2. Présentation de l’ampleur de violences conjugales en France :

2.1. Principaux résultats menés par l’enquête ENVEFF :

Lancée en 2000, à l’initiative du Service des droits des femmes et de l’égalité, et coordonnée par l’Institut démographique de l’université de Paris (IDUP), l’enquête ENVEFF (Jaspard et al., 2003) est la première opération statistique d’envergure réalisée en France sur ce thème. Elle a permis de cerner ce phénomène exercé sur les femmes dans ses multiples aspects que ce soit dans le cadre familial ou dans le milieu professionnel. Elle a, en outre, montré que les violences constituaient un fait social qui concerne tous les milieux sociaux et culturels et toutes les tranches d’âge. L’un des enseignements majeurs de cette enquête a été de mettre en évidence l’ampleur du silence sur les violences et leur occultation par les femmes qui les subissent.

Les objectifs de l’enquête étaient l’évaluation des fréquences des divers types de violences conjugales, dans leurs différents cadres de vie (couple, famille, travail, lieux collectifs), quels que soient les auteurs des violences, l’analyse du contexte familial, social, culturel et économique des situations de violence, l’étude des réactions des femmes face aux violences subies, leur demande l’aide auprès d’un tiers social et l’identification de ses impacts multiples sur tous les plans.

Par ailleurs, les femmes victimes ne parlent pas : leur éducation, leur culture et leur passé les conduisent à considérer que ces violences sont quelque chose que toute femme doit subir. Dès lors, il n’est pas étonnant de constater avec l’enquête ENVEFF que les petites filles ayant assisté à des scènes de violence à l’encontre de leur mère soient quatre fois plus victimes que les autres.

De la même manière, celles qui ont elles-mêmes été victimes de violences à l’enfance sont dix fois plus victimes de violences conjugales à l’âge adulte que les femmes qui n’en ont pas subies.

Dans les trois sphères (espace public, travail, couple), c’est dans le cadre du huis clos conjugal que s’exerce le plus grand nombre de violences de tout type. Par ailleurs, il convient de constater que la proportion de violence conjugale est plus importante en Ile-de-France que dans le reste de la France, pour des raisons de structure de population. Il faut également déplorer qu’environ 1 % des femmes vivant en couple est victime d’agressions sexuelles de la part de leur conjoint, ce qui représente une proportion très importante.

Le harcèlement psychologique qui correspond à une situation plus globale de domination, déstabilisante, voire humiliante et destructrice, concerne les femmes de tous les groupes sociaux.

Dans cette même enquête, on voit se conforter l’existence d’un lien entre violences conjugales et rupture d’union, en effet, l’observation des agressions physiques ou sexuelles exercées au cours de la vie par un conjoint confirme largement la coïncidence entre fréquence élevée des violences conjugales et rupture du couple.

Concernant les situations de violence conjugale et la vie de couple, et selon cette enquête, en premier lieu, on peut noter que la fréquence des violences conjugales n’est pas liée à la présence ou à l’absence d’enfants au sein du couple. Cependant avoir des enfants influence largement sur le climat de violence au moment de la séparation et surtout après la rupture du couple.

Globalement, la fréquence des situations de violence conjugale ne varie pas significativement en fonction du capital scolaire des femmes. Ainsi, un capital de formation élevé ne protège pas des violences du conjoint ; en particulier lorsque celui-ci a un niveau d’études inférieur.

Une première analyse des résultats de cette enquête a montré que le phénomène traversait toutes les couches sociales : parmi les actives, à l’exception des employées au statut précaire, au demeurant peu nombreuses, les répondantes des autres catégories socio-professionnelles déclaraient des proportions de violence proches. En revanche, les chômeuses, notamment celles qui ne perçoivent pas d’indemnités et, à un moindre degré, les étudiantes et les inactives ayant travaillé déclaraient plus souvent des relations de couples violentes.

La profession du conjoint actuellement actif occupé n’est pas clairement liée à l’occurrence des violences conjugales. Il se trouve ainsi confirmé que, plus que la catégorie socioprofessionnelle de chacun des conjoints, c’est leur situation par rapport à l’emploi qui est déterminante dans la variation des taux de violence conjugale. Il faut noter que les répercussions du chômage sur les situations de violence conjugale ne sont pas identiques pour les deux sexes : elles sont nettement accentuées lorsque c’est l’homme qui est exclu du marché de l’emploi.

Concernant le niveau de revenus et l’autonomie économique, on peut imaginer que la dépendance économique d’une épouse freine son départ du foyer en cas de violences, et que le montant de ses revenus personnels, donnant une indication sur son autonomie financière, ait une influence sur les taux d’agressions conjugales. En fait, les revenus personnels de la femme reflétant essentiellement sa situation d’emploi et sa profession, leurs liens avec les situations de violence découlent de cette position socioprofessionnelle.

La fréquence de contextes conjugaux violents dépend moins, à partir d’un certain seuil de revenus, du niveau économique que de l’accès à l’argent, et de la dépendance financière. Le manque d’argent, lié aux situations de précarité, la dépendance financière des femmes sans aucun revenu, de celles qui ne connaissent pas les revenus du ménage ou encore qui ne possèdent pas de compte bancaire sont autant de facteurs aggravants des situations de violence conjugale.

Le rapport à la religion, un élément socio-culturel, variable évoquée aussi par l’enquête ENVEFF : parmi les composantes socioculturelles, la religion incarne non seulement une vision des rapports entre les sexes, mais aussi un ensemble de règles qui régissent maints aspects de la vie des personnes. Si les différentes confessions n’accordent pas le même statut aux femmes, la religiosité, quelle qu’elle soit, renvoie à un attachement aux traditions.

Finalement les critères socio-économiques tels que la catégorie socioprofessionnelle, et le niveau de vie ont une faible influence sur plusieurs cas de violence conjugale. Par contre, et selon cette étude, l’instabilité professionnelle, a fortiori l’exclusion de l’emploi et son corollaire le manque de ressources, mais aussi la dépendance financière accroissent l’exposition au risque de violence conjugale. Au travers de l’analyse d’une donnée socioculturelle comme l’attachement à une religion, il est visible que les violences conjugales dépendent grandement des représentations des rôles et fonctions masculins et féminins dans la vie familiale et beaucoup plus sur les représentations sociales des femmes. Ces représentations imprègnent la relation de couple. Aussi il est indispensable de cerner le mode relationnel du couple, fusionnel ou conflictuel, tendu ou équilibré, égalitaire ou inégalitaire, amoureux ou non, pour faire émerger les processus des violences conjugales.

L’alcoolisme de l’un ou l’autre des conjoints et l’existence de relations extra-conjugales sont des situations particulières génératrices de problèmes sinon de malaises au sein du couple, réalité connue par cette enquête.

Si les femmes victimes de violences conjugales frappent un peu plus leurs enfants que les non-victimes (une sur quatre contre une sur cinq, une sur trois chez celles qui sont en situation très grave), ces chiffres ne permettent pas d’affirmer qu’elles se « vengeraient » sur leurs enfants. Ils révèlent toutefois l’existence d’ambiances familiales où les agressions physiques et verbales s’exercent de toutes parts et s’accompagnent de disputes répétées. Les femmes les plus violentes sont sans doute des femmes en colère, sûrement des femmes en détresse : elles sont elles-mêmes vingt fois plus souvent dans des situations très graves que celles qui ont dit n’exercer aucune forme de violence verbale ou physique envers des enfants ou des adultes.

A l’issue de ces observations, les cumuls de problèmes graves au sein de la cellule familiale apparaissent en liaison étroite avec les situations de violence. L’engrenage se dessine nettement avec son lot de conséquences sur l’intégrité physique et morale de la personne.

Selon cette étude, le silence est une attitude prise par près de la moitié des victimes, le secret a été plus souvent gardé par les répondantes en situation de harcèlement psychologique. La présence de témoins au moment de l’agression, verbale ou physique, lève le secret et suscite la parole immédiate de la victime.

A l’exception des violences sexuelles qui se produisent principalement dans l’espace intime, un pas mal de nombre d’enfantssont témoins des scènes de violence, qu’il y ait ou non des brutalités physiques. Les enfants sont d’autant plus spectateurs des violences subies par leurs mères que les agressions sont nombreuses et s’inscrivent dans la durée. Il est évident que le cumul des agressions augmente la probabilité que les enfants y assistent : près de deux tiers des mères en situation de violence très grave ont dit que leurs enfants en étaient témoins. Dans les situations graves, où la répétition des faits est moindre, les enfants sont un peu plus tenus à l’écart.

Selon les données de cette étude, les réactions des victimes au moment des agressions varient, on a affaire à des femmes réactives, ce d’autant plus qu’il s’agit de victimes d’agressions physiques ou en situation très grave. Dans l’espace conjugal, les femmes cherchent avant tout la négociation pour préserver la cellule familiale. Avec le temps, les victimes ne semblent pas arriver à mieux maîtriser leurs émotions, leur capacité de négociation s’érode mais la part de disputes reste constante. Au fil du temps, les appels au secours régressent, il semble que l’évitement (fuir, quitter le domicile, emmener les enfants ailleurs) se substitue dans certains cas à l’affrontement physique direct.

Cette enquête révèle aussi qu’un système trop important entre les systèmes de valeurs des deux conjoints exacerbe la violence. Ce peut être le cas lorsqu’il y a une grande différence d’âge entre les conjoints quel qu’en soit le sens, et dans une moindre mesure quand le niveau scolaire de l’homme est inférieur à celui de sa partenaire. L’écart de statut par rapport à l’emploi joue dans le même sens : les situations de violence sont très aggravées quand l’un ou l’autre des conjoints est au chômage, elles le sont encore plus quand l’homme seul est touché. Certes, les hommes violents occupent souvent une position dominante dans la société et tentent de la prolonger dans leur couple, quelque soit le statut social de leur conjointe : nombre de femmes cadres ont dénoncé des cumuls de violences. Mais pour un certain nombre de couples, tout semble se passer comme si, en cas de perte de statut social, l’homme tentait de s’assurer une position dominante dans sa vie privée, au besoin en recourant à des actes violents.

Contre toute attente, et toujours selon les chiffres de cette enquête, les femmes au foyer et, parmi elles, celles qui n’ont jamais exercé d’activité professionnelle, ne se déclarent pas plus victimes de violence que les autres. Ces femmes, qui se sont consacrées exclusivement à la vie familiale, ont sans doute une perception plus traditionnelle des rapports entre hommes et femmes au sein du couple et une acceptation de leur statut, voire de leur dépendance économique, qui les rend moins sensibles aux comportements autoritaires du conjoint.

En effet, la fréquence des situations de violence n’est pas dissociable du cycle de la vie conjugale, particulièrement les situations de violence très graves qui suivent les fluctuations des histoires amoureuses, notamment des remises en couple. Les divorcées ou séparées en seconde union sont moins souvent l’objet de violences très graves que des célibataires au parcours chahuté. Il ne faut pas en déduire que le mariage protège des violences d’un conjoint : les femmes divorcées ou séparées ont fréquemment été victimes de violence de la part de leur ex-conjoint pendant la vie commune et après la rupture, et la fréquence des situations de cumul de violences s’accroît avec la durée de mariage, donc avec l’âge. Que le harcèlement psychologique diminue avec la durée de l’union légitime et l’âge ne laisse pas vraiment présager d’une amélioration de la relation. Cette baisse des pressions psychologiques est plus à mettre au crédit du déni ou des stratégies d’évitement ou de contournement des femmes qu’à un affaiblissement du comportement dominateur du conjoint, non mis à cause ; dans la mesure où les situations de cumul augmentent avec le temps, il est probable que certains maris sont passés des menaces à l’acte en frappant leur femme.

Ces déductions faites à partir de données transversales ne permettent pas vraiment de cerner un éventuel cycle de la violence conjugale. En revanche, le calendrier du déroulement des situations de violence met au jour la diversité des processus de développement des situations : les violences les plus graves peuvent démarrer dès la mise en couple et perdurer, les situations de harcèlement psychologique se mettre en place plus progressivement sans passage à des brutalités physiques.

Aucun lien entre la présence ou l’absence d’enfants au sein du couple et la violence conjugale n’a été discerné dans cette étude. S’il en ressort que la présence d’enfants ne freine pas un conjoint violent, il est plus délicat d’affirmer que les femmes restent à cause des enfants. Par ailleurs, les résultats montrent clairement que les enfants sont les premiers témoins des scènes de violence, ce d’autant plus que la situation est plus grave et inscrite dans la durée.

Exception faite des situations d’exclusion sociale, parmi les victimes de violences conjugales, les femmes en lutte pour acquérir un statut égalitaire au sein du couple sont plus nombreuses que les femmes dépendantes et passives. La domination masculine s’inscrit dans le déni et parfois dans la durée, mais céder n’est pas consentir et la révolte l’emporte souvent sur la soumission.