2.2. Les conséquences des violences conjugales : problème commun dans les trois sociétés :

Dans toutes les sociétés, les conséquences de la violence conjugale demeurent semblables. Si les effets de la violence sont faciles à constater sur la femme, il est plus difficile de les repérer sur les enfants ; pourtant, un enfant élevé dans un milieu de violence est aussi un victime de violence. Statistiquement, le foyer familial est l’endroit où la femme et l’enfant ont le plus de risque de subir des violences.

Chaque étape de la vie peut être concernée : cela commence souvent pendant la grossesse, puisque cette période de grande tension affective marque souvent le début de la violence d’un père, qui peut se sentir frustré ou ambivalent par rapport à la venue d’un enfant. Les coups, certes, mais surtout la violence psychologique peuvent avoir des conséquences graves, physiques ou psychiques, pour l’enfant à naître. On signale également un nombre plus important d’interruptions volontaires de grossesse chez les femmes victimes de violence conjugale, soit que le partenaire ne voulait pas que la grossesse se poursuive, soit que la femme redoutait l’aggravation de la violence. Si la grossesse est menée à son terme, la violence conjugale peut provoquer indirectement des troubles sur l’enfant à naître par le biais de l’anxiété ou de la dépression de la future mère. La période qui suit immédiatement la naissance d’un enfant est une période à hauts risques pour la femme, il est bien évident que les mères qui subissent de la violence ne peuvent pas jouer correctement leur rôle protecteur.

Par ailleurs, le simple fait d’être exposé à la violence entraîne des altérations psychiques importantes. Etre témoin de violences est tout aussi dommageable, sinon plus, que d’y être exposé plus directement. Les parents minimisent à tort l’impact de la violence, surtout pour les enfants qui n’ont pas la possibilité de s’éloigner. On sait, notamment, que des enfants peuvent présenter des troubles post-traumatiques. Pour un enfant, être témoin de violences conjugales revient au même que d’avoir été maltraité lui-même. Sa mère peut s’arranger pour qu’il n’assiste pas directement aux violences, mais il verra les traces de coups et la détresse dans les yeux de celle-ci.

Une mère qui subit de la violence, sans pouvoir se défendre pourra avoir la tentation d’utiliser l’enfant comme exutoire. D’autre part, certains enfants jouent spontanément un rôle de paratonnerre en s’agitant et en essayant de faire diversion, afin de détourner l’agressivité latente entre ses parents. Ils mettent en place différents modes de défense comme l’agitation ou la violence ; certains vont enfermer le traumatisme en eux, donnant à penser que rien ne les a affectés, mais le trauma réapparaîtra plus tard, par des troubles divers, « cependant la plupart des enfants, par leur structure de personnalité, ne sont pas à même de réagir valablement, mais vont, au contraire, exprimer leur désarroi affectif d’une façon pathologique, d’autant plus intensément que les désaccords parentaux ou la maltraitance se rapprochent des moments clés de leur développement (angoisse du huitième mois, triangulation oedipienne) » (Marneffe, 2002, in Interactions violentes entre les parents…).

Les conséquences immédiates d’une atmosphère de maltraitance peuvent être des troubles du développement (retard staturo-pondéral, immaturité, difficultés scolaires), des troubles psychosomatiques (troubles digestifs, céphalées), des troubles émotionnels (anxiété, tristesse, colère, mauvaise estime de soi) ou bien des troubles comportementaux (mauvais contrôle pulsionnel, prise de drogues).

Quand il y a de la violence entre ses parents, l’enfant se vit toujours comme responsable, ce qui entraîne, chez lui, une perte d’estime de soi. D’autre part, les enfants se construisant par identification, il peut se faire que certains s’identifient au parent violent et reproduisent à leur tour la violence dont ils ont été témoins. Mais il faut se garder de toute généralisation car la plupart des enfants qui sont victimes ou témoins de violences ne deviennent pas eux-mêmes violents. Cette familiarité avec la violence est comme un mode d’emploi appris et, plus tard, l’individu y aura ou non recours en fonction d’un certain nombre d’autres facteurs.

Il peut aussi se faire qu’il s’identifie à la victime ; dans ce cas, il ne sentira plus les limites entre le tolérable et l’intolérable. Certains d’entre eux peuvent ainsi développer une grande perméabilité à la violence et considérer celle-ci comme une façon normale de résoudre des conflits. Un enfant qui a vu sa mère se faire battre retiendra que certaines formes de violence sont acceptées, voire légitimes.

Enfin, le pire consiste à utiliser l’enfant comme enjeu dans le conflit conjugal, celui-ci fait alors l’objet d’un chantage. Il arrive même que, par esprit de vengeance, il soit enlevé par l’un des deux parents. Se sentant menacé, il peut avoir la tentation de s’isoler avec le parent qui s’occupe de lui, risquant de devenir son confident et partageant son insécurité.

Au moment des séparations, dans leur désir profond de protéger leurs deux parents, les enfants peuvent être pris dans des conflits de loyauté et vivre mal la prise en garde par l’un de leurs parents.

Paradoxalement, alors que de nombreuses femmes victimes de violence disent qu’elles restent à cause des enfants, certaines décident de partir quand la violence se dirige contre leurs enfants. « On aurait pu penser qu’une fois sorti de la situation de violence, leurs mères allant mieux, les enfants iraient mieux. Il n’en est rien. Une recherche, menée, en 1996 et 1997, dans deux centres d’hébergement qui accueillent des mères avec leurs enfants, la Maison des femmes de Cergy et le Centre Flora Tristan de Châtillon, a tenté de comprendre comment aider ces enfants. Les intervenants ont utilisé des techniques de groupe (jeux de rôle), afin de leur permettre de mettre en mots ou en scène ce qu’ils avaient subi. Les enfants se trouvent pris dans des conflits de loyauté par rapport à leurs parents et, de plus, sont confrontés à des images d’adultes peu fiables ou bizarres.» (Coutrot, Jacquey, 2001, in Les femmes victimes de violences conjugales…).

Le but de ces interventions était de donner aux enfants un appui pour leur permettre de dépasser le traumatisme et de développer de nouvelles ressources pour avancer. Mais il s’agit là d’expériences isolées, et trop souvent la détresse des enfants n’est pas suffisamment prise en compte.

De même, que ce soit au Liban, en France ou au Canada, la femme est confrontée à une difficulté de décision concernant son attitude vis-à-vis de la violence exercée sur elle, c’est-à-dire si elle décide de partir ou non.

On reproche aux femmes victimes de violence de ne pas réagir, d’être trop soumises, mais, en réalité, elles ne font que développer des stratégies d’adaptation pour limiter la violence du partenaire et préserver le couple et la famille. Maintenues dans un état de dépendance psychologique et subissant des violences, elles continuent à croire que seul cet homme peut les protéger du monde extérieur. Aussi, la perspective de se retrouver démunies et sans tendresse est pour elles plus redoutable que la violence elle-même.

Si elles tardent tant à partir, c’est qu’il n’est pas si simple de sortir de l’emprise, c’est une période où la femme a besoin de soutien. Beaucoup de femmes restent dans l’entre-deux, ne voulant pas continuer à supporter la violence mais ne sachant pas comment partir.

Quelles que soient les approches thérapeutiques proposées, il importe que ce soit la femme, et non un intervenant extérieur, qui décide si elle doit ou non quitter son partenaire violent. Beaucoup trop d’intervenants considèrent qu’en cas de violence physique les femmes doivent absolument quitter leur conjoint. Mais la question qui se pose ici est s’il est beaucoup plus facile aux femmes de vivre seule ou avec un partenaire violent, et la réponse varie ici selon les situations.

Tant qu’elles sont sous emprise, les victimes ont le sentiment qu’il n’y a pas de solution. Si elles quittent leurs conjoints, elles sont surprises de voir que ces derniers qui les agressaient et leur faisaient peurs étaient en fait fragiles. Bien évidemment, plus une femme a de l’autonomie, moins son partenaire a de pouvoir sur elle. Son départ lui redonne confiance en elle et elle ose désormais l’affronter, elle prend conscience de la gravité de son problème et décide de réagir avec.

De toute façon, qu’elles restent ou qu’elles partent, il faut que les femmes apprennent à refuser la violence et à poser leurs conditions, il leur faut briser le silence qui entoure la violence. Il n’est possible de rester en couple que si l’homme est capable de traverser des moments de colère et des conflits sans devenir violent, s’il est capable d’écouter et de respecter la parole de sa femme. Il faut que la femme puisse exprimer son désaccord, qu’elle puisse montrer son énervement ou sa fatigue, sans déclencher une crise de violence chez son partenaire, elle doit cesser le protéger et le défendre pour s’occuper d’elle.

Pour partir, il faut reconnaître son impuissance à changer l’autre et décider de s’occuper enfin de soi. A partir de tout ce que nous avons dit sur la vulnérabilité des femmes, il est aisé de comprendre que certaines femmes repéreront plus vite le danger de cette relation et sauront prendre la fuite dès le premier accès de violence.

En effet, quand une femme n’a pas connu de violence dans son enfance, qu’elle a une bonne estime d’elle-même, un bon réseau social et aussi une autonomie financière, elle est mieux armée pour réagir. De toute façon, il est plus facile de partir au tout début de la relation, c’est-à-dire avant que l’emprise n’ait pu se mettre en place.

Une situation de violence ne peut pas s’arrêter du jour au lendemain. Se dégager de l’emprise d’un conjoint violent est un processus lent, et les femmes victimes donnent souvent l’impression de ne pas savoir ce qu’elles veulent.

Pourtant, les allers et retours au domicile ne sont pas des échecs mais bien des étapes qui permettent aux femmes de tester leur capacité à vivre seules. Un départ ne se fait jamais du jour au lendemain ; il se mûrit longtemps.

C’est ainsi que les ruptures se déroulent le plus souvent en plusieurs étapes : les femmes quittent leur conjoint violent une première fois, puis elles retournent à ses côtés, elles répètent ce processus plusieurs fois avant de rompre définitivement.

Le fait de quitter, pour un temps, le domicile conjugal leur permet de tester la vie sans le conjoint ; chaque fois qu’elles se retrouvent seules, elles acquièrent un peu plus de confiance en elles et plus d’autonomie, elles apprivoisent leurs peurs, peuvent vivre sans lui, testent aussi son comportement, ses possibilités d’évolution et espèrent jusqu’au dernier moment que leur conjoint va changer.

Ces tentatives de départ permettent aux femmes d’acquérir suffisamment de solidité et de détermination pour envisager de quitter définitivement leur partenaire si celui-ci dérape à nouveau et, en général, il le sent. Très bénéfiques pour les femmes, ces allers et retours sont très mal supportés par l’entourage, les associations, les médecins…,qui ne comprennent pas et peuvent, par leurs jugements négatifs sur la situation, faire resurgir chez ces femmes un sentiment d’échec et d’impuissance.

Quelquefois, la rupture se fait brusquement, après une colère massive ou quand il y a passage à la violence physique ou quand les enfants deviennent menacés, cela devient tellement grave qu’il n’y a plus d’autre solution, les femmes, qui ne partaient pas à cause des enfants se décident à partir pour protéger leurs enfants.

Les intervenants doivent discuter avec les femmes de la façon dont elles souhaitent mettre fin à la situation de maltraitance. Il faut qu’elles soient prévenues qu’une démarche juridique peut entraîner, dans un premier temps, une recrudescence de la violence, et c’est pour cela qu’elles ont besoin, plus que jamais, d’un appui psychologique et de réconfort.

Lorsque la femme décide de partir, il arrive que l’homme essaie de la récupérer en minimisant la gravité de sa violence, en suppliant ou promettant de ne plus recommencer ou bien encore en menaçant de se suicider car submergés par sa propre violence, l’homme la retourne parfois contre lui-même, c’est également lors du départ de la conjointe que peut apparaître le harcèlement par intrusion.

Quand les femmes prennent la décision de partir, elles sont le plus souvent dans un état physique et moral déplorable, c’est aussi le moment où le sentiment de culpabilité est le plus fort car l’homme qu’elles quittent est aussi celui qu’elles ont aimé ou parfois qu’elles aiment encore, il arrive souvent qu’elles se préoccupent plus de ses réactions et de ses sentiments à lui que de leur propre situation.

Dans l’état d’épuisement où elles se trouvent, elles sont découragées face aux démarches qu’elles ont à faire, quel que soit le milieu social auquel elles appartiennent, elles sont démunies financièrement, ne savent pas où aller, ne connaissent pas leurs droits et se demandent vers où se tourner, que dire aux enfants.

Pour celles qui se sentent en danger physiquement, le seul recours est d’aller se réfugier dans un foyer, mais, même dans les cas de très grave altération de leur santé, il est rare que les femmes qui ont uniquement subi de la violence psychologique fassent appel à un foyer d’hébergement.

Il faut tenir compte du risque qu’une femme court en partant de son domicile, la plupart des homicides de femmes commis par leur conjoint ont lieu une fois que celles-ci sont parties ou quand elles envisagent de le faire, le conjoint qui se sent abandonné peut avoir une réaction paranoïaque, pouvant conduire à un meurtre familial. Face à ce danger, les associations ont diffusé des informations et des directives aux femmes qui veulent partir dans un contexte de violence.

Partir ne veut pas dire que les femmes soient décidées à divorcer, elles gardent longtemps l’espoir d’amener leur conjoint à changer, elles espèrent que la rupture aura chez lui une fonction de regret ou de sanction, et, même après l’éloignement, elles ont envie de l’aider et continuent à le plaindre et à l’excuser.