1. Définition de l’objet de recherche

1.1 La construction de la question de départ

L’idée d’étudier la configuration du district artisanal n’était pas construite dès le départ. Notre première interrogation était : « comment les petites et moyennes entreprises (PME) vietnamiennes fonctionnent-elles dans leur environnement ? », c'est-à-dire dans leurs relations avec les clients, les fournisseurs, la banque, les organismes gouvernementaux... Notre intention première était de limiter cette recherche aux entreprises opérant dans les villages de métier (une concentration spontanée) et dans les clusters industriels (créés par le gouvernement). Toutefois, au cours de la recherche exploratoire et bibliographique, nous avons très rapidement constaté, en analysant le fonctionnement des firmes dans les clusters industriels, que l’approche en termes d’agglomération industrielle semblait une piste pertinente, car elle permet d’analyser le fonctionnement et le développement des firmes en prenant en compte leurs interactions constantes avec les autres acteurs et les institutions. En outre, cette approche permet d’appréhender la transformation des clusters industriels dans sa totalité, un jeu à plusieurs niveaux avec participation d'un grand nombre de joueurs. Cette orientation de recherche s’est confirmée lorsque nous avons accédé à des documents relatifs au district industriel et à d’autres documents concernant notre futur terrain : le village de métier de Bát Trang. L'ajustement de la question de départ s’avère normal, car elle est habituellement peu définie au début d’une recherche. Pour Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt, la question de départ est a priori rarementdéterminée et il est nécessaire de la réviser tout au long de la recherche exploratoire et lors des premiers contacts avec le terrain4.

‘« L’élaboration de la problématique n’est pas une opération particulière ou séparée de la précédente [la question de départ et l’exploration]… elle se construit progressivement à partir des lectures et des entretiens. Après une première tentative de problématisation, on découvre toutes sortes d’insuffisances qui amènent à développer l’exploration et à reformuler la question de départ. » (p. 77)’

Ces dynamiques nous ont amené à modifier graduellement notre question de départ, ainsi reformulée : comment les villages de métier au Vietnam s’organisent-ils pour s’adapter au contexte après la réforme et la mondialisation ? Sous quelles formes ces changements se manifestent-ils, sur le plan organisationnel, structurel et relationnel ? Et à quel niveau, de l’acteur individuel à l’ensemble du village de métier ? A quel point les structures anciennes exercent-elles leur influence sur la transition des districts artisanaux ?

Ce questionnement a entraîné certaines difficultés pour atteindre nos objectifs. Tout d'abord, concernant le concept, il nous fallait trouver des termes reflétant le dynamisme du village de métier dans ses relations internes et externes. En outre, ce concept devait permettre de prendre en compte l’histoire du village de métier, une entité qui existe depuis longtemps au Vietnam. Nous avons ainsi étudié un concept proposé par Norbert Elias, la « configuration », qui se situe au cœur de la théorie de cet auteur.

Jusque dans les années 1990, Norbert Elias était un auteur peu connu en France. Et il était connu comme un historien plutôt qu’un sociologue. Cependant, l’attitude du milieu académique a changé lorsque nombre de ses œuvres ont été enfin disponibles en français. Ses travaux, dès lors reconnus comme sociologiques, constituent une référence importante pour les travaux de recherche5. La notion de « configuration » n’apparaît pas dans ses premiers travaux, mais l’idée centrale est bien présente dans La civilisation des mœurs (1969, édition originale en 1939), La dynamique de l’Occident (1969) et La société de cour (1969, rédaction en 1933). Jean-Hugues Déchaux (1995) souligne qu’« il s’agit de l’interdépendance sociale, plus précisément de la structure des rapports de dépendance, assimilable à un équilibre de tensions, entre les parties (groupes ou individus) d’un ensemble ». Ce terme a été tardivement défini par Elias dans Qu’est ce que la sociologie ? 6

‘« Ce qu’il faut entendre par la configuration, c’est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques. Comme on peut le voir, cette configuration forme un ensemble de tensions. L’interdépendance des joueurs, condition nécessaire à l’existence d’une configuration spécifique, est une interdépendance en tant qu’alliés mais aussi en tant qu’adversaires » (p. 157).’

Le caractère principal de la configuration contient la relation interdépendante entre les parties prenantes, alliées ou adversaires. Elias affirmait que ce concept est applicable à l’exploration de sociétés de toutes tailles.

‘« Il s’applique aussi bien aux groupes relativement restreints, qu’aux sociétés formées par des milliers ou des millions d’êtres interdépendants. Qu’il s’agisse de professeurs et d’élèves dans une classe, de médecins et de patients dans un groupe thérapeutique, des habitués d’un café à leur table réservée, ou d’enfants au jardin d’enfant, tous forment ensemble des configurations relativement transparentes ; mais les habitants d’un village, d’une grande ville ou d’une nation forment eux aussi, des configurations, bien que celles-ci ne soit pas directement perceptibles, du fait de la plus grande longueur et différentiation des chaînes d’interdépendances qui y relient des hommes » (p. 158–159). ’

Ainsi décomposés, les villages de métier apparaissent bien comme comprenant différentes parties liées entre elles par une relation tant coopérative que compétitive. L’histoire a montré que ces villages ont changé après chaque introduction de nouveaux facteurs. Nous avons donc utilisé la notion de « configuration » pour désigner l’ensemble des relations que forme le village de métier. En résumé, il peut être considéré comme une configuration dont nous tenterons de construire la définition dans les parties suivantes.

Notes
4.

QUIVY Raymond et VAN CAMPENHOUDT Luc (1988). Manuel de recherche en sciences sociales, Dunod, Paris.

5.

DECHAUX Jean-Hugues (1995).« Sur le concept de configuration : quelques failles dans la sociologie de Norbert Elias ».Cahiers Internationaux de Sociologie. Vol. 99. p. 293–313.

6.

ELIAS Norbert (1991), Qu’est ce que la sociologie ? Edition de l’Aube, La Tour d’Aigues.