chômage, elles le sont plus encore quand l’homme seul est touché.

Cet ensemble de résultats tend à infirmer une hypothèse courante qui voudrait que la violence soit liée à de inégalités de capitaux sociaux, scolaires ou professionnels, en défaveur des femmes. Certes, les hommes violents occupent souvent une position dominante dans la société et tentent de la prolonger dans leur couple, quel que soit le statut social de leur conjointe : nombre de femmes cadres ont dénoncé des cumuls de violences. Mais pour un certain nombre de couples interrogés dans le cadre de l’enquête Enveff donc en France, tout semble se passer comme si, en cas de perte de statut social, l’homme tentait de s’assurer une position dominante dans sa vie privée, au besoin en recourant à des actes violents.

Contre toute attente, les femmes au foyer et, parmi elles, celles qui n’ont jamais exercé d’activité professionnelle, ne se déclarent pas plus victimes de violence que les autres. Ces femmes, qui se sont consacrées exclusivement à la vie familiale, ont sans doute une perception plus traditionnelle des rapports entre hommes et femmes au sein du couple et une acceptation de leur statut, voire de leur dépendance économique, qui les rend moins sensibles aux comportements autoritaires du conjoint. Le rapport à l’emploi est un facteur plus déterminant de la perpétration de violences conjugales graves que le fait d’être à la maison, cependant il ne faut pas omettre d’y associer l’histoire matrimoniale.

En effet, la fréquence des situations de violence n’est pas dissociable du cycle de la vie conjugale, particulièrement les situations de violence « très graves » qui suivent les fluctuations des histoires amoureuses, notamment des remises en couple.

Malgré les images de femmes « libérées » véhiculées par les médias, la multiplication des expériences n’est pas forcément porteuse d’harmonie ; certaines parmi ces femmes paient un lourd tribut à la liberté. C’est surtout le fait de celles qui ont fui d’emblée la légalité conjugale, puisque les divorcées ou séparées en seconde union sont moins souvent l’objet de violences « très graves » que les célibataires au parcours chahuté. Il ne faut pas en déduire que le mariage protège des violences d’un conjoint : les femmes divorcées ou séparées ont fréquemment été victimes de violence de la part de leur ex-conjoint pendant la vie commune et après la rupture, et la fréquence des situations de cumul de violences s’accroît avec la durée de mariage donc avec l’âge. Que le harcèlement psychologique diminue avec la durée de l’union légitime et l’age ne laisse pas vraiment présager d’une amélioration de la relation. Cette baisse des pressions psychologiques est plus à mettre au crédit du déni ou des stratégies d’évitement ou de contournement des femmes qu’à un affaiblissement du comportement dominateur du conjoint, non mis en cause ; dans la mesure où les situations de cumul augmentent avec le temps, il est probable que certains maris sont passés des menaces à l’acte en frappant leur femme.

Ces déductions faites à partir de données transversales ne permettent pas vraiment de cerner un éventuel cycle de la violence conjugale. En revanche, le calendrier du déroulement des situations de violence met au jour la diversité des processus de développement des situations : les violences les plus graves peuvent démarrer dès la mise en couple et perdurer, les situations de harcèlement psychologique se mettre en place plus progressivement sans passage à des brutalités physiques.

Ainsi le schéma décrit dans la « spirale de la violence » n’est pas inexorable. De surcroît, une rupture de l’union intervient, souvent, pour arrêter cet engrenage, et la preuve est faite de la capacité de nombre de femmes à se séparer d’un conjoint violent. D’un certain point de vue, ce schéma de la violence tend à minimiser l’impact du harcèlement psychologique et à renforcer la réprobation sociale sur la seule violence physique.

Certes, le passage aux coups aggrave la situation mais, en la rendant plus intolérable, il peut favoriser la prise de conscience et peut-être enclencher une démarche des femmes pour sortir du huis clos. Par contre, le harcèlement psychologique, seul, étant difficilement perçu dès le début comme une violence par celles qui en sont victimes, leur marge d’action en est d’autant plus réduite et la situation d’emprise s’installe durablement.

On ne peut clôturer ce panorama des histoires de vie sans évoquer la question des enfants et de la propre enfance des partenaires. Aucun lien entre la présence ou l’absence d’enfants au sein du couple et la violence conjugale n’a été discernée. S’il en ressort que la présence d’enfants ne freine pas un conjoint violent, il est plus délicat d’affirmer que les femmes restent à cause des enfants.

Par ailleurs, les résultats montrent clairement que les enfants sont les premiers témoins des scènes de violence, ce d’autant plus que la situation est plus grave et inscrite dans la durée.

Il est alors aisé d’imaginer la détresse d’une mère victime confrontée à une situation écrasante et contradictoire: maintenir à tout prix la relation pour protéger ses enfants et mettre en danger ces mêmes enfants dans ce contexte violent. Si l’on ajoute à cela le fait que l’hypothèse de la « reproduction », à l’age adulte, de situations de violence vécues dans l’enfance est largement confirmée, au delà des drames individuels, on peut prendre la pleine mesure du poids social du phénomène et de la nécessité de le sortir de la sphère privée.

Quoi qu’il en soit, pour terminer par une note plus optimiste, on peut suggérer que, exception faite des situations d’exclusion sociale, parmi les victimes de violences conjugales, les femmes en lutte pour acquérir un statut égalitaire au sein du couple sont plus nombreuses que les femmes dépendantes et passives. La domination masculine s’inscrit dans le déni et parfois dans la durée, mais céder n’est pas consentir, et la révolte l’emporte souvent sur la soumission.